CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lorsqu’en 1580 Montaigne publie ses Essais, il a lu le Journal de Christophe Colomb dans lequel une mauvaise interprétation de la graphie colombienne a transformé l’adjectif « caribal » en « canibal ». Le premier adjectif renvoyait au peuple des Caribes, dont on disait qu’ils étaient anthropophages, et Montaigne adapte en français la lecture fautive en « cannibale ». Les Essais sont traduits en anglais par un ami de Shakespeare et le chapitre « Des cannibales » inspire au dramaturge pour sa pièce La Tempête le personnage de Caliban (anagramme de canibal), réduit en esclavage par Prospero. C’est ainsi qu’un peuple de la mer des Caraïbes a donné, sans le vouloir, leur nom aux anthropophages et, accessoirement, à un personnage de Shakespeare. Anecdote ? Bien sûr, mais qui nous montre l’importance des traductions dans nos cultures et dans notre vie quotidienne. Depuis Montaigne, ces traductions se sont multipliées et elles jouent, à l’heure de la mondialisation, un rôle non négligeable.

2Je voudrais dans cet article aborder la question du marché linguistique à travers cette activité fondamentale, que nous utilisons tous les jours, ou du moins dont nous utilisons tous les jours les produits : la traduction. Je vais dans un premier temps présenter rapidement ce que j’ai appelé le « modèle gravitationnel », ainsi que son application à la traduction. Dans un deuxième temps, je présenterai deux études de cas : un exemple historique, celui de la science en arabe ; un exemple contemporain, la question des traductions vers le chinois et à partir du chinois. Et pour terminer je reviendrai en conclusion à des problèmes plus généraux concernant l’avenir de la situation linguistique du monde.

Le modèle gravitationnel et les flux de traduction [1]

3Le modèle gravitationnel (Calvet, 1999), a été élaboré pour rendre compte du versant linguistique de la mondialisation. On sait que l’on parle sur la surface du globe un grand nombre de langues, entre six et sept mille selon les évaluations. Ces langues peuvent bien sûr être regroupées en familles (romane, germanique, sémitique, bantou, etc.), mais il n’en demeure pas moins que, dans leur pluralité, elles constituent un grand désordre babélien. Le modèle gravitationnel permet d’y mettre un peu d’ordre, en partant du principe que les langues sont reliées entre elles par des bilingues, et que les systèmes de bilinguisme sont hiérarchisés, déterminés par des rapports de force. Ainsi un bilingue arabe-berbère au Maroc est toujours de première langue berbère, un bilingue wolof-français au Sénégal est toujours de première langue wolof, un bilingue alsacien-français en Alsace est toujours de première langue alsacienne, etc.

4Nous parvenons donc à une représentation des rapports entre les langues du monde en termes de gravitations étagées autour de langues-pivots de niveaux différents. Nous avons, au centre, une langue « hypercentrale », l’anglais, pivot de l’ensemble du système, dont les locuteurs manifestent une forte tendance au monolinguisme. Autour de cette langue hypercentrale gravitent une dizaine de langues « supercentrales » (espagnol, français, hindi, arabe, malais…), dont les locuteurs, lorsqu’ils acquièrent une seconde langue, apprennent soit l’anglais soit une langue de même niveau, c’est-à-dire une autre langue supercentrale. Elles sont à leur tour pivot de la gravitation de cent à deux cents langues centrales autour desquelles gravitent enfin six à sept mille langues périphériques. Dans cette organisation tridimensionnelle et pyramidale, dont le ciment est constitué par les bilinguismes, on comprendra aisément que les langues les plus menacées – celles dont la transmission est la plus aléatoire – sont les langues périphériques, qui ne sont pratiquement jamais langues secondes et dont l’éventuelle expansion ne peut reposer que sur la vitalité des communautés qui les ont pour langues premières.

5Le modèle gravitationnel est donc une représentation abstraite des rapports entre les langues, une configuration abstraite de rapports concrets qui s’incarnent en un lieu donné, en une situation donnée et à travers des locuteurs donnés. Les locuteurs ou les communautés bilingues, ici considérés comme liens entre les langues, sont d’une part des individus ou des groupes qui peuvent communiquer en deux langues, et d’autre part des interprètes ou des traducteurs dont la fonction sociale consiste à établir des liens entre des locuteurs – ou des scripteurs et lecteurs – qui n’ont pas de langue en commun.

6On peut dans ce cadre général analyser la situation mondiale de la traduction : de quelles langues et vers quelles langues traduit-on ? Johan Heilbron (1999), utilisant les notions de centre et de périphérie empruntées à Wallerstein, a ainsi étudié les flux de traductions de livres comme un système international en se basant sur l’idée que plus on traduit à partir d’une certaine langue, plus celle-ci est centrale. Il souligne ainsi qu’environ 40 % des ouvrages traduits dans le monde le sont à partir de l’anglais, alors même que le pourcentage de livres écrits en anglais dans l’ensemble des livres publiés dans le monde diminue. Suivent le français, l’allemand et le russe, chacun à l’origine de 10 % à 12 % des traductions, les trois-quarts des livres traduits dans le monde l’étant donc à partir de quatre langues. Puis viennent six langues (italien, espagnol, danois, suédois, polonais et tchèque) dont chacune fournit entre 1% et 3% des livres traduits dans le monde, le chinois, le japonais, l’arabe et le portugais venant loin derrière [2]. Corrélativement, plus une langue est centrale dans ce système international de traduction et moins on traduit vers elle. Ainsi, souligne Heilbron, moins de 5 % des ouvrages publiés aux États-Unis et en Grande-Bretagne sont des traductions, entre 10 % et 12 % en Allemagne et en France, entre 12 % et 20 % en Espagne et en Italie, autour de 25 % en Suède et aux Pays-Bas, etc.

7Nous parvenons ainsi à un tableau du même genre que celui qui est fourni par le modèle gravitationnel, avec une langue-pivot, l’anglais, autour de laquelle en gravitent d’autres qui à leur tour sont le pivot d’autres gravitations. Et l’on peut être tenté de considérer que ces deux tableaux sont parallèles, ce que laisse entendre Heilbron (1999, p. 433) : « A language is more central in the world-system of translation when it has a larger share in the total number of books worldwide. » En fait, il n’en va pas réellement ainsi : on traduit peu, selon les chiffres d’Heilbron, à partir du chinois, de l’arabe, du portugais et du japonais, les langues les plus parlées n’étant donc pas nécessairement celles que l’on traduit le plus. En outre, plus on traduit d’une langue vers les autres, plus ces traductions concernent des domaines différents. « Centrality implies variety » écrit Heilbron, tandis que les traductions de langues périphériques ne concernent que de rares domaines.

8Le versant linguistique de la mondialisation tel que nous le donne à voir le modèle gravitationnel apparaît comme une sorte de « marché aux langues » (comme il y a des marchés aux fleurs ou aux oiseaux) sur lequel certaines langues sont très cotées (l’anglais au premier chef, puis les langues supercentrales, espagnol, français, etc.) et d’autres dévaluées (les langues périphériques dont certains locuteurs ou certaines communautés ne veulent plus, les abandonnant, c’est-à-dire ne les transmettant plus à leurs enfants). Le marché mondial de la traduction nous fournit une image légèrement différente des rapports entre les langues, qui ne s’explique pas (ou pas uniquement) par la statistique des locuteurs mais repose sur d’autres facteurs. Le modèle gravitationnel fait apparaître au sommet de l’édifice des langues véhiculaires internationales (anglais, français, malais, espagnol…) qui, certes, sont très parlées, mais se caractérisent surtout par cette fonction véhiculaire. Le japonais par exemple a à peu près le même nombre de locuteurs que le français, mais il ne joue pas de rôle véhiculaire. Le système mondial des bilinguismes nous montre que, grosso modo, l’acquisition d’une langue seconde se fait en allant de la périphérie vers le centre, et que des locuteurs de langues périphériques communiquent par l’intermédiaire d’une langue de niveau supérieur qu’ils utilisent comme véhiculaires.

9Du point de vue du flux des traductions considéré comme un système planétaire, le mouvement va du centre vers la périphérie, ce qui confirme les leçons du modèle gravitationnel même si, nous l’avons dit, les deux « hiérarchies » de langues ne sont pas vraiment superposables. Il en découle différentes conséquences :

101. Une tendance tout d’abord à ne lire, outre les livres rédigés dans sa propre langue, que ceux qui sont traduits à partir des langues centrales. Si nous laissons de côté les rares personnes capables de lire en plusieurs langues, le public cultivé français par exemple a une image de la littérature étrangère qui se limite aux auteurs anglophones, hispanophones, germanophones et russophones traduits en français. Il y a, bien sûr, d’autres auteurs traduits, de l’arabe, du japonais, du portugais ou du chinois par exemple, mais en nombre très limité. C’est-à-dire que cette organisation mondiale de la traduction est un frein à la diversité culturelle, ou, pour dire les choses autrement, que nous lisons le déficit de diversité à travers cette organisation.

112. Cette absence de diversité menace d’une autre façon les cultures du centre : « The more central a language is in the international translation system, the smaller the proportion of translation into this language » (Heilbron, 1999, p. 439). Nous l’avons déjà dit, mais ces chiffres méritent d’être médités, on traduit beaucoup moins aux États-Unis et en Grande-Bretagne qu’en France et en Allemagne, et moins encore qu’en Italie et en Espagne ou qu’en Suède et aux Pays-Bas… C’est-à-dire que le marché du livre offre plus de choix, plus de diversité, aux lecteurs des langues périphériques qu’à ceux des langues centrales, et qu’en particulier le public anglophone a une information culturelle, théorique, etc., plus limitée, ou du moins plus « pensée unique », que le public suédois ou japonais. Cette relation inverse entre la centralité d’une langue et le taux de traduction vers cette langue peut donc se résumer ainsi : d’une part les cultures « centrales » sont les plus diffusées dans le monde (dans un domaine différent, le cinéma et les feuilletons de télévision venant des États-Unis nous en fournissent un bon exemple), d’autre part les pays de langues « centrales » sont les moins informés sur la production culturelle des pays « périphériques ». Un autre exemple est ici parlant : les textes scientifiques provenant des États-Unis sont ceux qui donnent le moins de références en langues étrangères. Selon Thomas Schott, ces références tournent autour de 25 % dans les publications scientifiques américaines, entre 40 % et 71 % dans les publications japonaises et européennes, entre 70 % et 92 % dans celles des pays en voie de développement (Schott, 1991, cité par Heilbron, 1999). Nous pouvons donc ici avancer un jeu de mot bilingue, en disant qu’il y a un rapport direct entre quotation (« citation » en anglais) et cotation : plus une langue est cotée et plus on cite des textes écrits en elle, moins elle est cotée et moins elle est citée.

123. Fréquemment, on ne traduit vers une langue périphérique que lorsque les ouvrages ont déjà été traduits dans une langue centrale. Heilbron (1999) souligne par exemple que des auteurs comme Borges, Cortazar, Garcia Marquez, Vargas Llosa, ont été traduits en français et en anglais avant de l’être en néerlandais et qu’en outre la traduction du titre, le texte de la quatrième de couverture, les articles de presse cités dans la publicité, etc., étaient le plus souvent empruntés à la traduction anglaise ou française. Là aussi, le centre pèse lourdement sur la périphérie en limitant considérablement la diversité de son information. Un Danois aura d’autant plus de chance de lire un livre traduit du grec que ce livre aura d’abord été traduit en anglais et en français.

13À partir de tous ces points de vue, nous constatons que la mondialisation est, dans le domaine de la traduction, une entrave à la diversité. Il y a bien sûr des raisons économiques à cela. Un livre traduit coûte fort cher à l’éditeur, et il est donc plus facile d’entreprendre une traduction lorsque le public potentiel est large. Mais il n’y a pas là une fatalité, et certaines communautés linguistiques de taille limitée financent une politique de traduction. Je pense en particulier à la Galice ou à la Catalogne, dont les autorités subventionnent pour des raisons politiques la traduction de nombreux ouvrages souvent déjà traduits, et donc accessibles, en espagnol. En revanche, les pays « périphériques » tels que le Vietnam ou la Bulgarie, par exemple, dont la littérature est pour ainsi dire inconnue, sont contraints de former des traducteurs bilingues de langues étrangères pour la diffusion de leur patrimoine national.

14Et ces exemples nous montrent qu’il y a au moins deux types de politiques de la traduction : l’une qui aide à la traduction vers la langue du pays (le galicien, le catalan, dans les exemples ci-dessus), afin de montrer qu’apprendre à la lire est un investissement utile ; l’autre qui aide à la traduction à partir de la langue du pays (le vietnamien, dans les exemples ci-dessus) afin de diffuser la pensée, les recherches ou la littérature qui s’expriment dans cette langue.

La science en arabe [3]

15Je voudrais maintenant évoquer rapidement un exemple historique, celui de la science en arabe, qui nous permettra d’avancer une hypothèse concernant les rapports entre développement scientifique et politique de la traduction.

16En lisant l’ouvrage d’Ahmed Djebbar (2001) consacré à la science en arabe, on est frappé par le fait que la traduction accompagne l’histoire de cette science, en amont et en aval de sa splendeur, ou si l’on préfère avant son apparition et après sa disparition. Prenons l’exemple de la médecine. Il est bien évident qu’elle n’a pas été inventée par les Arabes, mais qu’ils sont partis de recherches antérieures, celles d’Hippocrate et de Galien, et aussi de médecins persans et indiens qui en sont les grands ancêtres. Djebbar écrit à ce propos : « En Mésopotamie, l’enseignement médical se faisait en syriaque, […] il s’appuyait essentiellement sur seize livres de Galien et douze livres d’Hippocrate, qui avaient été traduits en syriaque au vie siècle […]. Tout au long du viiie siècle, les nouveaux ouvrages de médecine ont été écrits en syriaque. » (Djebbar, 2001, p. 304-305).

17Au ixe siècle, lorsque paraissent les premiers écrits médicaux en arabes, leurs auteurs s’appuient donc sur une solide tradition qui leur est parvenue grâce à des traductions du grec, du syriaque et du sanscrit ; surtout du syriaque en fait, mais il s’agit le plus souvent de textes traduits entre le ve et le viie siècle du grec vers le syriaque et retraduit ensuite vers l’arabe. Ahmed Djebbar signale ainsi que tous les textes de Galien avaient été traduits du grec vers le syriaque, et que 75 d’entre eux sont traduits vers l’arabe.

18Il en va de même pour ce qui concerne la géométrie : Euclide, Archimède, Appolonius sont traduits du grec vers l’arabe, tout comme les textes de physique d’Euclide, Archimède et Héron. Et nous pourrions multiplier les exemples. Il y a là quelque chose de fondamental : la connaissance se transmet par des textes et lorsqu’on ne lit pas la langue dans laquelle ils sont écrits, on les traduit. Ces traductions sont d’abord le fait du prince : Al-Mansour (754-775), Haroun al-Rachid (786-809) ou Al-Ma’moun (813-833) font traduire Aristote, Euclide ou Ptolémée, ainsi que des astronomes et des médecins indiens. Le lien entre ces traductions et la recherche est, dès l’origine, étroit. Ainsi Al-Ma’moun, dont le père, Haroun al-Rachid, avait fait venir à sa cour un médecin indien, commande aux astronomes des calculs concernant la longueur d’un méridien ou l’inclinaison de l’écliptique et dans le même temps finance des traductions, demandant par exemple pour cela à l’empereur de Constantinople Léon V de lui prêter des manuscrits grecs. Après cette époque de mécénat, les traductions répondent à la demande des chercheurs eux-mêmes, et le traducteur présente alors une double compétence, linguistique d’une part (il connaît l’arabe, le grec, le syriaque), scientifique d’autre part (il est spécialiste de telle ou telle science, de médecine ou de mathématique).

19Il y a donc en amont de la science en arabe ce que j’appellerai une « politique de la traduction » que l’on va retrouver en aval. Ici encore Djebbar écrit : « Les traductions d’ouvrages arabes en latin, parfois via l’hébreu, ont été très nombreuses. Dans les universités créées en Europe à la fin du xiie siècle et au xiiie, les professeurs ont certes beaucoup enseigné Hippocrate et d’avantage encore Galien, mais aussi les médecins arabes. » (Djebbar, 2001, p. 329).

20Roshdi Rashed a montré qu’il y avait une relation étroite entre traduction et innovation, et que les progrès de la recherche entraînaient des changements dans la demande en matière de traduction. C’est ainsi que nombre d’entre elles sont révisées, que l’on reprend et corrige des traductions antérieures : Les Éléments d’Euclide ou L’Almageste de Ptolémée sont par exemple traduits trois fois à Bagdad au ixe siècle, la terminologie étant remaniée, les textes adaptés à la demande (Rashed, 2003).

21La science arabe et en arabe nous apparaît ainsi historiquement comme un passage extrêmement productif entre la science en grec ou en syriaque et la science en latin, comme « héritière de presque toutes les traditions scientifiques qui l’ont précédée […], passage obligé vers les sciences ultérieures » (op. cit., p. 17), tandis qu’au centre de cette histoire se trouve la traduction.

22C’est sur ce point que j’aimerais réfléchir, en me demandant ce que nous pouvons apprendre de cette époque et en quoi cette connaissance peut nous être utile aujourd’hui. Ce n’est donc pas la science en arabe qui me retient, mais le fait que de nombreuses traductions l’ont dans un premier temps rendu possible et dans un deuxième temps prolongée.

23Pascale Casanova, dans un article récent, part de l’idée que la traduction est « ordinairement définie comme le déplacement d’un texte d’une langue à l’autre », dans le cadre de ce qu’elle appelle un « échange linguistique égal », et montre que cette égalité ou cet échange linguistique égal présuppose l’existence d’univers clos, autosuffisants, ayant chacun sa langue nationale séparée, égale aux autres. Or, écrit-elle, les choses sont en fait différentes : « Les inégalités et les hiérarchies, tant littéraires que linguistiques, qui ordonnent le champ littéraire mondial font apparaître une autre économie des échanges linguistiques : loin d’être l’échange horizontal ou le transfert pacifié souvent décrit, la traduction ne peut être comprise, au contraire, que comme un échange inégal se produisant dans un univers fortement hiérarchisé. » (Casanova, 2002, p. 7).

24Cet échange inégal s’applique parfaitement à ce que j’ai dit du rôle des traductions dans l’histoire de la langue arabe. C’est à partir du moment où l’on a commencé à traduire des textes scientifiques vers l’arabe que la science arabe a pu prendre son essor. Puis, lorsqu’elle a entamé son déclin, on a traduit les textes arabes vers d’autres langues, en particulier vers le latin, c’est-à-dire vers d’autres cultures qui prenaient le relais de la recherche.

25On pourrait voir là une forme de paradoxe. Il peut en effet sembler logique de considérer aujourd’hui que le nombre important de traductions à partir de l’anglais est une preuve de la domination des sociétés parlant cette langue. Pourtant, la façon dont je viens de traiter l’exemple de la science en arabe nous dit le contraire, et cet apparent paradoxe, le paradoxe de la langue source dominante, doit être intégré dans notre analyse. Il nous montre qu’une situation de monopole ou de quasi-monopole (ici celui de la langue source des traductions) n’est pas nécessairement preuve de puissance éternelle et peut au contraire annoncer un déclin. Nous pourrions donc formuler ce paradoxe de la façon suivante : Plus une langue est située vers le haut du système gravitationnel (langue hypercentrale et langues supercentrales), plus on traduit à partir d’elle et moins l’on traduit vers elle. Ces flux déséquilibrés font que les cultures et les sciences qui s’expriment par ces langues sont les plus diffusées mais en même temps les plus sous-informées. Ce qui peut impliquer à terme un déclin de ces cultures et de ces sciences.

26L’exemple de la science en arabe nous mène donc à deux types de conclusions :

  • La première constitue une leçon du passé : c’est grâce à la traduction vers l’arabe de textes syriaques ou grecs que la science arabe a pu être ce qu’elle a été. Sans ces traductions et les connaissances qu’elles véhiculaient, la science arabe aurait dû repartir de zéro. Et c’est par des traductions à partir de l’arabe que cette science s’est ensuite diffusée, qu’elle a pu se prolonger et que l’histoire de la science s’est poursuivie. Mais cette poursuite s’est largement faite sans les Arabes. C’est tout ce cycle de traductions d’abord vers l’arabe puis à partir de l’arabe qui m’a permis de formuler le paradoxe de la langue source dominante.
  • La seconde conclusion constitue une leçon pour l’avenir : seule une politique de la traduction, dans l’ensemble plus vaste des politiques linguistiques, peut garantir le progrès de la science, c’est-à-dire à la fois la circulation de l’information, la mise en commun des acquis, la comparaison et la critique des différentes positions, toutes choses sans lesquelles aucune avancée significative ne peut avoir lieu. Et c’est en étant à l’écoute des productions venues d’ailleurs qu’une société peut développer de façon significative son propre apport à la science.
En d’autres termes, la caricature du système actuel mènerait dans un premier temps, en son centre, à un autisme scientifique ou culturel, à une désinformation et à une uniformité qui dans un second temps pourraient générer un appauvrissement du centre au profit d’un des pôles de la périphérie. Nous aurions alors, pour reprendre le titre d’un ouvrage récent d’Emmanuel Todd, une fin de l’empire, la seule question étant de savoir si celle-ci pourrait être retardée par la parade alternative actuellement pratiquée au centre, l’importation de cerveaux.

27Du point de vue que j’ai adopté, l’histoire de la science en arabe nous montre donc le rôle central de la traduction, cette médiation sans laquelle toute recherche, toute culture se referme sur elle-même et végète. Si cet enseignement nous a permis d’évoquer un possible déclin des cultures qui ne traduisent plus, qui ne sont plus la cible mais uniquement la source de traductions, il ouvre également sur une ultime conclusion. Si la science arabe devait à nouveau occuper une place de premier plan, ce ne pourrait être qu’après une vaste politique de traduction vers l’arabe, d’adaptation néologique, de travail de la langue. Après avoir été successivement langue cible puis langue source l’arabe, redevenant langue cible, pourrait alors redevenir une langue de la science, même si, bien sûr, les traductions ne suffisent pas et que le développement scientifique implique de nombreux autres facteurs.

Le cas du chinois [4]

28L’Unesco a mis au point l’Index Translationum, une base de données concernant les livres traduits et publiés depuis 1979 dans une centaine de pays membres, soit 1 500 000 références. Ces chiffres sont régulièrement mis à jour et peuvent être interrogés de différentes façons. On y trouve par exemple un « top 50 » des langues cibles, des langues vers lesquelles on traduit. Je ne donne dans le tableau ci-dessous qu’une partie d’entre elles, en précisant que le chinois n’apparaît pas dans cette liste, car le nombre de traduction vers cette langue la classe bien au-delà de la cinquantième place.

tableau im1
1. Allemand 241 364 ouvrages traduits 2. Espagnol 183 420 3. Français 164 380 4. Anglais 102 366 5. Japonais 84 023 6. Hollandais 82 308 7. Portugais 64 342 8. Russe 61 061 …………………………… …………………………… 20. Catalan 14 082 21. Grec moderne 13 936 …………………………… …………………………… 28. Arabe 7 993

29On voit donc dans ces quelques exemples qu’on traduit plus vers l’allemand, l’espagnol et le français que vers l’anglais (alors qu’il y a plus de lecteurs potentiels en anglais), que l’on traduit plus vers le grec que vers l’arabe (alors qu’il y a beaucoup plus d’arabophones que d’hellénophones) et que le nombre de traductions vers le catalan est bien sûr le fait d’une politique concertée.

30Qu’en est-il des traductions vers le chinois ? Elles représentent un nombre d’ouvrages extrêmement limité :

tableau im2
De l’anglais vers le chinois 186 ouvrages Du russe vers le chinois 136 Du français vers le chinois 39 De l’allemand vers le chinois 19 Etc.

31À titre de comparaison, voici les chiffres concernant les traductions vers le français :

tableau im3
De l’anglais 104 035 ouvrages De l’allemand 16 829 De l’italien 8 124 De l’espagnol 5 678 Du russe 5 448 Du japonais 2 915 Etc.

32Si nous interrogeons maintenant la même banque de données du point de vue des langues sources (les langues à partir desquelles on traduit), le chinois apparaît assez loin, à la 22e place :

tableau im4
1. Anglais 813 739 ouvrages traduits 2. Français 154 507 3. Allemand 136 597 4. Russe 88 637 5. Italien 45 921 6. Espagnol 35 241 ………………………………… ………………22. Chinois 5 723

33La Chine et la langue chinoise apparaissent donc comme à l’écart des grands flux de traduction : on traduit peu du chinois, on traduit encore moins vers le chinois (mais il faut ici être prudent car la Chine a longtemps « négligé » de signer les conventions internationales sur les droits d’auteurs et a donc publié des traductions quasi clandestines qui peuvent ne pas apparaître dans les statistiques). Et si nous lisons ce fait à la lumière de l’exemple de la science en arabe présentée ci-dessus, nous sommes tentés de conclure que la science chinoise se trouve encore à l’aube de son développement. Cet exemple arabe ne vaut d’ailleurs pas seulement pour la période médiévale que j’ai évoquée mais aussi pour la période contemporaine. Selon un rapport du Pnud de 2003, la Grèce (qui comprend 11 millions d’habitants) traduit vingt fois plus de livres par an que l’ensemble des pays arabes (284 millions d’habitants). D’un côté une ouverture sur les pensées venues d’ailleurs, de l’autre une fermeture : ces chiffres ne sont sans doute pas étrangers aux problèmes intellectuels et politiques des pays arabo-musulmans.

34Il est possible, à partir des données de l’Unesco, de calculer un indice de traduction pour chaque langue, indice positif lorsque l’on traduit plus à partir d’une langue que vers elle, négatif dans le cas contraire. Le tableau ci-dessous nous montre ce que donne ce calcul pour le chinois, l’anglais, le français et l’espagnol.

tableau im5
1999 2000 2001 2002 Chinois Vers le… Du… Taux 20 228 11,4 14 282 20,14 10 205 20,5 5 215 43 Anglais Vers l’… De l’… Taux 4 121 48 665 11,80 3 546 41 668 11,75 3 795 44 612 11,75 3 157 36 727 11,63 Français Vers le… Du… Taux 9 772 7 157 – 1,36 9 503 6 334 – 1,5 9 928 6 474 – 1,5 9 643 5 187 – 1,8 Espagnol Vers l’… De l’… Taux 8 214 2 158 – 3,8 8 458 1 890 – 4,4 8 370 2 160 – 3,8 7 776 2 077 – 3,7

35On voit que l’indice reste à peu près stable pour l’anglais, le français ou l’espagnol et qu’en revanche il varie considérablement pour le chinois. Mais, dans ce dernier cas, les chiffres n’ont guère de valeur : le nombre de traductions vers le chinois est très faible (nous avons dit qu’il est sans doute sous-estimé) et c’est la baisse de ce nombre qui donne à cette langue un indice fortement positif.

36Le paradoxe de la langue source dominante que j’ai formulé plus haut, selon lequel « plus une langue est située vers le haut du système gravitationnel (langue hypercentrale et langues supercentrales), plus on traduit à partir d’elle et moins l’on traduit vers elle » ne s’applique pas encore au chinois qui est certes une langue supercentrale mais n’est guère source de traduction : il suffit de comparer avec les chiffres des autres langues pour s’en rendre compte. En outre, le fait qu’on traduise peu vers le chinois ne signifie qu’une chose : la Chine vit encore en autarcie scientifique et intellectuelle, et il lui reste à établir une vraie politique de la traduction pour pouvoir entrer définitivement dans le concert des nations.

37Le fait que l’on traduise peu du chinois pourrait en outre indiquer que la science et la pensée chinoises ne sont guère diffusées à l’étranger. Mais il reste à interroger d’autres chiffres, qui ne sont pas disponibles pour l’instant. En particulier, combien de scientifiques, de chercheurs chinois publient-ils en langues étrangères, anglais ou français ? Il y a sur ce point de vastes enquêtes à réaliser, qui nous fourniraient un état de lieux dans un domaine qui se trouve à la croisée de différents problèmes : la politique linguistique (et l’une de ses branches, la politique de la traduction), la diffusion de la pensée, les rapports entre mondialisation et rapports linguistiques et, bien sûr, l’approche interculturelle.

Pour conclure : vers un éclatement des langues supercentrales ?

38Pour conclure, je vaudrais tenter de voir les choses d’un peu plus loin, d’un peu plus haut. Le fait que l’on traduise surtout de l’anglais et très peu vers l’anglais pourrait être considéré comme la preuve que cette langue domine, qu’elle est la langue de la mondialisation, ce qui est bien sûr incontestable mais ne constitue qu’une partie des leçons que nous pouvons tirer de l’analyse de cette situation. La comparaison entre les deux approches utilisées dans ce texte (sociolinguistique d’une part, sociologie de la traduction d’autre part) nous enseigne en effet autre chose. La linguistique historique nous a montré que plus une langue se répand sur un vaste territoire et plus elle a tendance à se dialectaliser, à se fragmenter et à donner parfois naissance à de nouvelles langues. L’histoire du latin, disparaissant pour donner naissance aux langues romanes en est un bon exemple, tout comme la situation actuelle de l’arabe et ce qu’on a tendance à baptiser des dialectes (marocain, tunisien, égyptien, libanais, etc.).

39Or, pour revenir aux traductions, une chose nous frappe : le fait que depuis quelques années on trouve de plus en plus sur les ouvrages traduits des indications du type « traduit de l’anglo-américain », « traduit de l’anglais (Amérique) », voire « traduit de l’américain, de l’australien », et, pour l’espagnol, « traduit de l’espagnol (Argentine ou Cuba) », voire « de l’argentin, du mexicain, du cubain, etc. » [5].Que veulent exprimer les traducteurs qui s’auto-proclament ainsi spécialistes de l’« américain » ou du « cubain » ? Il faudrait bien sûr le leur demander, mais il est clair qu’au moins dans leurs représentations ces langues, l’anglais et l’espagnol, sont en train de prendre des formes différentes aux quatre coins du monde. On ne nomme pas différemment des choses que l’on considère comme semblables, et derrière l’évolution qui a mené de anglais à anglo-américain puis à la distinction entre anglais britannique et anglais d’Amérique ou anglais australien, pour enfin parvenir à américain, australien, etc., se trouve le sentiment qu’il s’agit là de variantes. Je propose donc de prendre ces nominations comme des indices. De quoi ? D’un grand mouvement de diversification des langues dont nous pouvons percevoir les prémices.

40On distingue en linguistique ce que nous appelons une « variable », c’est-à-dire un élément susceptible de varier, et des « variantes », c’est-à-dire les différentes réalisations d’une variable. De ce point de vue, nous pourrions dire que le « cubain », le « mexicain » ou le « colombien » sont des variantes de la variable espagnole, de la même façon que le « libanais », le « tunisien », le « marocain » sont des variantes de la variable arabe, que le « britannique » et l’« américain » sont des variantes de la variable anglaise, et que le « belge », le « québécois », le « suisse », le « sénégalais » ou l’« hexagonal » sont des variantes de la variable française. Le problème est alors de savoir dans quelle mesure ces variantes peuvent prendre leur autonomie et devenir à leur tour de nouvelles langues.

41C’est-à-dire que les flux de traductions nous donnent à voir une des retombées de la mondialisation dans le domaine linguistique, la domination de l’anglais entourée de quelques langues supercentrales, et qu’en même temps ces indications (« traduit de l’espagnol argentin », « de l’anglais australien »…) nous en donnent à voir une autre, embryonnaire, en filigrane : le possible éclatement, à terme, des langues du centre, au profit d’autres à venir.

Notes

  • [1]
    Je reprends ici en partie des éléments déjà présentés dans Calvet et Oseki-Depré (2002).
  • [2]
    Heilbron (op. cit.) utilise ici les statistiques de 1978.
  • [3]
    Je reprends ici en partie Calvet, 2003.
  • [4]
    Je reprends ici en partie Calvet, 2005.
  • [5]
    De la même façon, de nombreuses officines proposent, en France, des cours d’« américain ».
Français

En partant du « modèle gravitationnel » et de l’analyse des flux de traductions pour décrire le versant linguistique de la mondialisation on voit apparaître un « marché aux langues » sur lequel certaines sont très cotées et d’autres dévaluées. Des études de cas (la science en arabe, le chinois langue source et langue cible) nous permettent de mieux cerner ce marché linguistique. Et une évolution récente dans la nomination des langues sources semble témoigner d’une tendance à l’éclatement des langues supercentrales, à leur dialectalisation.

Mots-clés

  • marché linguistique
  • modèle gravitationnel
  • mondialisation
  • traduction

Références bibliographiques

  • Calvet, L.-J., Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999.
  • Calvet, L.-J., Oseki-Dépré, I., « Mondialisation et traductions, les rapports inverses entre centralité et diversité », in Bilinguisme, traduction et francophonie, Université Saint-Esprit de Kaslik (Liban), 2002.
  • Calvet, L.-J., « De la science en arabe à la traduction : centralité et diversité », Conférence au colloque Quand la science parlait arabe, Le Caire, 2003.
  • Calvet, L.-J., « Le versant linguistique de la mondialisation : les grands flux de traduction et le cas du chinois », Conférence au colloque de Canton, 2005.
  • En ligneCasanova, P., « Consécration et accumulation de capital littéraire : la traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, Paris, Seuil, septembre 2002, p. 7-20.
  • Djebbar, A., Une histoire de la science en arabe. Entretiens avec Jean Rosmorduc, Paris, Seuil, 2001.
  • En ligneHeilbron, J., « Towards a Sociology of Translation: Book Translations as a Cultural World-System », European Journal of Social Theory, vol. 2, n° 4, 1999, p. 429-444.
  • Rashed, R., « Traduction et appropriation de la science au ixe siècle à Bagdad », Conférence au CFCC, Le Caire, 22 avril 2003.
  • En ligneSchott, T., « The World Scientific Community: Globality and Globalisation », Minerva, n° 29, 1991.
Louis-Jean Calvet
Louis-Jean Calvet, professeur de linguistique à l’Université de Provence (Aix-Marseille I). Auteur notamment des ouvrages La Guerre des langues et les politiques linguistiques (Hachette, 1999) et Le Marché aux langues : les effets linguistiques de la mondialisation (Plon, 2002), il travaille sur les rapports entre langues et sociétés dans le cadre de la mondialisation et sur l’épistémologie de la linguistique, en particulier à propos de la théorie du signe. Son plus récent livre est Essais de linguistique (Plon, 2004).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24127
Pour citer cet article
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