1L’Europe médiane (Braudel) [1] vue par les Occidentaux davantage comme un territoire mitoyen, intermédiaire, incertain, se définit souvent elle-même comme une terre multiculturelle avec une identité confirmée. Elle est pour Kundera une miniature de l’Europe : avec le maximum de diversité sur un minimum d’espace, ce qui est l’exact inverse de la logique des empires. Influencée à la fois par Rome et Byzance, elle a forgé un sentiment de forte européanité, en s’inspirant de la culture politique de l’Occident, tout en subissant les pressions politiques et culturelles de ses occupants orientaux. Ce contexte particulier lui a permis de développer un modèle singulier de cohabitation culturelle (Wolton et al., 1999) renforcé par un sens particulier du cosmopolitisme, développé tout au long des siècles comme un art de vivre complémentaire et non pas antagoniste du respect de la tradition nationale.
2Dans l’aire culturelle centre-européenne on observe, il est vrai, une réelle tension plus ou moins permanente entre deux modèles d’identité culturelle, réactivés selon la situation géopolitique du moment : le modèle romantique « à l’allemande » et le modèle des Lumière « à la française ». Le premier insiste sur le génie national, le particulier, l’incommunicable et définit la nation surtout à travers sa culture. Le second insiste sur l’humanisme en dépassant les particularismes et préfère la dimension universelle de l’identité humaine [2]. Il serait toutefois caricatural de procéder à une confrontation radicale de ces deux sensibilités car, en Europe centrale, la réalité est beaucoup plus complexe qu’une simple opposition du modèle français et allemand des relations entre État et nation.
3Certains ont essayé de conceptualiser une sorte de voie intermédiaire entre l’universalisme des Lumières et l’idéologie nationale, précisément sous la forme de cosmopolitisme « vrai ». En effet, l’habitant de l’Europe médiane va bien souvent être cosmopolite, sans le théoriser, mais en le vivant. Il a les mœurs du cosmopolite, ce qui ne l’empêche pas de se sentir proche de sa « petite patrie » : « Être un citoyen ardent d’une nation en création, c’est être également un ami de l’humanité, un Européen. Le vrai cosmopolitisme accepte l’âme nationale. » Cette formule qui vient de la presse polonaise du xixe siècle n’est pas tout à fait oubliée aujourd’hui. On observe très clairement une conception de l’identité comme une réalité ouverte chez les intellectuels centre-européens. La référence à une culture plus large (notamment européenne) leur permettait souvent dans le passé de ne pas être réduits à une spécificité intraduisible, hermétique, complexée, étouffante et périphérique.
4Mais ils savaient bien que c’est précisément la référence à leur spécificité qui donnait sens simultanément à leur combat pour la survie de leur culture menacée de disparition à cause de la logique englobante d’empires qui l’ont souvent choisie pour cible. Ce que certains appellent « la recherche de dissemblances dans la ressemblance ». Cette caractéristique a permis à l’Europe médiane de retrouver assez facilement sa sœur aînée, l’Europe occidentale, au moment de la chute du mur de Berlin, car ce que l’on appelle les « acquis communautaires » constituent en fait le socle identitaire et culturel européen largement partagé par les deux Europes et même de plus en plus souvent par les trois Europes (Szücs, 1985).
5Les retrouvailles européennes, auxquelles nous assistons actuellement avec une certaine émotion à l’est du continent et avec une certaine indifférence du côté occidental, font partie des expériences que l’Europe médiane connaît à une moindre échelle de manière intermittente depuis des siècles. Depuis des siècles, en effet, ces cultures sont vécues « dedans » et « dehors », au pays et en exil, dans un déchirement qui redevient un dialogue lorsque la situation politique le permet et c’est alors que s’opère le retour au sein du patrimoine national de ce qui en a été exclu par la censure. Le fait de vivre en dehors des frontières de son pays sans vouloir abandonner le lien avec sa culture, voire même en essayant de donner un sens nouveau à une situation imposée par l’histoire, a forgé une certaine tournure d’esprit : une grande flexibilité face au changement, une plus grande capacité d’adaptation à un environnement brutalement modifié.
6Cette particularité partagée avec d’autres peuples atteints de « maladie de nomadisme » développe en effet une mentalité spécifique : le désir acharné de conservation, menant parfois à une certaine intransigeance culturelle, mêlé à l’acceptation d’effort de médiation, vécu comme nécessaire pour sensibiliser les cultures étrangères à l’existence menacées de la sienne. Ce double mouvement est intériorisé par les intellectuels centre-européens depuis suffisamment longtemps pour en devenir un trait identitaire. Ce qui fera dire à Jan Neruda : « Je suis un cosmopolite par ma conviction la plus sacrée, mais un Tchèque cosmopolite » (Michel, 1991, p. 197). Adam Michnik a forgé le néologisme révélateur de cosmopolonais pour désigner l’identité plurielle du directeur de la revue Kultura, Jerzy Giedroyc, éminent défenseur de la culture polonaise en exil en France qui exprime la même idée de l’identité des confins.
7Les confins de l’Europe poussent en effet leurs habitants à être plus ouverts à la diversité culturelle que les habitants des centres, qui auraient besoin ni d’apprendre les langues des autres, ni de voyager loin pour découvrir le monde, car ils ont l’impression de le connaître grâce aux étrangers qui leur rendent visite chez eux, curieux qu’ils sont de les voir, eux, qui donnent le ton. Il en résulte souvent un curieux phénomène que l’intellectuel tchèque exilé à Paris, Antonin Lhiem, a appelé le « provincialisme des grands » : « Les grandes cultures (sous entendu : les grandes nations parlant de “grandes langues”) succombent trop souvent à l’illusion collective de pouvoir se suffire à elles-mêmes. Elles se croient investies, de droit divin, de la mission d’enrichir le monde et de porter la lumière aux autres. Et pour autant qu’elles soient prêtes à recevoir aussi quelque chose de ces autres, ce n’est qu’au compte-gouttes, comme une épice exotique dont elles profitent pour relever leur propre cuisine – quelque chose dont elles n’ont pas vraiment besoin, dont elles pourraient facilement se passer, mais enfin, on en parle dans la bonne société, on en sert dans les bons restaurants, alors, allons-y, goûtons-en. » (Lhiem, 1988).
8Cette ouverture d’esprit des pays situés loin des centres – que nous aimons appeler les confins – n’est malheureusement pas la seule caractéristique de l’Europe médiane. Son histoire comporte, tout le monde le sait, des faces sombres, qui sont l’inverse de la curiosité et de la tolérance, et qui conduisent au contraire au confinement. L’Europe médiane, comme tous les pays européens, a connu des guerres fratricides, la haine de l’Autre sur un fond de nationalisme exacerbé. Cette image lui colle à la peau, pour ainsi dire, alors que celle de la tolérance et de l’art de vivre ensemble en harmonie malgré les différences de confessions, de langues, d’ethnies, est beaucoup moins souvent invoquée, notamment du côté occidental de l’Europe.
9Et si l’Europe médiane, grâce à cette configuration particulière qui est la sienne, d’être la sœur cadette de l’Europe Occidentale (Kloczowski, 1998) tout en restant une vieille civilisation située au centre du continent européen, influencée par son côté oriental, préfigurait les futurs problèmes de cohabitation culturelle au lieu d’incarner les vieux démons du passé sous la forme des guerres ethnico-religieuses et des nationalismes d’arrière-garde ? Dominique Wolton, depuis plusieurs années, invite à voir dans l’ex-Europe de l’Est un laboratoire des problèmes non pas du passé de l’Europe mais plutôt des problèmes de son avenir (Wolton, 1997). C’est pourquoi il défend, depuis la chute du mur de Berlin, l’idée d’une reconnaissance sincère des expériences venues de l’est du continent. Cette thèse semble être reprise par de nombreux chercheurs depuis lors et est parfois confirmée par certaines réalités de la réunification européenne.
10Pour l’historien Jean Bérenger qui y consacre un ouvrage (2000), la véritable originalité de solutions réside justement en Europe centrale qui, pour des raisons historiques, a su développer la paix et la coexistence pacifique entre plusieurs religions. Dans ces pays de tradition pluraliste, multiconfessionnelle et multiethnique, il a fallu très tôt réfléchir sur le sens profond de la tolérance, notamment religieuse, pour éviter la violence et la répression. L’auteur invite à faire la différence entre une véritable reconnaissance du pluralisme confessionnel et une paix de religion sous la forme d’une série d’édits, importants certes, mais dont la portée est moindre. Il s’agit également de distinguer les cas où il y a juxtaposition des confessions sans qu’on puisse parler de tolérance.
11Les pays de l’Europe médiane ont été amenés à s’interroger sur toutes ces questions et plus particulièrement sur celle, fondamentale, du risque de désordre, voire d’anarchie suite à l’existence d’un pluralisme confessionnel au sein d’un État. Comme le pouvoir central y était traditionnellement plus faible qu’en Europe Occidentale, l’acceptation d’office de la religion du prince n’allait pas de soi et la règle « cujus regio ejus religio » n’a pu être observée. Le principe de la chrétienté latine « une foi, une loi, un roi », conduisant à un effort d’unité, n’a jamais été réellement observé sur ces territoires, par nature pluriels et non pas uniformes. Tous ces facteurs expliquent l’intérêt d’examiner de plus près la pratique de la tolérance que l’histoire centre-européenne a retenue.
12Un autre domaine qui attire l’attention des chercheurs concerne la Charte des droits fondamentaux. La doctrine de l’unité dans la diversité fait l’unanimité, mais dès lors que l’on se penche plus concrètement sur les conséquences pratiques de l’affirmation de la diversité culturelle les difficultés apparaissent.
13Les droits de l’homme en tant que concept universel ou universalisable sont souvent opposés à la particularité de ce qui est minoritaire. Il existe des sociétés dont la culture politique peut rendre ses membres aptes à s’ouvrir naturellement à la dynamique minoritaire : États multinationaux ou binationaux (Suisse, Canada, États scandinaves ou Espagne). Les adeptes de l’État national dans sa version la plus aboutie (France, Roumanie, Bulgarie ou Turquie) sont moins prédisposés à penser le rapport entre la culture dominante et les cultures minoritaires. Un clivage existe entre les défenseurs de ces deux types d’organisation politique et certains pensent (Pierré-Caps, 1995) que ce clivage est le principal obstacle à l’émergence d’un droit européen des minorités.
14Or, le débat sur l’existence, le statut, les droits des minorités est au cœur de la réflexion contemporaine sur la différence et la démocratie. Débat difficile car une minorité nationale est l’imbrication de données objectives (langue, religion, etc.) et de données subjectives (la conscience de soi, le sentiment d’une irréductible altérité). Jusqu’à quelle limite un groupe peut-il affirmer sa différence sans faire éclater l’unité d’un peuple réuni au sein d’un État ? La subjectivité d’un lien affectif avec un groupe minoritaire est-elle traduisible en termes de droit ? Comment faire pour que le fait de reconnaître formellement la différence d’une communauté ne conduise pas à son enfermement dans sa seule spécificité ?
15Les travaux de Stéphane Pierré-Caps sur ce qu’il appelle une multination ouvrent une piste intéressante au sujet des minorités, pour ne plus cantonner l’Europe médiane dans le cadre des analyses classiques des rapports entre État et nation. L’auteur montre qu’ils n’ont jamais ressemblé au contexte occidental et que par conséquent il convient de trouver d’autres outils d’analyse pour les appréhender. Le patriotisme local, la petite patrie sont bien l’expression de cette différence que certains appellent le lien chaud, en l’opposant au lien froid, rationnel qui lie le citoyen à son État et non pas l’enfant de son pays à sa mère patrie. Les droits culturels expriment ce qu’il y a de singulier dans une culture à condition que celle-ci garde une forte conscience de soi et qu’elle ne refuse pas de prendre part au destin de l’humanité tout entière, ce en quoi elle exprime son souci d’universel. Pour Stéphane Pierré-Caps (1995, p. 200), « cette osmose de l’universel et du particulier a vocation à se réaliser au sein de chaque individu, pour peu que l’État auquel il ressortit lui en donne les moyens ».
16Pour finir, arrêtons-nous sur les travaux de Norbert Rouland. Ils portent sur une forme de relativisation de la doctrine occidentale des droits de l’homme qui devient peut-être possible grâce à l’anthropologie juridique récemment développée en France (Rouland, 1991, 1993). Un tel effort ne vise pas à enlever à la conception occidentale des droits de l’homme sa pertinence universelle à un certain niveau, mais il souhaite combattre la tentation permanente pour l’esprit humain de projeter sur les autres sociétés et les autres cultures ses propres schémas de pensée, sans se demander si cette projection n’est pas abusive, faute de prendre en compte la singularité, l’altérité de ces sociétés et de ces cultures. Dans une telle optique, il s’agit de mettre l’accent sur l’insertion culturelle des droits de l’homme, sur leur nature culturelle, ce qui aboutit à la formulation des droits culturels de l’homme.
17Toutes ces recherches récentes montrent l’intérêt grandissant pour l’histoire, l’expérience culturelle et les exemples singuliers venus des pays de l’Europe médiane. Terre d’interculturalité par excellence, car la diversité culturelle y est mise à l’épreuve depuis la nuit des temps et confrontée avec l’identité nationale, elle-même souvent remise en cause, ses habitants ont par conséquent beaucoup d’expériences à partager, loin d’être toutes négatives, contrairement à l’image stéréotypée que cette aire culturelle continue à véhiculer en Occident en matière de vivre ensemble.
Notes
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[1]
C’est ce qui frappe Fernand Braudel lorsqu’il parle dans son introduction à l’ouvrage de Jenö Szucs, Les Trois Europes (1985), de la difficile position géographique de l’Europe médiane dont les voisins sont trop puissants pour ne pas l’étouffer : « […] le Centre-Est penche toujours vers l’un ou l’autre de ses voisins, trahit l’un, adopte l’autre, mais change aussi sans trop le vouloir. À ce va-et-vient, qui malmène ou renverse ses « structures », cette Europe médiane souffre la plupart du temps, n’arrive pas à être elle-même, à s’accomplir. Est-ce en raison seulement de sa position territoriale, d’une mitoyenneté à laquelle elle ne saurait échapper ? » (Szucs, 1985, p. 6).
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[2]
Voir à ce sujet l’ouvrage de Brigitte Krulic, La Nation, une idée moderne (1999), et plus particulièrement le chapitre 3, « Une opposition en trompe-l’œil ? », où l’auteur parle des mouvements nationalitaires, propres aux régions dominées par les Habsbourg (p. 48) : « Les mouvements ici désignés comme nationalitaires […] redoutent en effet de perdre leur identité linguistique et culturelle et de voir par là même la nation se dissoudre au sein d’une entité étrangère ; corrélativement, ils souhaitent se doter de la structure sociale et politique garantissant la souveraineté nationale, seule garante de l’identité : l’État-nation. »