CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’y a-t-il de semblable entre l’immense fresque du Jugement dernier des monastères roumains de Sucevita [1] ou de Voronet [2], celle de Michel-Ange à la chapelle Sixtine de Rome et les frères Dalton ou Mario Bros ? Selon Scott McCloud [3] dans son ouvrage L’Art invisible, l’essence de la BD réside dans l’espace qui existe entre deux cases, ce qui demande un travail de reconstruction (notamment temporelle) au lecteur. Il s’agit dans tous ces exemples d’art séquentiel, d’art interstitiel. Or, cette notion d’« art séquentiel » peut également définir le contenu d’autres médias développés plus tard, comme le dessin animé ou le jeu vidéo. La BD est-elle un média précurseur des autres formes de culture de l’image séquentielle ou y a-t-il interaction entre ces nouvelles formes d’art apparues au xxe siècle ?

2A priori, tout le monde remarque les similarités entre les thématiques sur lesquelles reposent les histoires que racontent les BD, les DA ou les JV [4]. Il s’agit souvent des mêmes atmosphères (science-fiction, fantastique héroïque, Moyen Âge mythique, etc.), des mêmes personnages (bons et mauvais chevaliers, êtres monstrueux, animaux étranges, gnomes et elfes, etc.), des mêmes actions (quêtes, combats, voyages initiatiques, etc.). D’autre part, on remarque même que les méthodes de fabrication de ces médias ont tendance à se ressembler, surtout depuis l’arrivée de l’informatique qui en a, pour ainsi dire, industrialisé la production. À l’origine de ces œuvres culturelles, il faut remarquer que l’on part toujours de la création de personnages dessinés, placés dans des décors imaginés et scénarisés par un ou plusieurs artistes. Ensuite, selon le média, on monte ces images dans des strips, sur une pellicule à laquelle on ajoute des voix qui remplacent les phylactères ou dans un moteur de jeu pour créer des niveaux de difficultés (le leveling) ; dans les JV, on est relié par Internet aux autres joueurs et on a besoin d’outils de communication, on se réfère à des sites Web de référence, etc. Certes, ces médias demeurent différents, ne serait-ce que par leur support (le papier pour la BD, le film pour le DA, l’ordinateur ou la console pour le JV). L’opération de décodage du récepteur n’est pas non plus de même nature : l’amateur de BD effectue une opération de lecture, le fan de DA regarde un film, le joueur saute littéralement dans le décor proposé et devient un acteur.

3Répondant aux principes de l’industrie culturelle, il est important de remarquer que ces diverses formes d’art peuvent se décliner sur divers supports ; il n’y a pas d’étanchéité entre elles. Dans l’industrie culturelle, tout se passe comme si une réalisation qui a du succès dans un média risquait un jour ou l’autre d’être adaptée sur d’autres médias. Une bonne histoire se transpose avec plus ou moins de bonheur sur un autre support. La circulation se fait de la littérature au cinéma, de la BD aux jeux vidéo, ou vice-versa. Il existe des allers-retours dans tous les sens, des va-et-vient surprenants ; aucun média n’est nécessairement premier, cela dépend de la spécialité du concepteur, qui est cinéaste, bédéiste, écrivain ou producteur de JV. Les milieux de création sont aussi divers, qu’on se réfère à l’univers nord-américain de l’Heroic Fantasy, aux mangas asiatiques ou à la BD plus traditionnelle franco-belge. Nous analysons ci-dessous ces diverses déclinaisons graphiques d’un même imaginaire fantastique.

L’Heroic Fantasy, ou le médiéval fantastique

4Ce sous-genre littéraire de la Fantasy anglo-saxonne s’est construit dès les années 1930, à partir des écrits d’E. R. Burroughs, mais il connaîtra son âge d’or à partir des épopées de Conan le barbare et surtout du Seigneur des anneaux[5]. Le terme Heroic Fantasy est utilisé actuellement de façon assez impropre pour désigner un ensemble de genres littéraires relativement différents, telles la High Fantasy, la Light Fantasy, la Dark Fantasy, etc. Le terme français de « médiéval fantastique » définit sans doute plus judicieusement ces histoires se déroulant dans un univers de type médiéval, où le fantastique et le merveilleux ont leur place (monstres, magie, démons…). De fait, l’univers composite du médiéval fantastique s’inspirant de légendes européennes (les sagas nordiques en particulier) est censé se situer dans la période historique succédant à la chute de l’empire romain (pré-médiéval) et fait de fréquentes références à la chevalerie dans sa phase la plus codifiée (donc, des siècles après la période évoquée précédemment). Il en découle un certain anachronisme, un décalage, qui contribue au caractère intemporel de ces récits. Burroughs, Howard, Tolkien, Lucas ou Rowling inventent des mondes et contribuent à réenchanter notre univers mercantile et hyperréaliste !

5Si le médiéval fantastique naît dans la littérature, il s’étend très rapidement à d’autres médias, à d’autres formes artistiques. Conan, le héros créé par Howard, connaîtra de nombreuses aventures en BD et cela dès le début des années 1970. Il suscitera de nombreux descendants, sous la plume d’auteurs très nombreux, depuis Richard Corben aux États-Unis, jusqu’à Le Tendre et Loisel en France. Malgré le succès de ces titres, il est manifeste que la BD n’a en réalité joué qu’un rôle mineur dans l’imagerie de l’Heroic Fantasy. Ce sont en effet plutôt les illustrateurs qui joueront le rôle essentiel dans ce domaine (couvertures de magazines et de livres, posters…). Parmi ceux-ci, Frank Frazetta, Alan Lee, Boris Vallejo et Brian Froud se distinguent particulièrement. Leur influence sur leurs émules, sur la BD, sur les jeux vidéo et même sur certains films est particulièrement manifeste. Frazetta, tout particulièrement, a fortement orienté l’image des aventures d’Heroic Fantasy du type Conan le barbare.

6Dans la foulée de la bande dessinée, l’univers médiéval fantastique donnera naissance aux premiers jeux de rôles sur table, avec la création en 1974 de Donjons et dragons[6]. Le cinéma s’empare bien évidemment de ces nouveaux types de héros, pour de nombreuses adaptations à partir des années 1980 (Conan le barbare de John Milius en 1981). Moins connue est l’influence notable de l’Heroic Fantasy et de l’œuvre de Tolkien en particulier sur la culture du Rock et même du Heavy Metal. Beaucoup de groupes s’inspireront de ces écrits dans leurs chansons, ou pour les pochettes de leurs albums, au premier rang desquels Led Zeppelin [7]. Citons aussi Blue Öyster Cult, dont les paroles de deux chansons [8] ont été écrites par Michael Moorcock, l’un des grands auteurs actuels du médiéval fantastique.

7Mais c’est surtout dans les jeux vidéo que le médiéval fantastique va trouver un média à sa hauteur. L’Heroic Fantasy figure dans les tout premiers univers du jeu. Les jeux de rôles, les jeux de plate-forme ou de combat, mettent très souvent en scène des univers médiévaux-fantastiques, aussi bien sur ordinateur que sur les toutes premières consoles. À chaque nouvelle génération de console, l’Heroic Fantasy continue de représenter une valeur sûre et ce, jusqu’aux récentes adaptations de la trilogie du Seigneur des anneaux[9] par Peter Jackson. Ce n’est pas non plus un hasard si les premiers jeux massivement multi-joueurs en ligne (MMO), qui représentent actuellement l’avenir du jeu (grâce à Internet), étaient basés sur des univers médiévaux fantastiques [10]. Le plus connu d’entre eux actuellement, World of Warcraft[11] en est l’illustration parfaite. Cette production de l’éditeur Blizzard Entertainment peut être considérée sans mal comme une adaptation du jeu de rôle Donjons et dragons dont nous avons vu qu’il était fortement influencé par les grandes œuvres de l’Heroic Fantasy[12]. En 2008, on annonçait un MMORPG (un jeu de rôle massivement multijoueurs) du type Conan le Barbare qui devrait faire concurrence à World of Warcraft[13].

L’univers japonais

8Le cas du Japon est évidemment particulièrement riche, aussi bien pour la BD (ou plus précisément le manga) que pour le jeu vidéo. Nous illustrerons notre propos par deux exemples bien différents : Dragon Ball[14] et Pokemon. Dragon Ball est probablement le manga le plus populaire au monde, qui a donné lieu à plusieurs JV, tandis que Pokemon est à l’origine un jeu vidéo de grande notoriété qui a été décliné en de multiples produits dérivés, dont le manga.

9Dragon Ball est un manga dessiné et scénarisé par Akira Toriyama à partir de 1984, publié en France aux éditions Glénat. Ses 42 tomes ont été vendus à plus de 250 millions d’exemplaires à travers le monde (dont 20 millions en France [15]), dépassant ainsi les 225 millions des 24 tomes que comptent les aventures de Tintin et Milou. Depuis sa sortie, la série a donné lieu à une multitude de produits dérivés dont plusieurs dizaines de jeux vidéo, qui ont contribué à sa popularité. L’influence du manga se ressent dans de nombreuses autres BD, aussi bien au Japon qu’en France. Comme souvent au Japon, le succès du manga lui a ouvert les portes du dessin animé. Il est intéressant de noter à ce propos que les adaptations en DA du manga suivaient de très près la publication du livre. Mais, de façon assez remarquable, la chaîne de production industrielle du DA était plus performante que celle du manga, et l’histoire du DA rattrapait régulièrement celle de la BD. Pour ne pas interrompre la production en chaîne du DA, les producteurs ajoutaient donc régulièrement des développements en dehors de l’histoire originale, avant de revenir à l’histoire du manga.

10Tout comme la bande dessinée occidentale, le manga moderne est très influencé par le cinéma, mais de façon différente. On note souvent que le découpage des scènes d’action d’un manga est très rythmé (et cela est particulièrement vrai pour Dragon Ball), avec un découpage quasi-cinématographique ; on pourrait même comparer le manga à un story-board. Dans Dragon Ball, une action complexe (en particulier dans les combats) est parfois structurée en quelques cases, liées par des lignes de mouvement qui en assurent la continuité et le dynamisme. Mais cette influence des autres médias sur le manga se retrouve aussi dans l’organisation industrielle de la production. Un manga est souvent l’œuvre d’un studio plus que d’un auteur. Un dessinateur sera chargé des décors, un autre des personnages secondaires, un autre des héros, un dernier des tramages. Cette organisation n’est pas sans rappeler celle du cinéma, par exemple, où différents métiers collaborent à l’œuvre finale.

11L’influence du manga sur ses produits dérivés, et en particulier sur les jeux vidéo, se fait avant tout et en toute logique par l’univers graphique créé par Toriyama. Les personnages en particulier, mais les décors aussi, sont très caractéristiques de l’auteur : il s’agit d’un monde assez enfantin dans lequel évoluent des guerriers surpuissants et des « monstres » plus ou moins violents et agressifs. Les formes sont rondes et simples et le monde animal omniprésent (il n’est pas rare de croiser des humains à tête d’animaux [16]). Il est intéressant de noter que même les jeux les plus récents conservent ce côté enfantin, malgré des capacités graphiques très avancées.

12Pokemon, abréviation de Pocket Monster, est une série de jeux vidéo créée par Satoshi Tajiri et éditée par Nintendo à partir de 1996. Il met en scène de jeunes adolescents, mais surtout toute une série de monstres imaginaires, tel l’emblématique Pikachu. Contrairement à Dragon Ball, dont nous avons vu qu’il s’agissait d’un manga à l’origine, Pokemon fut un jeu vidéo avant d’être un DA, un manga et un jeu de cartes. Selon les statistiques officielles de Nintendo [17], l’ensemble des jeux Pokemon s’est vendu à environ 143 millions d’exemplaires, un record dans l’histoire du jeu vidéo. La franchise Pokemon aurait déjà rapporté environ 150 milliards d’euros. Les derniers jeux viennent de sortir sur Nintendo DS et le succès ne se dément pas (1,6 million d’exemplaires pour les deux jeux, fin 2007). Le directeur de marketing de Nintendo France explique le succès des Pokemon par le fait qu’il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’une création originale [18]. Les produits dérivés des Pokemon sont nombreux et variés, connaissant des succès variables. Le DA est toujours très populaire : il comporte actuellement dix saisons, pour un total de 500 épisodes. En revanche, plusieurs mangas ont été créés rapidement après la sortie des jeux vidéo, mais ils ne rencontreront pas le succès de ceux-ci.

Star Wars ou la réussite du cinéma de science-fiction

13Le phénomène Star Wars est avant tout une série de films, mais la déclinaison de produits dérivés fait aussi partie intégrante de l’œuvre. On le sait, George Lucas, à l’origine des films, eut l’idée de génie de prendre le contrôle de la franchise Star Wars et de proposer livres, BD, jouets et jeux vidéo sur l’univers qu’il avait créé. Des BD reprenant l’histoire des films ou présentant des histoires originales apparurent dès la sortie du premier film, en 1977. Mais elles restèrent relativement marginales, jusqu’au début des années 1990. De nombreuses séries voient alors le jour et leur succès sera amplifié par la nouvelle trilogie de films. Il est très intéressant de noter que le succès des BD les plus récentes vient du fait qu’elles ne cherchent pas à reprendre les trames déjà traitées dans les films, mais au contraire à remplir les trous laissés par ceux-ci. Certaines sont ainsi positionnées sur une période précise de l’histoire globale de cet univers, contant en plusieurs dizaines de volumes ce qui avait été effacé d’un simple fondu-enchaîné dans l’un des films.

14Les jeux vidéo sur l’univers de Star Wars sont aussi très nombreux et ont rencontré un bon succès, surtout à partir de la deuxième trilogie (Star Wars Galaxy). Certains jeux ne sont pas des adaptations directes des films, mais leurs univers sont totalement sous l’influence des productions Lucas. Le cas de la série des Wing Commander, dont le premier volet est sorti en 1990, est très intéressant : outre le titre qui rappelle les X-Wings, des rebelles de Star Wars, on notera que Mark Hamill, l’un des acteurs de la première trilogie, a servi de modèle et de voix pour l’un des personnages du jeu. La boucle sera bouclée quand des films et séries télévisées seront tirés de cette série de jeux.

15En définitive, l’univers narratif de Star Wars n’est pas sans rappeler celui de l’Heroic Fantasy, en particulier pour son aspect composite, hétéroclite même. Le générique de début, « Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine », nous introduit dans ce monde plein d’anachronismes, où la haute technologie côtoie le rudimentaire quasi moyen-âgeux. Les sources d’inspiration de Lucas sont connues et particulièrement visibles : films de cape et d’épée, westerns, péplums, contes de fées. La structure narrative de base est un grand classique de l’Heroic Fantasy : un jeune et preux aspirant chevalier (ici, un Jedi), sous la houlette d’un vieux sage, est chargé d’une mission relevant de la lutte du Bien contre le Mal.

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Star Wars, tout à la fois film, jeu vidéo et BD[19]

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Star Wars, tout à la fois film, jeu vidéo et BD[19]

La BD franco-belge, le contre-exemple [20]

16Tintin, Spirou, Astérix, les Schtroumpfs, Gaston la gaffe et les autres. On imagine mal ces icônes de la bande dessinée franco-belge en jeu vidéo, même si certaines BD s’y sont essayées. Tout se passe comme si ce genre de BD était allergique à la déclinaison des produits dérivés, sauf peut-être en ce qui concerne les figurines et les colifichets. Pourquoi ?

17Prenons comme exemple la série Tintin, publiée pour la première fois par Hergé en 1929-1930. Il y a eu quatre jeux vidéo adaptés des albums BD [21], mais le moins que l’on puisse dire, c’est que ce ne furent pas des succès. La même chose pour les films. Les rapports entre Hergé et le cinéma furent toujours difficiles ; certains parleront d’une malédiction, comme celle qui s’est abattue sur les savants dans Les 7 boules de cristal ! Dès 1947, fut tourné Le Crabe aux pinces d’or (1947) de Wilfried Bouchery, film de marionnettes animées image par image. Le film ne fut projeté qu’une seule fois au cinéma ABC de Bruxelles, le 11 janvier 1947. Suite à la faillite du réalisateur, le film fut saisi et disparut. Hergé a ensuite demandé à Walt Disney de tourner un film d’animation, sans succès. Claude Berri a aussi fait un essai de tournage ; il y a renoncé devant la difficulté de la tâche.

18En 1962, fut tourné Tintin et le Mystère de la Toison d’or par Jean-Jacques Vierne avec Jean-Pierre Talbot, un sosie de Tintin. Plus tard en 1964, ce fut au tour de Philippe Condroyer de tourner Tintin et les oranges bleues (1964), toujours avec Jean-Pierre Talbot. En 2007, nouvel essai, le studio Dreamworks a acheté les droits cinématographiques pour toute la série Tintin ; Steven Spielberg, Peter Jackson et Stacey Snider ont officialisé la nouvelle de la réalisation d’une trilogie adaptée des aventures de Tintin, à réaliser en images de synthèse et en captation de mouvements (motion capture). Pour Spielberg et Jackson, un film avec de vrais acteurs n’aurait pas rendu justice à la bande dessinée d’Hergé, mais un film d’animation selon les nouvelles techniques informatiques réussira-t-il mieux ?

19Pourquoi tant d’occasions manquées ? Peut-être à cause du caractère très particulier de la BD de style Tintin, que certains appellent la « ligne claire ». L’expression « ligne claire » (Klare lijn en hollandais) a été inventée en 1977 par le dessinateur néerlandais Joost Swarte, à l’occasion de l’exposition Tintin de Rotterdam. Il désigne un langage graphique issu de Hergé et du « style Tintin » associé au journal du même nom. L’expression « ligne claire » correspond à des choix précis et rigoureux, même s’il apparaît que les caractéristiques de base de la ligne claire (trait simple, aplats de couleur) sont initialement liées aux contraintes posées par les techniques d’imprimerie des périodiques enfantins. En réalité, la méthode graphique retenue pour la ligne claire est celle déjà appliquée dans le dessin des vitraux, en raison là aussi des limitations techniques.

20Cependant, les principales caractéristiques du graphisme élaboré par le dessinateur de Tintin ont été depuis longtemps dégagées, notamment par Hergé lui-même [22] :

  • contour systématique : trait noir, d’épaisseur régulière, identique pour tous les éléments du dessin (personnages, vêtements, décors) ;
  • couleurs en aplats, pas d’effets d’ombre et lumière ;
  • réalisme des décors ;
  • régularité des strips (peu de débordements d’images sur plusieurs strips ou de modification de taille des strips d’une page sur l’autre…), chaque case est elle-même entourée d’un trait simple ;
  • unité et continuité des plans (pas de changement de plan d’une case à l’autre pour des raisons purement « esthétiques ») ;
  • enfin, il ne faut pas oublier que Hergé était, avant toute chose, un maniaque du scénario parfait et que le dessin se mettait, pour lui, au service du récit.
E.P. Jacobs est incontestablement l’autre grand inspirateur du courant ligne claire. Lors de sa collaboration avec Hergé, à partir de 1944, Jacobs, chargé de la révision des premiers albums de Tintin, opère des changements profonds dans ceux-ci. C’est Jacobs qui dessine les décors, et trouve l’équilibre idéal entre réalisme et simplicité. Jacobs met également en couleurs les planches et c’est lui qui instaure la règle de l’aplat. Une réussite éclatante, que l’on constate en particulier dans la suite de la collaboration avec Hergé, dans le Temple du Soleil notamment. Le graphisme de Blake et Mortimer, qui est comme l’équivalent de Tintin et Milou « pour adultes », ne déroge pas fondamentalement aux principes de la ligne claire, et plus généralement aux principes dictés par Hergé pour l’ensemble des séries paraissant dans les pages du Journal de Tintin. Ces principes vont influencer des dessinateurs des Pays-Bas, de Belgique et même d’Amérique. Pour Swarte, la ligne claire est d’ailleurs une forme d’abstraction graphique, idée souvent évoquée concernant Tintin, mais que Hergé n’a jamais fait sienne.

21Selon nous, Hergé compose des romans graphiques [23], tandis que le style américain des BD s’inspire de l’Heroic Fantasy et recherche l’action. Dans le manga, le dessin, en général, est moins statique que dans les BD franco-belges et il a un effet théâtral évident. Le manga utilise un découpage temporel proche de celui du cinéma, adoptant souvent ses cadrages et utilisant une décomposition du temps et de l’action. Les personnages ont souvent de grands yeux, ce qui permet de renforcer l’expressivité du visage. Il y a également une utilisation fréquente d’onomatopées relatives aux mouvements, actions ou pensées des personnages. Enfin, les personnages ont souvent des attitudes expressives à outrance : la colère, la jalousie ou la gêne se montrent facilement. Chez Hergé, on a souvent parlé d’un style schématique (visage à peine dessiné, attitude caricaturale, etc.), mais d’une histoire et d’un décor extrêmement réaliste. La BD franco-belge permet fort bien au lecteur de vivre l’action en imagination, d’où son succès littéraire extraordinaire.

22On imagine mal les Schtroumpfs (créés par Peyo en 1958 et parus dans Spirou) en jeu vidéo (et pourtant, il y en a eu !) ; mais d’innombrables figurines ont été créées, un parc d’attractions, des dessins animés et des séries télévisées d’animation. En 1959, paraissaient neuf films courts (de 13 minutes chacun), réalisés par les Studios TV Animatio. Après le grand DA produit par Dupuis-Belvision en 1975, les Schtroumpfs ont été de nouveau adaptés aux États-Unis, cette fois par Hanna-Barbera à partir de 1981 (soit 425 dessins animés au final) ; ils totalisent huit saisons uniquement en Amérique. Peyo a inventé aussi un langage schtroumpf, tout à fait adapté aux enfants, mais ceci n’a pratiquement aucun sens en jeu vidéo. Si Hergé ou Peyo n’ont pas excellé en DA ni en JV alors qu’ils ont connu le succès sur le marché des produits dérivés, c’est peut-être, qu’au-delà du graphisme de la ligne claire, que les œuvres de plusieurs bédéistes franco-belges n’ont pas de caractère agonique[24] dans la trame de leur récit. Or, un jeu vidéo sans tension agonique est comme un roman policier sans meurtre…

Conclusion

23Le titre d’art mineur, destiné aux enfants, colla très longtemps à la BD, aux dessins animés et plus récemment aux jeux vidéo (art futile, parce que ludique !). La question que l’on a voulu poser dans cet article, c’est la propension qu’a eu le dessin de la BD à passer d’un média à l’autre, en créant des personnages, des histoires, des atmosphères que l’on retrouve un peu partout dans les albums, dans les films, dans les JV. Cependant, le processus de l’inter-influence des médias les uns par rapport aux autres n’est pas unidirectionnel (de la BD vers le DA, par exemple). Parfois c’est le cinéma (comme Stars Wars) qui est à l’origine de toute une série d’adaptations [25], parfois, c’est la littérature (Le Seigneur des anneaux de Tolkien) qui engendre une déclinaison de produits culturels, parfois c’est un jeu vidéo (Pokemon) qui mène à une abondante production de mangas. Mais, surtout, la production de ces médias s’industrialise et se décline sur différents formats, plates-formes, et supports. Les comics et les mangas produisent en même temps et à la fois sur papier, sur pellicule ou en multimédia interactif, avec des équipes nombreuses et diversifiées. La BD européenne reste en retrait par rapport à cette production culturelle multisupport, elle est encore en partie un art, sinon un artisanat pratiqué individuellement.

Notes

  • [1]
    Tout comme les églises analogues de Bucovine en Roumanie, Sucevita doit sa gloire à ses murs extérieurs peints. Sans doute ce qui prédomine, c’est que plusieurs thèmes consacrés viennent de l’art byzantin ; « l’Échelle de Jean Climax », motif fortement teinté de moralisme, y est plus largement traité, car ce sujet concerne les moines.
  • [2]
    La plus ample composition de Voronet est le « Jugement dernier ». Cette fresque occupe tout le mur ouest et comprend des scènes célèbres comme « Les anges aux prises avec les diables », « La résurrection des morts et les archanges ».
  • [3]
    L’Art invisible, Guy Delcourt Productions, 2007.
  • [4]
    Par souci de concision, on utilisera dans le reste du texte les sigles suivants : BD, bande dessinée ; DA, dessin animé ; JV, jeu vidéo.
  • [5]
    Ce roman en trois volumes, publié en 1954-1955, est défini comme un « conte de fée pour les adultes » par l’auteur lui-même.
  • [6]
    L’industrie du jeu de rôles est fortement marquée par Le Seigneur des anneaux : on sait par exemple que Donjons et dragons, l’ancêtre du genre, est une adaptation plus ou moins avouée de l’univers de Tolkien. Le jeu présente de nombreuses races issues du roman : hobbits, elfes, nains, demi-elfes, orques et dragons. Gary Gygax, l’un des co-auteurs du jeu, dira n’avoir inclus ces éléments que pour en augmenter la popularité, mais le principe de base du jeu de rôle (un groupe de héros accomplissant des quêtes) semble directement influencé par la trame narrative du roman de Tolkien.
  • [7]
    Ramble On, sur l’album Led Zeppelin II ; The Battle of Evermore et Misty Mountain Hop sur Led Zeppelin IV ; Over the Hills and Far Away sur Houses of the Holy. Certains noms sont aussi marqués de l’influence du livre de Tolkien : le pseudonyme de Steve Took, percussionniste du groupe T.Rex, vient du hobbit Peregrin Took ; le groupe Marillion tire son nom du Silmarillion, l’un des nombreux écrits posthumes de Tolkien.
  • [8]
    Black Blade, inspiré de son propre cycle d’Elric le nécromancien et Veteran of the Psychic Wars.
  • [9]
    Entre 2001 et 2007, pas moins de dix jeux ont été édités sur toutes les consoles et sur ordinateur. Il s’agit pour la grande majorité de jeux de stratégie en temps réel.
  • [10]
    Ultima Online en 1997, Everquest en 1999.
  • [11]
    World of Warcraft a dix millions d’adeptes payant une quinzaine de dollars par mois. Joli pactole !
  • [12]
    Dans World of Warcraft, le joueur incarne un personnage défini par une race, une classe, des compétences, un niveau en constante augmentation, etc.
  • [13]
    Le jeu est Age of Conan: Hyborian adventures. Voir sur Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/) le lien « Age_of_Conan:_Hyborian_Adventures », ainsi que le site du jeu, <http://www.ageofconan.com/>. Ce MMORPG est destiné à un public adulte.
  • [14]
    Le lecteur occidental, en particulier français, est sans doute plus habitué au titre Dragon Ball Z, qui correspond au nom de la deuxième série du DA. Le manga, lui, a gardé le titre original Dragon Ball jusqu’au bout.
  • [15]
    Le Monde de l’éducation, janvier 2007, p. 52.
  • [16]
    Ceci est de moins en moins vrai dans les derniers tomes du manga, comme si l’univers de Dragon Ball avait grandi en même temps que ses lecteurs.
  • [17]
    19 décembre 2005.
  • [18]
    Télérama, n° 3014, 17 octobre 2007, p. 22.
  • [19]
    Star WarsTM & © 2009 Lucasfilm Ltd. All rights reserved. Used under authorization © 2009 Guy Delcourt Productions pour la version française.
  • [20]
    De peur d’être trop simpliste, il ne faut pas prétendre que toute la BD franco-belge fut sous l’influence d’Hergé. Giraud, dit Gir ou Moebius, par exemple, eut un destin et un dessin fort différents, puisqu’il s’impliqua dans des films comme Dune, Alien, Tron, Le Cinquième Élément. Après avoir fait Blueberry dans le style macho-western, Moebius quitta Pilote et fonda Métal hurlant à l’imagerie fantastique, souvent noire et métaphysique.
  • [21]
    Tintin au Tibet (1994) sur Super Nintendo et Game Boy (2001) ; jeu de plates-formes sur Atari (Infogrames, 1995), décliné ensuite sur Megadrive. Les Aventures de Tintin - Le Temple du Soleil sur Super Nintendo et PC ; jeu de plates-formes sur Atari (Infogrames), puis sur Game Boy Color (2001). Tintin Objectif Aventure sur Playstation et PC.
  • [22]
    Voir notamment « Comment naît une aventure de Tintin » in Le Musée imaginaire de Tintin, Casterman, 1980, p. 10-19.
  • [23]
    Selon Joseph Ghosn, « Qu’est ce que la bande dessinée », hors-série de la revue Beaux Arts, 2008, p. 32, Alain Resnais parle de littérature graphique.
  • [24]
    On distingue chez les Grecs la « fonction agonique » du jeu (de agôn, le jeu-compétition) de la « fonction ludique » (le jeu des enfants, insouciant, ludique, pas sérieux). De même, en anglais, on a deux mots pour désigner le jeu (game et play). [Voir Jean-Paul Lafrance, Les Jeux vidéo, pour un monde meilleur, Paris, éd. Hermès, 2007, chapitre 1.] Chez Hergé, l’histoire est enfantine et la dose d’humour qu’elle contient désamorce probablement toute la tension agonique nécessaire à la tenue du jeu vidéo. On n’a pas encore vu de BD philosophique (comme Le Chat de Geluck !) se transformer en jeu vidéo !
  • [25]
    Parfois, c’est plus que de l’adaptation : on a plutôt l’impression que l’histoire se continue d’un média à l’autre, comme dans le parcours médiatique de Star Wars. Un cas unique : les super-héros (du type Tarzan, Superman, Batman) sont apparus en littérature et en BD dans les années 1920 ; des films ont été tournés par la suite, mais il faudra attendre les années 1980-1990 pour voir une nouvelle génération de films très populaires, faits avec de nouveaux moyens techniques.
Français

L’essence de la BD réside dans l’espace qui existe entre deux cases, ce qui demande un travail de reconstruction (notamment temporelle) au lecteur. Il s’agit d’un « art séquentiel ». Or le dessin animé et le jeu vidéo sont aussi des arts séquentiels. Il s’agit donc, dans cet article, de comparer la culture de la bande dessinée avec les autres formes de culture et de technique que l’on trouve dans des médias développés plus tard, comme le dessin animé ou le jeu vidéo. La BD est-elle un média précurseur des autres formes de culture de l’image séquentielle ou y a-t-il des interactions économiques et culturelles entre ces nouvelles formes d’art apparues au xxe siècle ?

Mots-clés

  • BD
  • jeu vidéo
  • dessin animé
  • manga
  • heroic fantasy
  • ligne claire
Yves Chevaldonné
Yves Chevaldonné, après un doctorat en histoire du cinéma, a enseigné comme ATER à l’Université de Poitiers, où il a également acquis un Master en ingénierie des médias pour l’éducation. Il a notamment publié un article sur les jeux vidéo dans la revue Réseaux (automne 1994).
Jean-Paul Lafrance
Jean-Paul Lafrance est professeur au département des communications sociales et publiques à l’Université du Québec à Montréal (Uqam). De plus, il est chercheur à la chaire Bell de l’Unesco (http://unesco.bell.uqam.ca) et il fait partie du groupe de recherche HomoLudens sur la sociabilité dans les jeux vidéo.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31566
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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