1Parmi les contributions contenues dans les deux derniers ouvrages publiés (Beltran-Vidal et Maniez, 2005 ; Bejoint et Maniez, 2005) dans le cadre des travaux du Centre de Recherche en Terminologie et Traduction de l’Université Lumière - Lyon II, certaines donnent des indications sur la traduction des mots de la santé dans l’espace interculturel européen. Ce sont certainement les professionnels de la santé qui expliquent le mieux ce qu’il faut entendre aujourd’hui par « mots de la santé ». À partir de leur définition issue de leur pratique journalière nous pouvons distinguer les principales difficultés dans la traduction de ces mots, les premières relevant d’un déficit dans l’équivalence interlinguistique en terminologie médicale, les autres pouvant résister à la traduction car appartenant à deux domaines constitutifs : la santé et l’histoire socio-culturelle d’un pays européen particulier.
L’évolution actuelle des « mots de la santé »
2Dans deux articles (Boissel et Dürr, 2005 ; Dürr, 2005), Françoise Dürr [1] évoque les difficultés langagières auxquelles se heurtent les professionnels de la santé dans la pratique quotidienne de leur métier et aussi dans la transmission de leur savoir. Ce qu’elle souligne avant tout c’est « l’opacité » des nouveaux concepts faisant partie de leur langue de spécialité. Parmi eux, il y a ceux produits par la recherche et désignant des découvertes ou des méthodes encore peu connues, si bien que leurs dénominations ne sont pas toujours utilisées à bon escient et peuvent générer des malentendus. Elle rappelle par ailleurs que l’exercice de la médecine a beaucoup changé au cours des dernières décennies ; désormais, le patricien utilise nécessairement des outils empruntés à d’autres sciences, comme les statistiques. Or, ces deux sciences, la médecine et les mathématiques n’ont pas les mêmes prémisses ; pour le médecin, l’être humain est toujours un cas individuel qui ne se comporte pas forcément comme « la moyenne » calculée à partir d’un certain nombre de cas. C’est toutefois grâce à ces calculs opérés par les statisticiens que les médecins ont pu repérer les traitements efficaces pour une pathologie donnée dans la grande majorité des cas et faire avancer ainsi les progrès en médecine. Mais il a fallu exprimer cette « mesure » en recourant à de nouveaux mots empruntés aux statistiques qui, comme l’écrit Françoise Dürr, « ne représentent pas grand-chose pour les médecins (plusieurs études le montrent) et sans doute pour les patients » (Boissel et Dürr, 2005, p. 15). En effet, les patients et la société souhaitent désormais non seulement comprendre le langage médical mais aussi introduire de nouveaux termes faisant donc eux aussi partie intégrante des « mots de la santé ». Parmi ceux-là, nous pouvons citer obligation de résultat, contrat de soin ou principe de précaution, syntagme, dont personne, d’après Françoise Dürr, « n’est capable d’expliquer à quel paradigme il se rattache ni d’en proposer une mise en œuvre raisonnable » (ibid.).
3Nous voyons donc que l’évolution des mots de la santé et « le manque de transparence » des concepts proviennent de trois causes et origines différentes : d’une part une accélération de la recherche et la nécessité de trouver des dénominations nouvelles recouvrant les résultats obtenus, la nécessité pour les professionnels de la santé d’utiliser désormais dans leur travail des instruments dont le fonctionnement et donc les dénominations relèvent d’autres disciplines que la leur, enfin une attitude nouvelle des sociétés et des patients leur imposant à travers leurs mots une vision de leur métier autre que celle issue de leur expérience. En fait, la mutation du langage de la santé reflète la mutation de nos sociétés occidentales ; les problèmes de compréhension qui rendent difficile la communication à l’intérieur d’un même domaine de spécialité proviennent des interférences entre plusieurs langages exprimant des représentations du monde et de l’homme différentes. On pourrait dire en schématisant que le professionnel de la santé perçoit avec acuité le caractère unique de chacun de ses patients, le statisticien s’emploie à trouver les références d’un homme « moyen » qui n’existe pas dans la réalité et la société et le citoyen attendent de la médecine qu’elle leur offre « l’égalité des chances », qu’elle respecte « les droits de chacun », qu’elle élève un rempart pouvant les protéger de toutes les agressions menaçant la santé. Les langages des mathématiques, du juridique [2] et du politique interfèrent avec celui de la médecine. Nous savons que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », inversement nous avons ici la preuve que « l’opacité » des formulations dénoncée par les professionnels de la santé relèvent en amont d’un brouillage des concepts. Or tout traducteur sait que l’on ne peut traduire que ce que l’on a parfaitement compris, il tente alors de retrouver la généalogie des mots de la santé qu’il a à traduire, la source dont ils sont issus.
Équivalences interlinguistiques dans le domaine de la médecine
4Les concepts à la base des mots de la santé surgissent d’horizons divers ce qui explique qu’en fonction des points de vue, ils soient classés et perçus de façon différente parfois contradictoire. Le travail des terminologues consiste alors à essayer de dégager parmi eux les mots qui peuvent être soumis à une analyse et une définition précises pour établir une cohérence scientifique permettant par exemple d’élaborer un dictionnaire. C’est cet aspect de la traduction des mots de la santé qui a été étudié par Madalena Contente et João Malgalhães (Contente et Malgalhães, 2005). Après avoir évoqué les difficultés méthodologiques dans la tentative de faire correspondre les éléments des systèmes terminologiques de deux ou plusieurs langues différentes, ils constatent que « dans une perspective d’harmonisation, la terminologie multilingue doit respecter les identités culturelles, puisque les systèmes linguistiques reflètent des structures cognitives et socioculturelles différentes » (Contente, 2005, p. 426). En effet, comme les auteurs le mentionnent, suivant les langues, « les systèmes conceptuel et terminologique de la maladie ont des caractères spécifiques » (Contente, 2005, p. 431), c’est certainement ce qui explique la difficulté de traduction de certains termes médicaux lorsque par exemple une maladie s’est développée essentiellement dans un pays précis, comme le Portugal [3]. Pour contourner ce type de difficultés, les auteurs des dictionnaires bilingues anglais-français peuvent alors avoir recours à des calques de l’anglais, par exemple le terme anglais angioneurotic edema est traduit en français par angio-œdème alors que son équivalent est œdème de Quincke (Contente, 2005, p. 433). La traduction exacte du terme présuppose en français une connaissance de l’histoire de la médecine.
5La traduction littérale dans le langage de la médecine ne se limite pas aux mots et peut se retrouver dans la phraséologie du diagnostic, ce qui a été étudié par François Maniez : dans un de ses articles (Maniez, 2005), il montre que souvent les traductions médicales de l’anglais vers le français concourent à produire « une certaine uniformisation de la langue médicale française au détriment d’expressions utilisées spontanément par les francophones lors de la génération de textes non traduits » (Maniez, 2005, p. 192). De même que la traduction peut remplacer les termes médicaux aux références culturelles dans la langue cible par des « calques » de la langue source, elle produit en langue cible une langue particulière, calquée la plupart du temps sur l’anglais. Tout se passe comme si l’acte de traduire les textes médicaux à partir de l’anglais avait le pouvoir de créer un idiome particulier de la médecine s’insérant dans une langue naturelle, ici le français. C’est certainement une des raisons du manque de transparence de la langue de la médecine évoquée par Françoise Dürr, on peut y voir aussi le processus d’élaboration nécessairement douloureux et imparfait d’une langue de spécialité médicale universelle.
Terminologies multilingues comparées et identités culturelles
6Les États européens tentent de nos jours de réformer leur système de santé en poursuivant le même but, maîtriser les dépenses, et en s’inspirant les uns des autres sans que l’on puisse parler d’une uniformisation des systèmes de santé européens (Alonso, 2005, p. 85). Laurent Gautier en analysant la réforme du système de santé allemand (Gautier, 2005, p. 67) arrive toutefois à la même conclusion que Malcolm Harvey qui étudie le système de santé britannique (Harvey, 2005, p. 78) : les réformes redéfinissent le rôle du « patient » en lui attribuant un comportement nouveau : de passif, le patient devient « actif », acteur à l’intérieur du système de santé. C’est ce changement de statut du patient qui génère ces nouveaux mots de la santé que bon gré mal gré le professionnel de la santé doit désormais intégrer à son vocabulaire comme nous venons de le voir. Pour l’anglais, l’allemand et le français, aucun problème de traduction puisque les trois langues font la même expérience de ce glissement sémantique du mot « patient » au même moment, nous remarquons simplement que le nouveau sens du mot « patient » n’est plus en accord avec son étymologie, le terme est dérivé du participe présent du verbe latin pati qui veut dire souffrir, subir.
7Toutefois la traduction de ces mots de la santé qui proviennent de registres non pas médicaux mais socio-culturels peut générer des faux sens. Une harmonisation des systèmes de santé au niveau européen sera certainement dans le futur à l’ordre du jour, la traduction des termes prendra alors une importance particulière. Les calques dans ce domaine comme l’analyse Malcolm Harvey à propos du mot sécurité sociale, correspondant au mot anglais social security, peuvent induire en erreur. En effet, le terme anglais recouvre l’ensemble des prestations sociales (c’est-à-dire également l’allocation chômage, les pensions de retraite, etc.), il désigne donc une couverture sociale plus étendue que celle offerte par la sécurité sociale française. Malcolm Harvey évoque dans ce cadre également le terme family doctor (Harvey, 2005, p. 77) que l’on pourrait traduire aisément en français par « médecin de famille » sans se rendre compte que les attributions du family doctor ne sont pas celles du médecin de famille français car, comme il l’explique, le family doctor est « la clé de voûte du système de santé National Health Service » d’inspiration différente de l’assurance sociale en vigueur dans d’autres pays européens dont la France. En donnant davantage de pouvoirs au médecin traitant qui filtre désormais les visites de ses patients désirant consulter un médecin spécialiste, la France a confié au médecin généraliste une des attributions du family doctor anglais sans reprendre toutefois la traduction littérale du terme, on parle du médecin traitant et nous pouvons considérer que c’est une bonne traduction qui tient compte des disparités des deux systèmes de santé français et anglais.
Conclusion
8Ces études et réflexions sur la traduction dans le domaine de la santé mettent en évidence qu’il est indispensable de connaître les identités culturelles européennes pour s’acquitter au mieux de cette tâche. Toutefois, elles décèlent également dans la pratique une tendance à utiliser une traduction littérale de l’anglais. Tout se passe comme si l’activité du traducteur, devenue nécessaire dans le contexte de la mondialisation, avait ce pouvoir de créer un idiome à l’intérieur d’une langue naturelle, lu et parlé par un groupe social déterminé exerçant la même profession. Finalement, tout dépend du niveau auquel la communication dans le domaine de la santé a lieu, et l’on voit bien alors que, même dans un domaine de spécialité, le traducteur a un rôle éminent à jouer, celui de passeur entre deux cultures.
Notes
-
[1]
Maître de conférences au service de Pharmacologie clinique, Faculté de Médecine Laënnec, Université Claude Bernard -Lyon I.
-
[2]
L’évolution du contenu sémantique du terme « patient » vers des références juridiques aussi bien en Angleterre qu’en Allemagne a été analysée et démontrée par Malcolm Harvey et Laurent Gautier dans leurs articles contenus dans D. Beltran-Vidal et F. Maniez (dir.), Les Mots de la santé, 2005. Voir également le texte de Sylvie Rouquié, « L’insécurité financière du médecin dans le contrat de soin » dans le même ouvrage.
-
[3]
Les auteurs citent la maladie connue en portugais sous le nom de doença dos pezinhos (littéralement « maladie des petits pieds »).