CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les coordonnateurs de ce numéro sont partis du constat d’une situation pour le moins paradoxale : les publications traitant de la mondialisation – notamment les ouvrages des spécialistes des sciences de l’information de la communication – accordent au dialogue interculturel une place de plus en plus centrale, et, par voie de conséquence, à la traduction. Armand Mattelart (pour ne prendre que cet exemple) n’hésite pas, dans une section intitulée « Penser le nouveau monde des altérités » (2007, p. 70 et s.) à consacrer un encart à « L’après-Babel et le paradigme de la traduction » (Ibid., p. 71). Pourtant, la question de la traduction est, en tant que telle, le plus souvent abordée de manière marginale, quand elle n’est pas, purement et simplement, passée sous silence.

2Ce constat ne laisse pas de surprendre. En effet, quand Jean-François Dortier avance que « la communication limpide et transparente est un mythe, […] c’est ce que nous apprennent les recherches sur la communication depuis bientôt un demi-siècle » (Cabin et Dortier, 2005, p. 1), il se trouve que l’on pourrait sans mal remplacer « communication » par « traduction » en s’appuyant sur les travaux des spécialistes d’une autre discipline, la traductologie, elle aussi récente (elle est née dans les années 1970). L’intérêt de faire dialoguer les deux disciplines saute alors aux yeux, et c’est ce que fait ce numéro.

3Que ce dialogue ait été jusqu’ici rare, voire inexistant, n’a pas pour cause première la compartimentation des savoirs : il existe une autre raison, fondamentale, qui permet d’expliquer le manque d’études pluridisciplinaires sur la question. Elle est d’ordre épistémologique. En effet, d’après une conception très profondément ancrée dans la tradition occidentale, la traduction n’aurait à jouer qu’un rôle de reproduction : par elle-même, elle n’apporterait rien d’autre que ce qui était au préalable présent dans l’original, que celui-ci soit écrit (domaine du traducteur) ou oral (domaine de l’interprète). La question de la traduction se réduirait alors à une question d’ordre purement technique et, dans ce cas, une réflexion sur ce domaine n’aurait pas sa place dans la revue Hermès. Néanmoins, les praticiens de la traduction sont eux-mêmes de moins en moins nombreux à se satisfaire de cette approche mécaniste.

4Une autre démarche existe, et c’est celle-là que nous avons adoptée : ce numéro analyse la traduction non en tant que simple reproduction mais en tant que production. Autrement dit, la traduction ne relève pas seulement de l’information (ce qu’elle serait si elle se contentait de transmettre le « contenu » d’un message) mais également de la communication (la traduction n’est pas une opération neutre, qui laisserait inchangé l’original). À partir du moment où la traduction n’a pas une fonction substitutive, mais transformatrice, alors elle n’intéresse pas seulement les linguistes, les littéraires, les traducteurs ou les théoriciens de la traduction : elle intéresse aussi (par définition, pourrait-on dire) les spécialistes de la communication, tout comme les spécialistes des autres sciences humaines et sociales, de la philosophie, voire des sciences dites « dures ». C’est ce qu’atteste la diversité des horizons disciplinaires des auteurs de ce numéro.

Problématiques de la traduction à l’heure de la mondialisation

5Le nombre encore peu élevé d’ouvrages pluridisciplinaires consacrés à la traduction en sciences humaines alors qu’elle suscite un intérêt croissant s’explique également par le fait que la traductologie ne s’est véritablement constituée en tant que discipline à part entière (et reconnue en tant que telle sur le plan universitaire) que depuis relativement peu de temps au niveau international.

6Voilà pourquoi on ne se rend généralement pas compte de ce que la traduction (de même que la mondialisation) ne saurait renvoyer à une, mais à des problématiques différentes. C’est à cette diversité d’approches possibles qu’est consacrée cette première section, dont les autres sont le prolongement.

7Dans le monde francophone, le terme de « traductologie » (que l’on doit au Canadien Brian Harris) remonte au début des années 1970, mais l’internationalisation de la discipline coïncide avec le développement spectaculaire des Translation Studies à partir des années 1980 (Venuti, 1995) dans le monde anglosaxon. Leur importance ne doit pas être sous-estimée, d’où le titre de l’article de Michaël Oustinoff : « Les Translation Studies et le tournant traductologique », mais à condition qu’on les mette en parallèle avec les autres approches possibles, qu’elles ne sauraient occulter.

8Dans l’ouvrage Translation and Globalization de Michael Cronin (2003), on trouve cette formule frappante, No translation, no product (« Pas de traduction, pas de produit »). La mondialisation des marchés entraîne que les produits sont commercialisés dans les langues nationales des consommateurs. L’article d’Yves Gambier et de Debbie Folaron, intitulé « La localisation : un enjeu de la mondialisation » traite de la « localisation », le terme utilisé pour cette nouvelle forme de traduction, devenue cruciale sur le plan économique, qui s’est bâtie sur l’utilisation des TIC dans l’internationalisation des produits et des services.

9L’article de Denis Thouard, « Points de passage : diversité des langues, traduction et compréhension », s’inscrit dans la perspective de l’herméneutique et de la vision de la traduction élaborée par les romantiques allemands (voir Berman, 1984) et notamment par Wilhelm von Humboldt. Dans un tel cadre, la langue n’étant pas un simple instrument au service de la pensée, la traduction devient une question majeure. La mondialisation ne fait que renforcer l’importance de la prise en compte de la diversité des langues dans le dialogue interculturel, et la nécessité, par conséquent, de trouver des « points de passage ».

10La « cohabitation culturelle » (Wolton, 2003, p. 101) passe nécessairement par la traduction et le fait « d’assumer la diversité des langues » (ibid.), ce qui se heurte à de nombreuses difficultés. L’article de Louis-Jean Calvet, « La mondialisation au filtre des traductions », examine la question sous l’angle géopolitique. En s’appuyant sur le « modèle gravitationnel », il analyse les flux de traductions et fait apparaître un « marché aux langues ». Ces flux ne sont pas seulement l’indication d’un transfert d’une culture à une autre : ils sont l’expression des rapports de force existant à l’échelle mondiale.

Traduction, conceptualisation, communication

11Les langues n’étant pas interchangeables, une question clé pour la communication est celle qui consiste à déterminer dans quelle mesure les concepts sont tributaires des langues dans lesquelles ils se formulent et se traduisent. Dans cette deuxième section, trois domaines sont examinés tour à tour : celui de la terminologie, de la médecine, enfin celui des sciences sociales. Pour chaque domaine, plusieurs études de cas permettent de contraster les contextes, les enjeux et les points de vue.

Les enjeux de la terminologie

12Dans le premier article « Rationalisation des langues et terminologie : d’Ogden à Catford », Monique Slodzian montre les limites du projet du Basic English (Ogden, 1930 ; Ogden et Richards, 1946), censé pouvoir constituer la lingua franca de la communication universelle. Depuis les années 1980, cette vision inspirée des préceptes de la philosophie analytique (Russell, Wittgenstein, etc.) et de la « détestation des langues » d’un John Stuart Mill, est de plus en plus remise en cause en raison de la variabilité des signifiés terminologiques, qui ne peut être appréhendée que dans le cadre d’une sémantique textuelle (Rastier, 2006).

13Peter Stockinger, dans son article (« Des archives audiovisuelles monolingues sur un site multilingue »), insiste sur le fait que l’on ne peut se satisfaire d’une vision réductrice, mécanique, de la traduction. À l’heure où l’on assiste à la production et la diffusion de corpus non seulement textuels mais également audiovisuels de plus en plus considérables sur Internet, se pose de manière aiguë la question de l’adaptation (aussi bien linguistique que culturelle) d’œuvres intellectuelles monolingues à un « marché des connaissances » aujourd’hui devenu – par l’intermédiaire des TIC – massivement multilingue et multiculturel.

14Noemí Goldman, dans son article, « Un dictionnaire de concepts transnationaux : le projet Iberconceptos », nous expose un projet dont le titre complet parle de lui-même : « Le monde atlantique comme laboratoire conceptuel (1750-1850). Fondements d’un Dictionnaire historique de la langue politique et sociale dans l’espace ibéro-américain. » Fruit du travail de plus de soixante chercheurs de neuf pays différents – Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Espagne, Mexique, Pérou, Portugal et Venezuela –, l’analyse de concepts socio-politiques clés tels que América/Americanos, ciudadano (citoyen), constitución, nación, opinión pública, etc., permet de montrer leur variabilité selon le pays ou le bloc politico-linguistique considérés (Espagne et Amérique hispanique, d’un côté, Portugal et Brésil, de l’autre). C’est ainsi que l’on se rend compte qu’un terme comme est un intraduisible (Cassin, 2004), car il désigne à la fois, nous explique Noemí Goldman, la cité et le peuple.

Langage médical et messages de santé

15Comme le montre Danièle Beltran-Vidal dans « Les difficultés de traduction des mots de la santé dans l’espace européen », le langage médical est le reflet de l’importance grandissante accordée à la communication dans nos sociétés occidentales. Pour être compris de tous, les « mots de la santé » sont élaborés en fonction des spécificités culturelles de chaque pays, ce qui rend leur traduction encore plus complexe.

16L’importance de la dimension interculturelle est d’autant plus déterminante que les cultures en présence sont plus éloignées : c’est ce que l’article de Lalbila Aristide Yoda, « Traduction et messages de santé au Burkina Faso : le cas du français vers le mooré », met on ne peut mieux en lumière. Dans un domaine aussi crucial que la lutte contre le Sida, la traduction des messages de santé dans les langues africaines ne saurait être efficace, du point de vue communicationnel, qu’en s’adaptant aux normes et aux valeurs de la culture de la langue cible. Dans un tel cadre, la traduction est inséparable de sa dimension socio-anthropologique.

Le cas des sciences humaines

17Le problème de la traduction joue un rôle essentiel dans le domaine des sciences humaines et sociales.

18Dans son article, « Le Social Science Translation Project

19Social Science Translation Project

20American Society of Learned Societies,

21France, de Russie et des États-Unis. La promotion, à vaste échelle, des traductions (effectuées, notamment, à partir d’une autre langue que l’anglais) est un enjeu primordial, afin que les chercheurs puissent écrire directement dans leur propre langue les résultats de leurs travaux.

22La notion de « fait divers » est, pour un francophone, une catégorisation évidente, notamment dans le domaine journalistique. Dans « Le fait divers : une notion intraduisible », Marc Lits montre qu’il n’en est rien pour les non francophones, qui ne disposent pas d’une telle catégorie dans leur encyclopédie propre. Il n’y a pas de saisie universelle du réel, même pour des notions qui semblent aller de soi : c’est bien ce que fait apparaître l’intraduisibilité du terme de « fait divers », alors que celui-ci est objet d’étude en soi (Dubied et Lits, 1999).

Enjeux politiques et juridiques de la traduction dans les organismes internationaux

23La résolution 242 de l’ONU de novembre 1967 à la suite de la Guerre des Six Jours peut se comprendre de manière radicalement différente selon que l’on s’appuie sur la version française (qui parle du « retrait des forces armées israéliennes des territoires occupées ») ou la version anglaise (« from occupied territories », c’est-à-dire seulement « territoires occupés »). En raison du travail de reformulation qu’implique la traduction, les marges d’interprétation peuvent ainsi varier considérablement d’une langue à l’autre sur le plan politique, mais également sur le plan juridique ou médiatique. Cinq contributions examinent ces questions tour à tour.

24Tout d’abord, Thomas Afton, dans « Traduction et interprétation dans les organismes internationaux », nous explique comment l’OCDE traite la question des langues. Les deux langues officielles de cet organisme international sont l’anglais et le français, mais bien d’autres peuvent être utilisées dans certaines occasions (russe, chinois, japonais, ukrainien, etc.). L’interprète ne se contente pas de traduire, mécaniquement, le contenu : il l’adapte en fonction des spécificités de son auditoire.

25Dans « Pourquoi traduire ? Les enjeux politiques d’une européenne » Astrid von Busekist entend combattre l’idée reçue selon laquelle prendre l’anglais comme seule serait la solution la moins coûteuse et la plus démocratique. Ce n’est pas vrai : du point de vue économique, c’est faire porter tout le poids des dépenses d’ordre linguistique sur les pays non anglophones ; c’est ensuite inéquitable pour les 50 % de la population européenne ne maîtrisant pas l’anglais. Il faut plusieurs langues de communication en Europe, et l’auteur préconise de s’inspirer de l’exemple de l’Inde.

26Lors de la « mini-crise » irakienne, créée en 2003 par l’alignement des pays d’Europe centrale et orientale sur la position américaine, les déclarations de Jacques Chirac ont donné lieu, en Roumanie, à des traductions modifiant délibérément le texte source. Dans son article, « La traduction dans les médias roumains : la “mini-crise européenne” de février 2003 », Madga Jeanrenaud démontre que ces transformations vont à l’encontre de toutes les règles déontologiques de la profession aussi bien de journaliste que de traducteur.

27De son côté, Olivier Demissy-Cazeilles, dans « Langage et propagande : la traduction française de trois discours de George W. Bush », analyse comment sont rendus, par les traductions, deux outils rhétoriques de la manipulation du discours politique : la répétition et la métaphore. Par ailleurs, des concepts tels que ceux de « terrorisme », de « liberté » ou de « lutte du bien contre le mal » peuvent être perçus différemment d’une culture à l’autre : le traducteur doit par conséquent en tenir compte s’il veut éviter de les traduire à contresens.

28Comme l’explique Jean-Claude Gémar dans son article, « Traduire le droit ou le double langage de Thémis », le terme d’« État de droit » n’a pas exactement le même sens en France ou en Belgique, ni le terme correspondant anglais rule of law au Royaume-Uni ou aux États-Unis, et l’allemand Rechtsstaat ne saurait leur offrir de parfaite correspondance. Le texte juridique pose des problèmes de traduction sur deux plans à la fois : celui des langues et celui des systèmes juridiques, parfois différents au sein du même pays (Canada, etc.).

Traduction, plurilinguisme et diversité culturelle

29La dernière section est l’aboutissement logique des précédentes, et l’on pourrait aisément la mettre sous la double égide de la problématique du Propre et de l’Étranger développée, notamment, par Antoine Berman (1984) et Paul Ricœur (2004) et de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, adoptée en novembre 2001 à Paris, dans le sillage des événements du 11 septembre, qui ont mis crûment en lumière les dangers des « conflits dits d’origine culturelle » (Unesco, 2002). L’entrée en vigueur, le 18 mars 2007 de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles procède de la même logique. Par « double égide », nous entendons que la recherche du consensus, propre à l’Unesco, ne saurait se passer du regard critique que permettent de projeter les sciences humaines, sans lequel on risquerait de fausser la perspective.

30Dans le premier article de cette section, « Traduire : rencontre ou affrontement entre cultures ? », Jean-François Hersent montre que la traduction ne s’effectue pas dans le cadre irénique d’un « échange linguistique égal » mais qu’elle est en permanence tributaire des rapports de force qui régissent les langues, les nations et les cultures dans le cadre de la mondialisation. La traduction constitue par conséquent un enjeu essentiel pour la légitimité symbolique, culturelle et littéraire d’une langue et d’un pays donné. Traduire, c’est penser la culture comme rapport entre les cultures et non comme simple transfert.

31L’article suivant en est la parfaite illustration, à l’échelle de l’Europe centrale et orientale. Dans « Les enjeux identitaires de la traduction : les écrivains de l’autre Europe », Joanna Nowicki explique que les écrivains exilés (Kundera, Makine, etc.) ne sont pas seulement, comme on le croit habituellement, des traducteurs, des médiateurs ou des passeurs culturels : confrontés aux questionnements identitaires d’un monde de plus en plus pluriculturel, ils sont les révélateurs d’une identité plurielle en construction, celle-là même qui est le propre d’un nombre croissant de nos contemporains, devenus « hommes des confins ».

32La littérature, comme l’a bien montré Pascale Casanova (1999) est d’une grande importance sur le plan sociologique. Michel Maslowski adopte un autre point de vue, mais qui le recoupe en partie. Dans son article « Regard anthropologique sur la traduction littéraire », il s’attache à la traduction de la strate non-verbale des textes, en s’appuyant sur les enseignements de l’éthologie, de la sociologie interactionnelle, de la proxémie, etc. Cette dimension est essentielle : ne pas en tenir compte entraîne des contresens préjudiciables à la réception des œuvres littéraires, qui s’en trouve, dès lors, compromise.

33La « diversité culturelle » et le « dialogue interculturel » prônés par l’Unesco (2002, 2005) demandent à être, effectivement, soutenus, soutient Xu Jun dans son article, « Diversité culturelle : la mission de la traduction », mais à condition de développer des synergies véritablement interculturelles, à l’instar de celles qui se sont créées en Occident, mais également ailleurs, tout au long de l’histoire. C’est le cas de la Chine, qui s’est ouverte au monde extérieur à plusieurs reprises, d’abord à l’Inde (Sen, 2007) puis à l’Occident. La mondialisation n’est donc qu’une nouvelle étape dans ce processus.

34Trois entretiens viennent ensuite clore ce numéro. Le premier, « Traduction et marché du livre », a été réalisé auprès de Zofia Bobowicz, traductrice, actuellement conseiller éditorial aux éditions Noir et Blanc. Connaissant depuis un quart de siècle l’univers éditorial français, Zofia Bobowicz expose les difficultés de réception rencontrées par la littérature de l’Europe centrale, marché jugé « peu porteur » en France (contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays), car concernant des langues dites « rares » : le rôle de la critique littéraire et du poids de la conjoncture politique ou événementielle est alors déterminant.

35Le second entretien, « Intraduisible et mondialisation », a été accordé par Barbara Cassin, philosophe et philologue, directrice de recherche au CNRS, qui a, notamment, dirigé le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (Cassin, 2004). Sous prétexte qu’il s’agirait d’une solution à la fois plus simple, plus économique et plus démocratique, on voudrait nous faire croire, Google en tête, que les langues sont interchangeables et qu’une seule suffirait aux besoins de tous : l’anglais. Une telle vision de la mondialisation est non seulement fausse, mais dangereuse.

36Le troisième entretien, « Sciences dures et traduction », accordé par Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien et épistémologue, professeur émérite de l’Université de Nice, directeur de la revue Alliage, surprendra ceux, nombreux, qui pensent que les sciences exactes, contrairement aux sciences humaines, n’ont besoin qu’accessoirement de la langue (et par conséquent encore moins de la traduction) en raison du degré de formalisation qui les caractérise. C’est là une vision erronée des choses, car la conceptualisation en sciences ne saurait se passer de la langue, et donc de la traduction.

37Un article récent du journal Le Monde a pour titre évocateur « Une étude britannique prône le multilinguisme en affaires » (Ricard, 2007). L’étude en question, réalisée pour le gouvernement britannique, parvient à la conclusion que : « L’idée selon laquelle l’anglais est la langue universelle pèche par simplisme » (ibid.). Des marchés sont perdus, en particulier, par les petites et moyennes entreprises (PME), à hauteur de 100 milliards d’euros par an, faute des connaissances linguistiques appropriées.

38Voilà qui vient confirmer une autre étude réalisée pour le British Council par David Graddol (2007) selon laquelle les Anglo-Saxons, trop souvent monolingues, se retrouvent en situation d’handicap par rapport à un monde de plus en plus multilingue. L’actuel commissaire européen au Multilinguisme, Leonard Orban (ancien ministre roumain) estime que « les salariés devraient donc maîtriser, pour le plus grand bonheur de leurs employeurs, au moins trois langues : celle de leur pays d’origine, l’anglais bien sûr et un troisième idiome parmi les plus parlés de l’UE – l’allemand, le français, l’espagnol ou l’italien. Sans négliger le russe, l’arabe ou le chinois » (Ricard, ibid.).

39Nous pensons, nous aussi, que le plurilinguisme (c’est-à-dire la maîtrise de plusieurs langues chez un même individu) aura tendance à s’étendre, du fait de la mondialisation. Mais nous pensons également que le multilinguisme (c’est-à-dire la présence de plusieurs langues en un même lieu sans qu’on les connaisse toutes nécessairement, comme par exemple sur Internet) connaîtra une progression plus forte encore, ce qui ne fera qu’amplifier l’importance de la traduction.

40Ce numéro d’Hermès démontre, nous semble-t-il, l’utilité et même l’urgence qu’il y a de développer les études pluridisciplinaires sur la traduction, en particulier dans le domaine des sciences de la communication. On a encore trop tendance à considérer la traduction comme une simple relation d’équivalence entre une « langue de départ » et une « langue d’arrivée », où rien ne se crée et rien ne se transforme.

41Or c’est justement le contraire : la « transparence » des traductions n’est qu’une illusion d’optique, car la traduction met toujours en jeu un ensemble de transformations dont la gamme est très étendue, que ce soit sur le plan conceptuel, politique ou culturel. Il y a là un champ d’étude pluridisciplinaire d’une grande richesse et encore très largement inexploité. On peut donc prévoir que ce numéro d’Hermès annonce d’autres publications pluridisciplinaires sur le même thème.

Références bibliographiques

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Joanna Nowicki
Joanna Nowicki, maître de conférences HDR à l’Université Paris-Est de Marne-la-Vallée, membre du laboratoire Espaces éthiques et politiques - Institut Hannah Arendt (EEP) - EA 2548. Elle enseigne l’anthropologie culturelle de l’Europe centrale et la communication interculturelle. Ses travaux portent sur l’identité des confins, l’imaginaire collectif et la relation à l’autre. Elle a dirigé Quels repères pour l’Europe ? (L’Harmattan, 1996), Europe, la danse sur les limites (Romillat, 2005) et codirigé Mythes et symboles politiques en Europe centrale (PUF, 2002) et Dissidences (PUF, 2005). Elle est également membre de la rédaction en chef de la revue Hermès et du comité de pilotage de l’Institut de la communication du CNRS.
Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff, maître de conférences HDR à l’Institut du monde anglophone, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, et membre du Tract (Traduction et communication transculturelle anglais/français-français/anglais) au sein de l’EA 3980, Lilt. En outre, il participe au comité de rédaction de la revue Palimpsestes et a publié Bilinguisme d’écriture et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (L’Harmattan, 2001) et La traduction (coll. « Que sais-je ? », 2004).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/26809
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