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Qu’est-ce que le « Social Science Translation Project » (SSTP) ?

1Ce projet a vu le jour à l’initiative d’Andrzej Tymowski, directeur des programmes internationaux à l’American Council of Learned Societies (ACLS) et de Michael H. Heim, professeur au département de langues et littératures slaves et de littératures comparées à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). Ce projet a par ailleurs reçu le soutien financier de la Ford Foundation. L’idée en est venue à ses deux principaux instigateurs suite à l’organisation par l’ACLS d’une conférence sur identités et identifications à l’heure de la mondialisation en 2003. Il est rapidement devenu évident que la traduction (ou l’absence de traduction), notamment dans le champ des sciences humaines et sociales, avait un rôle central à jouer dans ces processus d’identifications ou de redéfinition des identités à l’échelle mondiale. C’est alors que le Social Science Translation Project (SSTP) a été lancé et conçu comme un work in progress visant à « encourager les échanges dans le domaine des sciences humaines par-delà les barrières linguistiques », échanges qui ne peuvent avoir lieu et ne peuvent être féconds que si cette place centrale de la traduction est véritablement reconnue, à la fois par les éditeurs ou autres commanditaires de textes traduits et par les chercheurs en sciences humaines eux-mêmes. C’est pourquoi l’un des enjeux majeurs du SSTP fut de concevoir une sorte de « guide » de la traduction des sciences humaines à l’intention des éditeurs, des traducteurs et des lecteurs/chercheurs, qui ne soit ni prescriptif ni normatif ni, surtout, spécifique à un couple de langue donné. Il ne s’agissait nullement de rédiger un manuel de traduction par exemple.

2Concrètement, le projet s’est déroulé sur deux années (2004-2005) et a donné lieu à trois rencontres [1] entre des traducteurs, des chercheurs en sciences sociales, des journalistes, des éditeurs, américains, chinois, français et russes. La première rencontre a eu lieu à Moscou (début juillet 2004) où l’une des participantes nous a fait part de la manière dont elle avait piloté un projet de traduction de plusieurs centaines de textes classiques et fondateurs dans le champ des sciences humaines publiés à l’Ouest et qui n’avaient pas été traduits à l’époque soviétique (voir Annexe C des Guidelines/Recommandations). Les premières discussions ont surtout permis une prise de contact entre des acteurs appartenant à des cultures et à des disciplines différentes, les débats ayant lieu dans la seule langue commune à chacun, c’est-à-dire l’anglais.

3Des divergences de conception et d’approche du processus de traduction sont très vite apparues entre les traducteurs des différents pays représentés, ainsi qu’entre ces derniers et les chercheurs en sciences sociales, si bien que nous avions le sentiment, après la première journée d’intense et riche discussion qu’il serait néanmoins difficile de trouver un terrain d’entente [2]. Même chez les traducteurs, on percevait nettement des approches différentes dans la manière de concevoir l’activité traduisante et ses objectifs, selon le contexte – linguistique, sociétal, économique, politique et historique – dans lequel chacun s’inscrivait. Il est évident qu’on ne peut pas avoir la même vision de la traduction des sciences humaines selon qu’on est un traducteur russe, chinois, américain ou français. Les participantes russes, notamment, devaient souligner la difficulté à s’extraire de la « novlangue » qui avait été mise en place par le régime soviétique pendant plusieurs décennies, et mettre plutôt l’accent sur la traduction des concepts. Le traducteur chinois, en revanche, insistait davantage sur le rôle de la syntaxe et de l’organisation discursive, soulignant le caractère très parataxique de sa langue en comparaison de l’anglais, par exemple ; ce à quoi, j’ajoutai qu’il me semblait exister le même genre d’écart entre le français et l’anglais, ce qui me laissait imaginer la distance séparant chinois et français sur le plan de l’agencement syntaxique et, partant, de l’organisation du discours et de l’argumentation. En résumé, chacun pouvait éprouver de manière très concrète à quel point rédiger un « guide » sur la traduction des sciences sociales indépendamment des langues envisagées (not language-specific) allait être une tâche ardue, sinon impossible. Néanmoins, grâce à l’habileté à mener les débats et à faire faire à chacun un pas sur le terrain de l’autre des deux principaux instigateurs du projet, A. Tymowski et M. Heim, à l’issue de la deuxième journée la plupart des participants devaient se montrer beaucoup plus optimistes.

4En vue de la deuxième rencontre qui devait avoir lieu quelque trois mois plus tard à New York, les traducteurs du groupe avaient pour tâche de traduire une série de huit textes de sciences sociales sélectionnés pour couvrir un échantillon représentatif de textes en sciences humaines (textes hautement théoriques et conceptuels, parfois jargonneux, articles de journaux destinés à un public plus vaste, textes issus d’organisations gouvernementales ou non gouvernementales, manifestes politiques, etc.). Les traducteurs, dont je faisais partie, devaient agrémenter leurs traductions de commentaires en bas de page à chaque fois qu’ils étaient confrontés à un problème spécifique de traduction – touchant au lexique, à la syntaxe, ou plus généralement à l’organisation de l’argumentation et au mode de construction de la cohérence discursive dans les deux langues en jeu. Dans ces commentaires, les traducteurs étaient invités non seulement à expliciter la difficulté rencontrée, mais aussi à justifier leur choix de traduction et les stratégies adoptées pour faciliter ou rendre possible la transmission du sens. Par exemple, le recours à une note du traducteur ou la mise entre parenthèses dans le texte traduit d’un terme dans sa langue d’origine, quand cela était jugé nécessaire, pour citer les cas les plus simples. Ce travail de réflexion des traducteurs sur leur propre démarche pendant le processus même de traduction était non seulement fort enrichissant pour eux-mêmes, mais aussi pour les chercheurs de diverses disciplines faisant partie du groupe qui pouvaient véritablement prendre conscience des difficultés, des choix, des impasses, auxquels les traducteurs sont inévitablement confrontés dans l’exercice concret de leur tâche. En effet, il est souvent très difficile de rendre palpable la complexité, les enjeux linguistiques et idéologiques du travail de traduction, même à des chercheurs très subtils dans leur discipline, aussi longtemps qu’ils ne s’y sont pas affrontés eux-mêmes, et pas seulement de manière ponctuelle ou occasionnelle.

5Tous les participants au SSTP (en mesure de comprendre les combinaisons de langues impliquées évidemment) reçurent donc un exemplaire des traductions commentées avant la réunion suivante, afin que chacun puisse faire part de ses commentaires et que des pistes en vue de la rédaction finale des Guidelines puissent être dégagées, en gardant toujours à l’esprit qu’il s’agissait d’aboutir à des recommandations transcendant les spécificités linguistiques et articulant réflexion théorique et préoccupations pratiques. C’est dans cette perspective pratique que lors de la réunion de New York, un après-midi fut plus particulièrement consacré aux éditeurs et aux questions économiques et politiques (au sens large) soulevées par la traduction des sciences humaines, notamment dans les pays de langue anglaise, et plus spécifiquement encore aux États-Unis. Ce fut le moment de dresser le bilan plutôt pessimiste de l’état de la traduction dans ce pays, aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif — notamment, concernant ce dernier paramètre, en raison de la difficulté à trouver des traducteurs réellement formés à la traduction vers l’anglais. À cet égard, la troisième réunion du groupe se déroula dans une des rares écoles de traduction présente sur le territoire américain – la Graduate School of Translation and Interpretation (située à Monterey en Californie) – à l’invitation de son directeur Chuanyun Bao.

6À l’issue de cette dernière rencontre Michael Heim devait rédiger la version finale des Guidelines puis la soumettre pour d’éventuels amendements à l’ensemble des participants au projet, ainsi que confier la rédaction de certaines annexes (comme celles sur la traduction automatique et la traduction assistée par ordinateur) à certains collaborateurs plus spécialisés. Enfin, il fut demandé à tous les traducteurs de fournir une série d’exemples de traductions littérales ou « calquées », suivies d’une version plus acceptable du « même » texte (sans mention de la version originale, puisqu’on partait de l’hypothèse que le commanditaire de la traduction ne lisait pas nécessairement la langue de départ). Il s’agissait de sensibiliser les éditeurs à l’importance du choix du traducteur et aux risques (y compris économiques) encourus à confier des traductions à des traducteurs inexpérimentés ou n’ayant reçu aucune formation spécifique (voir, à cet égard, les annexes E et F des Recommandations). Le texte final des Guidelines fut ensuite traduit en arabe, chinois, espagnol, français, japonais, russe et vietnamien puis mis en ligne sur le site de l’ACLS (www.acls.org/sstp.htm). On voit dans le choix de ces langues, la volonté des promoteurs du SSTP de se tourner vers certaines ères culturelles dont la production dans le domaine des sciences humaines est très mal connue à l’extérieur. À cet égard les « recommandations » soulignent la nécessité pour les chercheurs occidentaux (et sans doute aussi les lecteurs curieux et non-spécialistes) de prendre connaissance des recherches menées, par exemple, par des universitaires chinois sur la société et l’histoire de leur pays. Il devient alors évident, dans le cas d’ouvrages rédigés en chinois, que la traduction prend toute sa place en mettant en lumière des aspects de la société chinoise, des manières de prendre en compte certaines réalités propres à celle-ci, qui autrement seraient restées dans l’ombre. L’une des fonctions essentielles de la traduction est peut-être de mettre en contact, de confronter différentes manières de voir, notamment lorsqu’il s’agit de textes de sciences humaines, nécessairement très ancrés dans une culture spécifique [3].

Spécificité de la traduction des sciences humaines

7Il nous semble, d’ailleurs, que l’originalité du SSTP et des Guidelines qui en sont le fruit tient à cette insistance sur la spécificité de la traduction des sciences humaines. En effet, il nous paraît difficile de parler de « la » traduction de manière absolument générale. Dès qu’on tente de cerner en quoi consiste le processus de traduction, de l’envisager de la manière la plus concrète, on est amené à établir des distinctions entre différents types de textes, jusqu’à en venir à postuler, si l’on pousse les choses à leur extrémité, qu’on ne peut réellement parler de la traduction qu’au cas par cas. Par ailleurs, ce que dans les pays anglophones on appelle les « Translation studies » s’intéressent avant tout au texte littéraire, à la fiction, à la poésie. D’autre part, la réflexion sur la traduction au cours des siècles a souvent tourné autour de la traduction du texte biblique. Il est vrai également qu’on ne peut pas toujours établir des frontières très nettes entre les différentes catégories de textes (si l’on met de côté les sciences exactes et les textes très techniques).

Sciences humaines et transmission

8Pour Immanuel Wallerstein, la spécificité des textes de sciences humaines tient au fait qu’ils reposent sur des concepts, et que dès lors, leur traduction va avant tout poser le problème de la transmission de ces concepts d’une langue à l’autre. En deux paragraphes (reproduits dans l’annexe H des « Recommandations ») il expose toute la complexité du problème auquel doit faire face le traducteur de sciences humaines. En fait, ce dernier doit, pour accomplir sa tâche honorablement, être lui-même un spécialiste de la discipline qu’il traduit, et être au courant des enjeux que recouvrent certains concepts particulièrement « chargés ». Il évoque cet « idéal […] jamais atteint d’une communauté de traducteurs spécialisés, formés aux techniques de la traduction et aux disciplines des sciences humaines et sociales ». Ces traductions, déplore-t-il, « sont réalisées soit par des chercheurs qui sont de piètres traducteurs, soit par des traducteurs qui ont avant tout une formation littéraire. Les résultats – conclut-il – sont globalement désastreux (à quelques rares et notables exceptions près) » (Wallerstein, 1981). Ce constat peut paraître sévère, mais nous pouvons évoquer le cas d’une récente traduction (parue en 2004 chez Vrin) d’un ouvrage du philosophe anglais Alfred N. Whitehead (Modes of Thought, originellement publié en 1938) par un ingénieur de formation (nous a-t-on dit) qui s’était pris de passion pour sa philosophie, mais qui nous semble être passé totalement à côté de la difficulté que posait le texte en anglais. En effet, ce texte dans sa version française se révèle à notre avis quasiment « inutilisable » ou illisible ; cela ne tient pas tant aux faux-sens ou contresens ponctuels qu’il contient, mais plus généralement au fait qu’il ne nous paraît pas constituer un « texte », au sens fort – un texte dans lequel le lecteur puisse déceler une cohésion de la pensée même si celle-ci ne lui est certes pas donnée d’emblée ou facilement dans le texte original.

9On se trouve là face à un échec de la transmission, alors que dans le cas des sciences humaines, ce dont il s’agit c’est au moins de donner accès à un public un peu plus large que parfois les quelques spécialistes d’un auteur par ailleurs important, à une pensée qui s’est élaborée dans une autre langue que celle du lecteur de la traduction. Dans le cas que nous citons ici, le problème n’était pas seulement celui des concepts (et des mots qui sont censés les véhiculer) et de leur traduction, mais de la façon dont ces concepts s’élaborent dans la construction même du texte ; dans la façon dont l’argumentation est conduite, et qui dépend en partie de la logique interne à la langue dans laquelle ils sont pris et de l’usage propre qu’en fait l’auteur (son style, donc). En réalité, nous pensons qu’il en est pratiquement toujours ainsi. Si le traducteur n’est pas suffisamment averti du fait que l’argumentation, la cohérence discursive, ne se construit pas nécessairement (jamais ?) de la même manière d’une langue à l’autre, il risque de produire une traduction qui, tout en étant plus ou moins juste au mot à mot, ne tiendra pas à la lecture dans la langue cible. Afin de traduire un texte de sciences humaines ou de philosophie, notamment quand il s’agit d’un texte difficile, résistant à la lecture, il faut véritablement que le traducteur se l’approprie, c’est-à-dire aussi, qu’il en fasse une interprétation personnelle, nécessairement subjective, et qu’il réfléchisse au meilleur moyen de restituer cette lecture dans sa propre langue, la langue cible donc.

10Dans le cas des sciences humaines, il nous semble que la traduction ne peut pas être chose qu’une lecture critique – au sens noble du terme – de l’œuvre originale. Il n’y a aucun moyen de produire un texte qui serait une « réplique » à l’identique du texte original dans une autre langue. On a pratiquement affaire ici à une contradiction dans les termes. Dans un article de 1937 intitulé « Miseria y Esplendor de la Traducción », Ortega y Gasset insiste sur le fait que la traduction « n’est pas un tour de passe-passe au cours duquel une œuvre écrite dans une langue réapparaît soudain dans une autre langue, […] car cette transsubstantiation est impossible. La traduction n’est pas un duplicata du texte original […]. J’irais jusqu’à dire qu’elle n’appartient pas au même genre littéraire que le texte qui a été traduit […]. La traduction est un genre à part, différent des autres, avec ses propres normes et ses propres fins. La traduction n’est pas l’œuvre en question, mais un chemin d’accès à cette œuvre » [4]. À cet égard, il nous semble que Wallerstein cède quelque peu à l’illusion de cette « transsubstantiation » ironiquement évoquée par Ortega. Les « insuffisances » qu’il dénonce dans la plupart des traductions ne sont sans doute pas entièrement imputables au traducteur incompétent, ou à l’absence du traducteur idéal, mais à l’écart jamais totalement réductible entre les langues. Nous nous heurtons une fois de plus ici à la fameuse problématique de l’intraduisible, l’horizon d’impossible qui borne toute entreprise de traduction.

Les intraduisibles

11Les « intraduisibles », comme dirait Barbara Cassin, ces termes si enracinés dans une langue et une culture données qu’ils résistent à la traduction, sont aussi les révélateurs de divergences dans les manières de voir des différentes cultures. Ainsi, j’ai eu à traduire un article d’un doctorant en histoire de l’université de Yale aux États-Unis qui traitait de l’application des lois laïques de 1905 au Tonkin. Ce sujet était très intéressant car il montrait le jeu complexe des relations entre l’administration française, les missions catholiques et les moines bouddhistes à l’origine de soulèvements contre le colonisateur. Mais, dès le début de l’article, l’auteur faisait référence aux fameuses lois de 1905 de trois manières différentes : soit il utilisait le terme français « lois laïques », soit il recourait à la traduction anglaise plus ou moins acceptée, « secular laws », soit encore il employait l’expression « anticlerical laws ». Dans ce dernier cas, j’étais face à un dilemme, car devais-je traduire par « lois anticléricales », ce qui du point de vue français était prendre position de manière très marquée, ou bien effacer ce « glissement » idéologique pourtant présent dans le texte original ? Cette hésitation de l’auteur entre trois manières de faire référence aux mêmes lois me semblait symptomatique du fait qu’il avait rédigé son article en anglais dans un contexte universitaire américain, avec en tête ses propres représentations et celles de son lectorat virtuel. Le problème est double : il est d’une part d’ordre purement linguistique, comment traduire les termes laïc/laïque ou laïcité en anglais alors qu’il n’existe pas d’équivalents directs. Mais, d’autre part, cette absence d’équivalence renvoie aussi à un problème d’ordre culturel et conceptuel ; car ce concept de laïcité dite à la française est difficilement compréhensible et appréhendable à l’étranger, et fait d’ailleurs également débat au sein de la communauté française (les termes « laïcité », « laïciser », « laïcisme » n’apparaissent qu’autour des années 1870). Quoi qu’il en soit, il fallait faire un choix et j’ai décidé de contacter l’éditeur pour d’abord lui exposer le problème. Nous avons décidé de gommer l’expression « lois anticléricales », mais ce faisant nous effacions la subjectivité de l’auteur, ainsi que l’écart de point de vue entre les deux côté de l’Atlantique dont cet article témoignait de manière extrêmement concrète.

12À l’opposé des intraduisibles, les Guidelines mettent aussi en avant les « faux amis conceptuels » que constituent ces termes faussement transparents d’une langue et d’une culture à une autre. Ainsi, « bien que le mot démocratie prenne une forme identique dans les langues européennes, son sens diffère non seulement d’une culture à une autre mais aussi d’un locuteur à un autre » (annexe B – glosssaire). On pourrait aussi évoquer le destin mouvementé de l’adjectif « libéral », qu’on n’ose plus utiliser dans la conversation sans s’entourer de précautions oratoires, qui reviennent presque à des notes en bas de page.

13Dans l’un et l’autre cas, les « intraduisibles » et « les faux amis conceptuels », on peut considérer qu’il y a un risque d’échec de la transmission, à moins que des notes, voire une préface du traducteur ne viennent expliciter où se situent exactement le point d’intraduisible dans un cas, la fausse transparence dans l’autre. Le traducteur, dans cette optique, devient un acteur du débat intellectuel.

Appel aux chercheurs à écrire dans leur propre langue

14Cet appel ne peut pas être séparé de la défense et illustration de la traduction des textes de sciences humaines que constituent les Guidelines. En effet, ces deux aspects sont en étroite corrélation. Nous faisons évidemment allusion au fait que de plus en plus de chercheurs, de quelque pays qu’ils viennent, rédigent leurs articles, voire leurs livres dans la langue hégémonique actuelle, c’est-à-dire l’anglais. Or, il est clair qu’on ne peut pas s’exprimer de manière aussi précise dans une seconde langue, même très bien maîtrisée que dans sa langue natale. D’autre part, cette propension à utiliser la langue de l’autre, (un fait établi dans le domaine des sciences « dures ») s’inscrit souvent dans une volonté d’être publié dans les revues les plus reconnues au niveau international – en fait, une volonté d’être reconnu tout court. Mais cela implique le plus souvent qu’il faut adopter non seulement les concepts mais aussi les modèles qui ont été façonnés par les chercheurs appartenant à la communauté scientifique dominante, qui souvent se confond avec la communauté linguistique dominante. Or il n’est pas anodin que ces concepts et ces modèles soient forgés dans une langue en particulier qui elle-même reflète les expériences historiques et culturelles de ses usagers. Ce monolinguisme ne peut que mener à terme à un appauvrissement de la recherche en sciences humaines.

15Car, comme nous l’avons déjà évoqué, le processus de traduction en lui-même participe au premier chef du travail du concept, par les déplacements qu’il opère, les torsions/distorsions qu’il est susceptible (ne peut manquer ?) d’opérer dans le passage d’une langue à l’autre ; La traduction oblige à une lecture qui ne cesse de mettre à l’épreuve les capacités du lecteur-traducteur à reconstruire la cohérence discursive supposée du texte d’origine tout en interrogeant constamment cette cohérence postulée comme a priori ; quelles que soient les qualités du texte de départ, la cohérence de son propos et de son argumentation, cette cohérence a nécessairement ses limites, et le travail de traduction, comme tout travail critique ne manquera pas de les faire apparaître. Mais cela c’est postuler un traducteur idéal, un peu comme le fait I. Wallerstein dans les premiers paragraphes de son texte qui réclame un traducteur capable de discerner tous les enjeux idéologiques, culturels, historiques dans lesquels sont pris les concepts qu’il aura à traduire. Plus la discipline concernée sera pointue, s’adressant à un public de spécialistes, plus le traducteur devra être lui-même un spécialiste, c’est-à-dire être également partie prenante dans le débat d’idées que suscite nécessairement toute œuvre véritable. Et c’est au traducteur, en dernière analyse, qu’incombe la responsabilité de savoir jusqu’à quel point il doit ou peut incorporer à sa langue des concepts qui lui sont de prime abord étrangers [5], tout en sachant qu’il n’y a pas de transmission sans reste. Il faudrait également que les chercheurs puissent eux-mêmes se colleter à l’exercice très exigeant de la traduction, en ayant toujours à l’esprit qu’il s’agit non pas de « dupliquer » un texte mais d’en permettre l’accès à un lectorat qui déborde le cercle des spécialistes de la question, et qu’ainsi un dialogue enrichissant interdisciplinaire et interculturel puisse enfin s’instaurer. Cela signifie que les chercheurs aient la possibilité, la volonté et le loisir de se former un tant soit peu à la traduction au sein de leurs institutions et que les traductions d’ouvrages essentiels ou classiques soient prises en compte dans la reconnaissance universitaire. Bref, que la traduction soit reconnue comme une discipline à part entière, et non plus comme un simple instrument, dont on ferait mieux de se passer dans la mesure du possible, à l’instar de ce qui se produit dans les disciplines scientifiques.

Notes

  • [1]
    En fait, deux autres rencontres devaient avoir lieu : l’une à Pékin au printemps 2006, où l’on discuta sur la manière de donner un prolongement au SSTP dans ce pays en particulier, et l’autre au Centre américain de Sciences Po, début juillet 2006, afin de présenter les Guidelines et le SSTP aux traducteurs, chercheurs et représentants du monde de l’édition française.
  • [2]
    Le sempiternel débat autour de traduction sourciste contre traduction cibliste (foreignization vs. domestication) n’a pas manqué à l’appel, mais sans jamais occuper une place démesurée. Furent aussi abordées les questions de contexte économique propre à chaque pays, ainsi que l’importance du multiculturalisme, de la globalisation et du statut hégémonique de l’anglais.
  • [3]
    On peut sans doute discuter pour savoir si l’importance du contexte culturel est moindre quand il s’agit de textes de « fiction ». Encore une fois, aucune généralisation n’est possible, il ne peut s’agir que d’une tendance.
  • [4]
    Il s’agit de notre traduction, car il n’existe pas à notre connaissance de traduction en français de cet article, qu’on peut néanmoins trouver en anglais dans Schulte et Biguenet (1992), et dans Venuti (2000).
  • [5]
    Devra-t-il recourir à un calque pur et simple, à un emprunt, faire une note de bas de page, forger un néologisme, recourir à une périphrase, utiliser le même terme à chaque occurrence, ou bien varier en fonction du contexte linguistique et de divers problèmes de collocations pouvant surgir dans la langue cible ?
Français

Le Social Science Translation Project a vu le jour à l’initiative de l’American Council of Learned Societies. Il constitue une expérience unique dans son genre et a réuni des traducteurs, des chercheurs en sciences sociales, des éditeurs et des journalistes venus de Chine, de France, de Russie et des États-Unis. Ce projet a donné naissance à une série de « recommandations » qui attirent l’attention des éditeurs et des chercheurs sur la complexité du processus de traduction et sur les précautions à prendre lorsqu’il s’agit de traduire des textes de sciences humaines. Il constitue également une sorte d’antidote à l’hégémonie de l’anglais, et dans cette optique, encourage la traduction à partir d’autres langues que l’anglais, tout en recommandant vivement aux chercheurs d’écrire dans leur propre langue.

Mots-clés

  • traduction
  • sciences humaines et sociales
  • transmission
  • sens
  • concepts

Références bibliographiques

  • Cassin, B. (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil / Le Robert, 2004.
  • Heim, M. H., Tymowski, A. W. (dir.), Guidelines for the Translation of Social Science Texts, New York, American Council of Learned Societies, 2006. En ligne sur <www.acls.org/sstp.htm>.
  • Ortega y Gasset, J., « Miseria y Esplendor de la Traducción », article publié dans La Nación, 1937, Obras Completas, vol. V, Madrid, Revista de Occidente, 1970.
  • En ligneSchulte, R., Biguenet, J., Theories of Translation, An Anthology of Essays from Dryden to Derrida, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992.
  • En ligneVenuti, L. (dir.), The Translation Studies Reader, Londres et New York, Routledge, 2000.
  • Wallerstein, I., « Concepts in the Social Sciences: Problems of Translation », in Gaddis Rose, M., Translation Spectrum: Essays in Theory and Practice, Albany, State University of New York Press, 1981, p. 88-98.
Bruno Poncharal
Bruno Poncharal, maître de conférences à l’UFR d’études anglophones de l’Université Paris VII -Denis Diderot, où il enseigne la traduction et la linguistique anglaise. En raison de son expérience de praticien de la traduction, il s’intéresse actuellement à la manière dont se construit la cohérence discursive en anglais et en français, en particulier dans les textes de sciences humaines. Il a participé en tant que linguiste et traducteur au Social Science Translation Project, projet international dirigé par l’American Council of Learned Societies.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24133
Pour citer cet article
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