1L’histoire étant écrite par les vainqueurs, tout semble indiquer qu’une innovation a réussi parce qu’elle répondait à un besoin. Certes. Mais alors, pourquoi des technologies qui semblent prometteuses et répondre à un besoin réel ne trouvent-elles pas nécessairement leurs marchés ? À partir de l’analyse de la trajectoire d’une innovation récente, la technologie RFID (Radio Frequency Identification), il nous est apparu essentiel de mieux analyser le rôle de la communication dans la trajectoire d’une innovation. L’hypothèse émise est qu’il n’existe pas d’innovation réussie sans co-construction de connaissances partagées par l’ensemble des acteurs intéressés au sein d’un espace public. Dès lors, la mise en œuvre d’un tel dispositif nécessite des stratégies d’intelligence (Moinet, 1999) et la mise en œuvre d’un processus de communication qu’il est intéressant de replacer dans le schéma plus général de la trajectoire d’une innovation, de l’idée au produit (Delaforge, 2007).
L’adoption d’une innovation entre diffusion et intéressement
2Pour présenter les problématiques liées à la diffusion de l’innovation, on se réfère classiquement à deux modèles (Callon et Latour, 1991). Le premier est celui d’une diffusion où l’innovation se répand d’elle-même, par contagion, grâce à ses propriétés intrinsèques. Le second, celui de l’intéressement, repose sur l’implication de tous ceux qui sont décidés à la faire avancer. L’histoire du moteur Diesel en est l’illustration. « Ce n’est pas parce que le moteur Diesel était bon qu’il a réussi. C’est parce qu’il a réussi à convaincre la Marine qu’il pouvait représenter l’espoir d’une solution qu’il est devenu bon. » (Millier, 2005, p. 33). « Le modèle de la diffusion restreint le travail d’élaboration au cercle limité des concepteurs, responsables du projet, le modèle de l’intéressement souligne la dimension collective de l’innovation. » (Callon et Latour, 1991, p. 15). Bien évidemment, ces modèles interagissent entre eux : on peut ainsi vouloir laisser l’impression de prendre en compte les désirs des partenaires ou des clients (logique de l’intéressement) tout en restant fermement campé sur ses positions (logique de la diffusion). Cette complémentarité des modèles apparaît comme une base de réflexion pour comprendre la dynamique du freinage ou de l’adoption d’une technologie. « Il faudra que l’innovation soit prise en main par une foule anonyme d’individus actifs et intéressés. On est à mille lieues du modèle de la diffusion, de la stratégie du tout ou rien et de la mystérieuse contamination qu’elle suppose. » (Callon et Latour, 1991, p. 62).
3En faisant l’hypothèse que l’intéressement est, en fait, l’expression d’une certaine proximité entre deux cercles de connaissances – celui de l’innovateur et celui de l’usager –, il se présente alors comme un mécanisme de réconciliation localisée de connaissances particulières et s’inscrit dans un processus d’identification et de valorisation de ces mêmes connaissances. Illustrons notre propos par la technologie RFID. Permettant de doter les objets les plus communs d’une puce électronique et d’assurer leur identification et leur traçabilité, cette technologie prometteuse et qui semble répondre à un besoin réel, trouve pourtant très difficilement ses marchés. Au cours de notre recherche-action (Delaforge, 2007), nous avons ainsi constaté qu’il faut une longue période d’apprentissage (plus d’un an) à un fabricant d’étiquettes pour pouvoir réaliser sa première production RFID. De nombreux obstacles surgissent les uns après les autres : problèmes de découpe des composants et d’adhérence sur des bacs en plastique, taux de pertes importants lors de la transformation et la manipulation des composants… En effet, le monde de l’étiquette est un monde de l’analogique où la règle est un ajustement permanent sur les machines de découpe, sous le pilotage d’un « conducteur ». Or, un composant RFID est issu du monde des technologies de l’information où règne le binaire (0 / 1). Les deux mondes ont du mal à communiquer et le recours à des procédures d’ajustement se révèle nécessaire. Dans le cas présent, il s’agit de disposer d’un technicien chargé de la maintenance des machines capable de faire le lien entre les deux univers, l’un binaire et l’autre analogique. Ce décalage entre des savoir-faire différents nous permet de prendre conscience du lien qui existe entre la complexité d’une situation et les savoirs implicites qui parcourent la mise sur le marché d’une innovation.
4Les organisations apparaissent, dès lors, comme un « feuilletage », un empilement de couches ayant chacune une vision propre (« idéologie » ou « paradigme »). Par « feuilletage », nous décrivons la « superposition, au sein d’une même organisation, de définitions et d’interprétations » (Boussard, 2004). Ainsi définissons-nous la mise sur le marché comme la confrontation, l’ajustement, la coordination de structures à plusieurs niveaux qui se traduisent chez les différents intervenants par la mobilisation et la création de connaissances et d’usages. À l’idée de modélisation, nous préférons celle de feuilletage, inscrite dans un collectif de pensée, des différents niveaux de réalités perçus par les acteurs d’une situation.
Complexité du processus d’innovation et feuilletage
5La mise sur le marché d’une technologie innovante est un processus complexe (au sens d’Edgar Morin), c’est-à-dire un jeu à plusieurs dimensions où chacun des points de passage dispose d’une dynamique propre. Tout l’enjeu est alors d’appréhender l’action conjointe de ces différentes dimensions car c’est la distance plus ou moins grande, la connexion réussie entre ces différents niveaux qui définit ou non le succès d’une technologie.
Le feuilletage des différents niveaux d’un marché

Le feuilletage des différents niveaux d’un marché
6À un premier niveau, il s’agit tout d’abord de la construction et de l’activation d’un réseau constitué par un ensemble de technologies et d’acteurs qui évoluent dans un ensemble de problématiques, de technologies et d’intérêts existants. Cette mise sur le marché s’accompagne d’un deuxième niveau constitué par des représentations, des croyances, des connaissances, des savoirs… L’usage, l’appropriation et l’utilisation dans le contexte de l’utilisateur définissent la distance entre ces dimensions.
7Chaque cercle d’acteurs perçoit un niveau de la réalité mais la spécificité des différents niveaux de réalité n’est pas forcément perçue par les acteurs de ces cercles, qui n’ont pas conscience des définitions en vigueur au sein des autres cercles. C’est cette méconnaissance ou le refus de reconnaissance qui entraîne « l’aveuglement » dont les différents acteurs sont victimes. Ainsi, un spécialiste du marketing nous invite à présenter une technologie, non pas comme une technologie dont on peut démontrer le retour sur investissement, mais comme une « assurance » contre des défauts éventuels de qualité. Or, dans l’industrie automobile, par exemple, on raisonne en termes de retour sur investissement sur une période très courte (de quelques mois à un an). La notion d’assurance est appréhendée différemment, par exemple avec des outils d’analyse de risque. Deux cercles sont juxtaposés et tout le travail de mise sur le marché d’une technologie réside dans la création de liens, dans la mise en œuvre de processus de communication afin d’éviter « l’aveuglement organisationnel ».
8Mettre en évidence ce feuilletage permet de « décrire la superposition, au sein d’une même organisation, de définitions et d’interprétations » (Boussard, 2004). Dès lors, nous pouvons considérer les « organisations » comme des juxtapositions de niveaux, dont les paradigmes, au sens de modèles de résolution des situations, rentrent en tension. « L’acteur est à ontologie variable. Ses objectifs, ses intérêts, sa volonté, son identité, se reconfigurent en permanence et ces reconfigurations sont étroitement liées à celles du réseau d’interaction dans lequel il se trouve. » (Boussard, 2004, p. 64). Ces niveaux peuvent être considérés comme des cadres mais un cadre n’existe pas dans l’absolu car il est contextualisé, redéfini en fonction des situations, elles-mêmes variables selon les moments et les lieux de l’interaction. Ainsi, l’enthousiasme pour une technologie comme le RFID ne sera pas le même lors de sa présentation initiale et après plusieurs années d’essais et d’erreurs… La perception de la technologie chez un fournisseur de solutions chargé de mettre en œuvre un projet et un fabricant de composants peut différer sensiblement. On a même pu constater une irritation certaine de la part d’un industriel qui a assisté à deux présentations radicalement différentes de la même technologie par deux entreprises concurrentes.
Interconnexion des savoirs intermédiaires et communication
9Si l’on parle de feuilletage, c’est parce que les savoirs intermédiaires se situent à tous les niveaux : il y a non seulement dialogue entre les managers mais aussi entre niveaux techniques ou entre machines, par exemple entre les machines analogiques et le monde numérique des ordinateurs… Mais qu’est ce qui assure la liaison entre ces différents niveaux ? Nous proposons de recourir ici à la notion de savoirs intermédiaires. Par exemple, dans le cas du RFID, l’innovation n’est rien sans l’interconnexion de différentes entreprises aux savoirs complémentaires : manipulations de composants, fabrications d’étiquettes. Ces savoirs locaux, propres à une organisation, constituent des savoirs intermédiaires. Poser ces savoirs nous permet d’appréhender pourquoi tel marché « décolle » ou « ne décolle pas ».

10La connaissance se définit comme un savoir d’actions, c’est-à-dire « l’usage pragmatique des savoirs, sans privilégier un mode particulier de genèse. Les savoirs d’actions peuvent donc être d’origine savante aussi bien qu’enracinés dans une culture professionnelle ou une expérience personnelle. » (Thurler, 1998, p. 5). Les savoirs d’actions sont des savoirs déclaratifs ou procéduraux mis au service d’une logique d’action. Les savoirs d’innovation seraient alors définis comme des savoirs mis au service d’une logique d’action dans laquelle le souci d’innover est dominant, mais sans exclure toute autre préoccupation, par exemple : cohérence, équité, maintien du contrôle… Les savoirs d’innovation sont donc des savoirs d’action particulièrement difficiles à maîtriser, parce qu’ils tentent de marier l’eau et le feu, de jouer avec les deux extrêmes et de préserver l’équilibre du système sans renoncer à le moderniser.
11Cette problématique des savoirs intermédiaires permet de caractériser les rapports des entreprises avec l’innovation :
- des entreprises peuvent être des freins ou des moteurs de l’innovation selon la façon dont elles gèrent ces savoirs intermédiaires ;
- le lancement réussi d’une innovation dépend de l’identification et de la coordination réussie de ces savoirs intermédiaires ;
- ces savoirs intermédiaires permettent de comprendre les relations entre les entreprises et les grappes d’innovation, les raisons de la survie ou de la mort de certaines entreprises ou encore la distinction entre innovation radicale et innovation incrémentale.
12On illustre ici le constat fait par Dominique Wolton qu’il n’y a pas de communication sans incommunication puisque la communication mêle de manière inextricable, valeurs et intérêts, idéaux et idéologies. « Toute l’ambiguïté du triomphe de la communication vient de là : le sens idéal, échanger, partager et se comprendre a été récupéré et pillé par la communication technique puis par la communication fonctionnelle. » (Wolton, 1997, p. 34). Sans préjuger d’une quelconque volonté utilitariste de la communication, force est de constater qu’il y a distorsion entre le fait, sa transmission et son appropriation par un utilisateur.
13Travailler sur l’innovation nécessite donc de parcourir cette chaîne qui transforme de l’information en connaissances par un processus complexe de communication. Dans une perspective communicationnelle, cela signifie que la mise à jour de ce feuilletage nécessite de percevoir, pour une situation donnée, les différentes définitions en coprésence. Du point de vue du monde de l’entreprise, la mise sur le marché d’une technologie est un travail d’identification et de mobilisation des connaissances accessibles. La création d’usages non définis à l’origine est une des caractéristiques d’une innovation réussie (Perriault, 1989). Raisonner en termes de savoirs intermédiaires ou d’action permet d’éclairer cette création d’usages en la posant comme le prolongement de connaissances mobilisées par un utilisateur dans un nouveau contexte.