1Le projet international de recherche « Le monde atlantique comme laboratoire conceptuel (1750-1850). Fondations pour un Dictionnaire historique de la langue politique et sociale dans l’espace ibéroaméricain » (ou Iberconceptos) [1] rassemble plus de 60 chercheurs, regroupés au sein d’équipes de neuf pays différents : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Espagne, Mexique, Pérou, Portugal et Venezuela. Son principal objectif, partagé par tous les membres du projet, consiste à effectuer une étude comparée systématique de la transformation des concepts politiques de base dans les pays de langue espagnole et portugaise des deux côtés de l’Atlantique entre 1750 et 1850 – autrement dit, depuis les réformes bourboniennes jusqu’à la fin de la première vague des révolutions libérales et la formation des nouveaux États indépendants. Les concepts sélectionnés pour la première étape du projet (2005-2007) sont les suivants : América / Americanos ; ciudadano / vecino (citoyen / « voisin ») ; constitución ; federación / federal / federalismo ; historia ; liberal / liberalismo ; nación ; opinión pública ; pueblo / pueblos (peuple, communauté, village [2]) ; república / republicanos. Dans la deuxième étape du projet (2008-2010) seront analysés les concepts suivants : civilización ; democracia ; Estado (État) ; independencia ; libertad ; orden (ordre) ; partido / facción ; patria / patriota / patriotismo ; revolución ; soberanía (souveraineté).
2La pertinence d’un tel projet réside avant tout dans sa dimension transnationale. Il est vrai qu’en cette phase initiale de recherche, nos premiers résultats provisoires se limitent à des contextes « nationaux » (les guillemets sont ici obligatoires, vu que, dans l’Amérique ibérique, durant la longue période précédant les indépendances, les cadres de référence politique – pueblos, villes, provinces, vice-royautés, etc. – ne peuvent en aucune manière être qualifiés de « nations »). Néanmoins, notre but à moyen terme est d’aller au-delà des limites des État actuels, pour entreprendre une véritable histoire atlantique des concepts politiques. Autrement dit, une histoire qui prenne en compte l’outillage conceptuel des agents (individuels et collectifs) afin de pouvoir bénéficier d’une meilleure compréhension de leurs motivations et du sens de leur action politique, et de parvenir ainsi à une définition plus satisfaisante de la dynamique des processus historiques en place.
3Les participants au projet Iberconceptos partent du principe que toute étude de sémantique historique doit se faire en tenant compte de l’histoire politique et socioculturelle de la société en question, et s’appuyer sur une analyse des discours situés dans leurs contextes. À partir de cette perspective qui nous est commune, il ne s’agit pas de chercher des sens cohérents, des « idées claires et distinctes » ni des définitions de concepts, mais d’élucider de manière systématique la relation existant entre, d’une part, les discours, les langages et les concepts et, d’autre part, la vie politique de l’époque et son arrière-plan socioculturel. Par conséquent, ce qui nous importe, ce n’est pas tant de décrire la simple évolution lexico-sémantique des signifiés véhiculés par les mots, mais avant tout de savoir comment ont lieu ces changements. Plus précisément, il s’agit de comprendre comment ces signifiés instables s’articulent et interagissent avec les transformations qui ont lieu en dehors de la langue, et inversement, comment certaines innovations conceptuelles entraînent d’importantes transformations dans la manière de voir les choses, y compris comment, dans certains cas, celles-ci peuvent produire des changements plus ou moins décisifs sur le terrain social ou politique [3].
4Le projet Iberconceptos est mis en œuvre sur la base d’un questionnaire qui est le même pour toutes les équipes qui participent à cette recherche en histoire comparée des concepts sociopolitiques ibéroaméricains dans la période de transition. La liste des questions est établie de manière à ce que tous les textes des auteurs interrogent les sources à partir de trois axes communs, qui permettent ensuite de développer des analyses transversales sur chaque item conceptuel.
5Les axes de comparaison se divisent de la manière suivante :
- Axe lexico-conceptuel (relations entre le mot et le concept).
- Axe sémantico-temporel (périodisation et temporalité interne des concepts).
- Axe rhétorico-pragmatique (où entrent en jeu les relations entre les concepts et les objets auxquels ils renvoient à travers l’analyse des actions discursives des agents qui interviennent dans les débats. Ainsi cet axe se transforme en axe prioritaire pour le chercheur, parce que les facteurs lexico-conceptuels sont à lire dans un certain contexte pragmatique qui met en jeu les stratégies politico-discursives des principaux protagonistes, leurs initiatives en matière d’innovation conceptuelle, c’est-à-dire visant à fixer de nouvelles règles du jeu ainsi que ses limites).
6La rénovation historiographique et méthodologique proposée dans le projet Iberconceptos s’apparente également à l’importante tradition d’étude du langage politique existant au sein des écoles française, anglo-saxonne et allemande. Notons, en particulier, qu’en Allemagne et en France, une place centrale a été accordée à l’élaboration d’ambitieux dictionnaires consacrés aux concepts politiques dans leur dimension pratique et aux utilisations du vocabulaire politique et social en périodes de révolution (Brunner, Conze et Kosseleck, 1972-1997 ; Guilhaumou et al., 1985-2003). L’intérêt croissant suscité par l’histoire conceptuelle a donné lieu récemment à la première production relative au monde hispanique. Le Dictionnaire politique et social du xixe siècle espagnol (2002), dirigé par Javier Fernández Sebastián et Juan Francisco Fuentes, s’est fixé pour tâche, dans le cadre des 104 entrées que contient ce volume, de suivre l’évolution des concepts politiques et sociaux les plus pertinents du xixe siècle espagnol, évolution liée aux circonstances historiques changeantes de cette période, en ayant pour objectif de recréer une vision d’ensemble de l’univers lexical et conceptuel de l’Espagne du xixe siècle [4].
Histoire conceptuelle et traduction
7Un des aspects les plus intéressants de ce projet réside dans la prise en compte des différents modes de conceptualisation et de « traduction »/adaptation des divers vocables d’une même langue d’un pays à l’autre, et des différences qui apparaissent entre les deux grands blocs politico-linguistiques que sont l’Espagne et l’Amérique hispanique, d’une part, le Portugal et le Brésil, de l’autre. Par exemple, il semble clair en première analyse que les mots espagnols pueblo (peuple) et vecino (voisin) possèdent en politique – en particulier quand ils sont utilisés au pluriel – certaines valeurs qui ne correspondent pas exactement à celles de leurs vocables homologues en portugais (povo, vizinho), fait de langue qu’il convient de mettre en relation avec les expériences politiques des deux pays ibériques.
8Dans la perspective d’une histoire comparée des concepts, telle que celle que nous nous efforçons de développer dans ce projet, il n’est pas inintéressant non plus de mettre en relief la mise en circulation de diverses versions d’un même article de base, comme le prouve l’analyse du concept d’opinion publique. Le journal El Espectador sevillano (Seville, 1809) a ainsi fait paraître un « Essai sur l’opinion publique », rédigé par Alberto Rodríguez de Lista, qui a été reproduit ensuite intégralement, partiellement, ou avec des variantes, dans de multiples journaux : dans le Correio da Península (Portugal, 1810) ; dans l’édition mexicaine de El Espectador sevillano (Mexico, 1810) ; ensuite, entre 1820 et 1828, dans El Hispano-Americano constitucional, La Sabatina universal, la Gaceta del gobierno de México, El Sol (Mexique), El Observador de la República de México, El Español constitucional (Londres, 1820) et dans El Redactor General de España (Madrid, 1821).
9Bien qu’il ne nous soit pas possible de reproduire ici l’ensemble de l’analyse comparée des versions successives, nous désirons signaler l’intérêt tout particulier qu’une confrontation de celles-ci peut avoir pour une meilleure compréhension des phénomènes de circulation et de réfraction/adaptation des concepts tels qu’ils dépendent des contextes.
10Dans la première moitié du xixe siècle, par exemple, le concept d’opinion publique a connu, sur le plan de sa dimension politique, des variations parfois notables selon les territoires, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, dans le monde luso-brésilien comme dans les pays hispanophones, L’opinion publique est assimilée, dès le commencement, à la « Reine du monde », tandis qu’en Amérique hispanique elle apparaît comme une nouvelle source de légitimité demandant à être, à son tour, légitimée.
11De telles différences pourraient peut-être s’expliquer par les constellations sémantiques dans lesquelles s’insère ce concept nouveau : dans toute la Péninsule, il faut le considérer dans le contexte de l’avènement des premiers libéralismes ; en Amérique hispanique, en tant que partie intégrante des discours révolutionnaires ou républicains lors des guerres d’indépendance.
12Dans ce dernier cas, le concept d’opinion publique, invoqué à de nombreuses reprises, a paru néanmoins remplir, au début des révolutions indépendantistes, une fonction moins active. Dans l’ensemble, on observe, dans les divers discours libéraux, l’association de l’opinion publique et de la publicité, du régime représentatif, du couple liberté/libertés, des garanties individuelles et du partage du pouvoir (celui-ci en particulier en Amérique hispanique), si bien que l’idéal unitaire, commun à tout l’univers ibéro-américain, se scinde suivant les lignes de recomposition des espaces territoriaux dès les crises ibériques, et se divise en revendications qui oscillent entre les concepts de pueblo/pueblos et de nación.
13Ceci étant, aussi bien dans l’Amérique hispanique qu’au Brésil, et indépendamment des appartenances factieuses ou partisanes, on insistera sur le fait que les véritables porte-parole de l’opinion publique sont les hommes instruits, au jugement réputé sûr, considérés comme importants ou constituant la partie « saine » du pays. Bien que certaines de ces références apparaissent dans les discours des différentes tendances politiques qui ont prédominé dans toute la Péninsule, les libéraux péninsulaires se référaient plus fréquemment à la représentation, aux représentants, ou à une intelligence diffuse réunissant les diverses opinions en lutte.
14C’est, on le voit, en procédant à de telles comparaisons que le projet Iberconceptos permet de distinguer les lignes de concordance et de discordance qui apparaissent lorsque l’on examine la manière dont les concepts politiques ont été formulés, interprétés, et intégrés au sein du monde ibéro-américain.
Notes
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[1]
« El mundo atlántico como laboratorio conceptual (1750-1850). Bases para un Diccionario histórico del lenguaje político y social en Iberoamérica » (Iberconceptos). Nous reprenons ici les propos de Javier Fernández Sebastián dans une première ébauche du projet. Direction générale : Javier Fernández Sebastián (Université du Pays basque, Espagne). Coordinateurs par pays : Noemí Goldman (Argentine), João Feres (Brésil), Georges Lomné (Colombie), Isabel Torres Dujusin (Chili), Javier Fernández Sebastián (Espagne), Guillermo Zermeño (Mexique), Cristóbal Aljovin Losada (Pérou), Fátima Sá (Portugal), Carole Leal (Venezuela).
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[2]
Le terme pueblo est en réalité intraduisible, et sa signification évolue au cours des révolutions d’indépendance. Le pueblo est, au début de la colonisation, la ville ou la cité et ses alentours qui constituent l’organisation territoriale hispanique de base. Au moment de la crise de la monarchie espagnole et de la vacatio regis, les pueblos sont de nouveaux acteurs politiques qui réclament autonomie et souveraineté. Un grand nombre d’entre eux parviennent à devenir de petites républiques indépendantes durant les périodes de crise de légitimité des nouveaux pouvoirs qui se mettent en place dans les anciennes capitales des vice-royautés : pueblo désigne alors à la fois la cité et le peuple.
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[3]
Javier Fernández Sabastian, « ¿Qué es un diccionario histórico de conceptos políticos? », Annales, vol. 7-8, Université de Göteborg, 2004-2005, p. 223-240.
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[4]
On peut lire, en français, le compte-rendu de cet ouvrage par Lucien Jaume, « Histoire des concepts politiques et histoire des idées : un dictionnaire qui donne à penser », Revue française de science politique, vol. 53, n° 3, décembre 2003, p. 967-969.