1À la fois pratique artistique héritée et construction médiatique pionnière, la bande dessinée en ligne prolonge dans de nouvelles formes la tension constitutive de la BD.
Les ambiguïtés d’une continuité construite
2Les avatars numériques de la bande dessinée se situent ainsi dans une relation patrimoniale ambiguë avec les antécédents d’une pratique du texte et de l’image sur papier. Du côté des traditions, on peut être frappé par la récurrence du modèle de la page. C’est le cas par exemple des différentes réalisations graphiques de David (http://www.grizzly-studio.com/blog/) : la bande « fait papier ». Certaines bandes sont d’ailleurs des reproductions scannées de dessins sur papier. Choix artistique, le format tient aussi de la projection, sur l’écran, de lieux d’organisation de la « raison graphique », selon le terme de Jack Goody, et d’une continuité construite entre une pratique reconnue et une pratique pionnière. L’historicité de la bande dessinée en ligne se marque donc avant tout par des filiations formelles. Le retour très fréquent de « bandes » limitées à quelques images est hérité de la bande dessinée publiée en périodiques, mais l’importance relative de ce type de formats est aussi interprétable comme une trace des normes d’écriture sur le média Internet : la lecture « cliquée » impliquerait une fragmentation du texte en des unités de faible ampleur. La mémoire de l’art croise ici les représentations sociales du média.
3D’autres stratégies d’énonciation semblent à l’inverse déployer la « bande dessinée en ligne » comme une forme de dépassement de la bande dessinée traditionnelle. Ainsi, les possibilités techniques du média sont fortement actualisées dans les cas de bandes dessinées équipées de liens cliquables dans les images. Batbad.com, site d’un Web designer, présente ainsi une adaptation à l’écran des aventures de Philémon ; les liens donnent une sorte de profondeur au texte de la planche. Mais ils manifestent surtout la compétence du concepteur, et une prétention à opérer un enrichissement de la BD par le média. De manière encore plus manifeste, la bande dessinée sur Internet est souvent rapprochée ou confondue avec le dessin d’animation. Sur les réseaux, la BD est travaillée par un imaginaire médiatique, son caractère hybride s’illustrant par la sophistication technique des textes produits.
Temporalités
4Dissociant support de stockage et support de diffusion, les réseaux permettent une actualisation fréquente des pages, créant une temporalité spécifique de la bande dessinée en ligne. Ce rapport au temps est très sensible dans le cas des nombreux blogs de bande dessinée, relayés par des portails ad hoc, comme Blogsbd.fr, qui indexe les mises à jour à l’heure près, construisant l’exigence d’une relation temporelle continue avec le lectorat du genre. Les « blogs BD » fonctionnent souvent sur le modèle temporel du feuilleton, la lecture apparaissant comme une sorte de rendez-vous. L’hybridation est alors manifeste entre les pratiques du média et les héritages de la bande dessinée. Les Aventures de Paka (www.paka-blog.com) se constituent en « épisodes », le sous-titre du site étant à cet égard très explicite : « One day, One strip ». Le site de Lewis Trondheim (www.lewistrondheim.com/blog/) frappe par un rapport complexe à l’actualisation : publiant des extraits des albums de la série des Petits riens, ce site atténue les contrastes des images les plus anciennes, au point que le site ne se donne véritablement à lire qu’au jour le jour, renvoyant par ailleurs à l’édition papier.
Dérégler les règles de l’art ?
5Dans ces gestes contradictoires de filiation et de rupture, il semble que la forme de la bande dessinée soit conçue comme apte à renouveler les normes esthétiques. Ainsi, le genre des clipart comics, apparu aux États-Unis, est un travail spécifique des matériaux donnés sur Internet. David Rees par exemple (www.mnftiu.cc) reprend des cliparts, ces images standards, libres de droit, mises à disposition des utilisateurs (notamment pour la préparation de « diaporamas » PowerPoint), et les détourne pour la composition de bandes dessinées, l’usage étant ici porteur d’une critique de la société qu’on peut inscrire dans l’héritage esthétique des ready-made. Le copier-coller, l’utilisation de l’image photographique et du montage, comme dans les bandes dessinées du Lapin (www.lapin.org), s’intensifient. Sur un site comme <http://minime-blog.blogspot.com>, c’est une forme particulière de bande dessinée, la bande dessinée minimaliste, qui se donne à voir. Cette pratique du réseau correspond à la mise en œuvre d’une défense et illustration d’une esthétique particulière. Internet apparaîtrait ainsi comme un lieu médiatique caractérisé par une exigence, celle de l’invention formelle et de la redéfinition des règles de l’art par le traitement technique.