1Bande dessinée et cinéma ont entretenu d’emblée des relations étroites, puisque le célèbre Arroseur et arrosé des Frères Lumière reprend sur l’écran un « strip » de trois cases de Christophe, père du Sapeur Camember. Mais c’est loin d’être le seul lien qu’ont tissé entre eux le septième et le neuvième art : citons en vrac les décors d’Enki Bilal pour La Vie est un roman de Resnais, le statut hybride du storyboard (préfiguration dessinée de ce que seront les plans du film), les transpositions en comics de l’univers de Star Wars ou le passé de Terry Gilliam et Federico Fellini comme auteurs de BD. Loin d’être exhaustifs, nous nous sommes limités ici à ne citer que quelques exemples d’échanges dans le seul but d’évoquer en peu de mots l’extrême variété des relations entre BD et cinéma [1]. Et, plutôt que de dresser un impossible inventaire de leurs innombrables intersections, nous voudrions analyser plus précisément un exemple récent qui montre comment l’art de la BD reprend et enrichit celui du cinéma : il s’agit du Pinocchio de Winshluss [2], qui a reçu le prix du meilleur album au dernier festival d’Angoulême.
2Même si avec Pinocchio, Winshluss traduit en cases – et surtout trahit – la trame du classique de la littérature enfantine de Collodi, c’est essentiellement le film Pinocchio de 1940, et plus généralement le style graphique et l’univers de Walt Disney qui sont une des inspirations majeures de l’auteur – inspiration dont Winshluss s’amuse sarcastiquement à pervertir l’enchantement enfantin. De fait, on retrouve cette subversion disneyenne ailleurs dans son œuvre : dans Super Negra [3], il imaginait que Mickey et Dingo devenaient de dangereux mutants à la suite d’une explosion nucléaire, que Minnie était nymphomane et que Riri, Fifi et Loulou étaient des parasites mondains obsédés et alcooliques. Et l’on avait même eu une préfiguration du travail de destruction ironique de Pinocchio dans une courte histoire de Monsieur Ferraille [4] qui reprenait deux personnages tels qu’ils étaient dessinés dans le film de Walt Disney : Geppetto (nommé ici M. Gonzales et alcoolique) et la Fée bleue. Pinocchio devenait l’éponyme Monsieur Ferraille, sa conscience était déjà un sentencieux cafard (vite écrasé) et l’histoire se concluait dans un bar à hôtesses en compagnie de Betty Boop – où l’appendice nasal du pantin faisait office de phallus.
3Quoique la richesse du Pinocchio de Winshluss ne se limite pas à la subversion des thèmes disneyens, il est intéressant d’observer sous cet angle si caractéristique de son dessin le travail de l’auteur. Car dans Pinocchio s’opère une inversion radicale de toutes les valeurs véhiculées par l’univers de Walt Disney : au conte édifiant destiné aux enfants s’oppose le désenchantement sarcastique d’un monde sordide gouverné par des adultes irresponsables ou dangereux. La bande dessinée en outre est presque toujours muette : les seuls personnages doués de paroles sont le cafard Jiminy, paresseux écrivain raté (n’ayant donc littéralement rien à dire) et un commissaire de police misanthrope et psychotique. La parole n’est donc pas signe de raison, encore moins de conscience censée aider le pantin à devenir humain. D’ailleurs, Pinocchio n’est pas un pantin admonesté par un criquet moralisateur, mais un petit robot tueur fabriqué par un inventeur qui espère revendre chèrement sa diabolique invention à l’armée. Loin d’être acteur de ses aventures, l’androïde est ballotté au gré des péripéties dans un monde adulte dont il devient le catalyseur des tensions.
4Or ce monde emprunte de nombreux traits à celui de Disney, mais sur un mode désenchanté et caustique. Blanche-Neige – explicite citation graphique du film de 1937 – est ainsi victime de sept « salopards » pervers sexuels, et trouve son salut dans le saphisme. Mangefeu est un immonde capitaliste qui exploite des enfants-esclaves pour assembler des jouets : caricature grinçante du fonctionnement général de la Walt Disney Company qui externalise en Asie la fabrication de ses produits dérivés. De plus, Winshluss prend un malin plaisir à faire de son Pinocchio le saboteur du fonctionnement de l’entreprise : métaphore de l’auteur indépendant luttant par l’ironie grinçante contre les grosses machines du divertissement ? Enfin, l’« Île enchantée » – le pays des jouets – est un décevant Disneyland (reconnaissable au château de la Belle au bois dormant qui le domine), théâtre de coups d’État incessants : les enfants sont les pions des adultes qui les gouvernent et les transforment en loups sanguinaires – et non en ânes – pour les besoins de leurs révolutions de palais.
5La BD contemporaine s’inspire du cinéma qui lui aussi (History of violence, Sin city, etc.) trouve son inspiration dans la BD. Septième et neuvième arts se relisent fréquemment l’un l’autre pour leur plus grand profit.
Notes
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[1]
Un large panorama des rapports entre les deux arts a été dessiné en 1990 dans un hors-série de la revue Cinémaction : « Cinéma et bande dessinée », été 1990.
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[2]
Winshluss, Pinocchio, Albi, Les Requins-marteaux, 2008. Winshluss est également plus connu du grand public sous son vrai nom de Vincent Parronnaud, sous lequel il cosigna avec Marjane Satrapi le film Persepolis.
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[3]
Winshluss, Super Negra, Albi, Les Requins-marteaux, 2005.
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[4]
Winshluss et Cizo, « La fureur de vivre », in Monsieur Ferraille, Albi, Les Requins-marteaux, 2001, p 12-14.