1La perception d’une langue inconnue peut se présenter à nous comme un ensemble de sons opaques et incohérents, comme une suite de signes indéchiffrables. Mais on y comprendra toujours au moins le mot « taxi » qui nous prendra en charge. Et dans beaucoup de langues, qui sont d’une famille liée à celle que nous connaissons, nous parvenons à comprendre quelque chose bien que nous ne les connaissions pas et ne les ayons jamais apprises.
2En deçà de la compréhension proprement dite, de la possibilité de traduire un texte ou de la faculté de répondre dans la langue à un discours, il existe donc une frange de compétence informe, qui tient du talent de la conjecture et de l’art de deviner, avec lequel il faudrait compter davantage en matière de diversité linguistique. L’anticipation du sens d’un propos ou d’une suite de signes renvoie à une forme universelle de notre expérience du monde qui est curieuse et attentive aux différences et capable, par des analogies élémentaires et des mises en relation, de faire parler ce qui d’emblée est muet car autre.
3La projection d’hypothèses sur le sens des mots et du texte est un jeu qui comporte d’autant plus d’aléatoire que celui qui s’y adonne ne connaît que peu. Le risque de se tromper, qui est grand, est-il un bon argument pour repousser la gymnastique intellectuelle que l’approche de langues inconnues nous promet ? On peut en douter. La promotion d’une unique langue vernaculaire pour exprimer notre universalité communicative aux quatre coins du globe ne nous met pas à l’abri de malentendus et à certains égards on pourrait même dire qu’elle les génère à loisir. N’est-ce pas le cas quand on passe du français à l’anglais ? L’anglais n’est-il pas pour le francophone une langue où fourmillent les faux amis, bien souvent issus d’une reprise de mots anciennement français en anglais, où leur signification a différemment évolué ? L’histoire des langues se venge ainsi sournoisement de ceux qui voudraient l’évacuer pour ne considérer les langues que comme des instruments et s’accorder alors sur le plus répandu en passant les autres par pertes et profits.
4S’il en est ainsi, il vaut la peine de tâcher de réconcilier l’humanité comme universalité abstraite porteuse de droits imprescriptibles (mais pas toujours exercés) et les humanités qui ont partie liée avec les langues, toutes les langues. Si les studia humanitatis des philologues renaissants privilégiaient les langues mortes, à vrai dire dans une belle pluralité allant du latin et du grec à l’arabe et à l’hébreu, les nôtres accueillent toutes les langues dans une configuration singulière pour chacun où le goût, les commodités et la situation jouent un rôle et se pondèrent.
5Mais une défense de la diversité des langues, qui reprend l’enseignement de Humboldt sur la participation de chaque langue à la construction du sens et partant, de l’image du monde, doit pouvoir répondre aux inconditionnels de la communication qu’elle ne signifie pas pour autant un splendide isolement. Entre l’individualité rigide et comme monadique d’idiomes qui ne communiqueraient avec aucun dehors et la réduction forcée à une seule forme d’expression pour toute l’humanité, il existe un certain nombre de passages – l’histoire des phénomènes culturels atteste en fait de passages permanents que seules des dénominations collectives générales ignorent en laissant croire à l’existence d’entités fortement différenciées. Ici le langage nous piège et se piège lui-même en entravant la juste intelligence du phénomène qu’il est.
6On exposera ces structures de dépassement à partir de trois exemples privilégiés : le plurilinguisme, la traduction, la compréhension ordinaire. On soulignera pour commencer la pluralité interne des cultures qui rend possible et même nécessaire les points de passages en question.
Diversité des cultures
7Les cultures ne diffèrent pas tant entre elles qu’en elles-mêmes. L’identité qu’on leur prête ou qu’elles revendiquent n’est que présomptive. Elle est un point de vue interne ou externe sur un ensemble en lui-même composite. Quand nous plaidons pour l’interculturalité ou que nous déplorons le « choc » des cultures, nous participons à la construction imaginaire d’entités qui, si elles ont bien des traits communs et un air de famille, n’ont pas forcément à être considérées en bloc comme constituant objectivement des identités. Ni les langues, ni les religions, ni les appartenances étatiques ou géographiques ne suffisent à définir une culture, car elles transcendent joyeusement de telles formations d’identité. De fait, les grandes religions, les langues d’une certaine diffusion, les façons de vivre même se rencontrent bien chez des cultures « différentes », et offrent elles-mêmes une diversité non négligeable d’inflexions, de confessions, d’orientations. L’invocation d’une identité culturelle est le geste politique qui énonce un désir de reconnaissance, mais qui l’énonce au prix d’une abstraction des différences. La défense d’une différence s’établit sur le deuil de ses différences internes dans une logique nominale qui accorde le bénéfice à la fixation de termes et de repères commodes.
8Si l’on se rappelle que le discours de la différence joue le jeu de l’identification en favorisant la méconnaissance des diversités, on peut chercher à suspendre aussi bien le différentialisme culturel que l’universalisme. D’un côté comme de l’autre, la différence est construite sur le modèle de l’identité, qui permet à un discours simplifié et de tonalité stratégique de suggérer la fausse évidence de l’existence de cultures. Il y a bien, sans doute, des cultures, mais entremêlées. La contemplation esthétique d’une population autochtone telle que Humboldt pensait la trouver chez les Grecs de l’Antiquité ou encore chez les Basques est l’expression d’une attente plus que le résultat d’un examen. À travers l’étude des langues cependant, Humboldt s’est de plus en plus tourné vers les phénomènes d’enjambements et d’emprunts mutuels entre langues ou familles linguistiques, pour se plonger finalement dans l’océan des langues austronésiennes, à l’intersection tectonique des plaques flexionnelle et agglutinante, en édifiant un monument au kavi.
9Puisqu’elles ont une histoire, les cultures ne se donnent en fait jamais comme des blocs ici-bas déchus, portant en elles le secret de leur intégrité, mais comme des palimpsestes où sont relatées leurs aventures et leurs rencontres, ne s’ouvrant qu’à l’œil attentif. Dire que les cultures sont diverses en elles-mêmes plutôt qu’entre elles ne souligne pas seulement leur émergence à partir d’un point de vue qui les unifie arbitrairement. Cela signifie surtout que les cultures ont en principe en elles-mêmes les ressources de différences internes qui leur permettent d’interpréter les autres du moment qu’elles savent se souvenir de leur propre hétérogénéité.
D’une langue à l’autre
10Le culte romantique de la langue maternelle et son extension politique aux langues nationales a conduit à une conception fétichiste de la langue, soudain dotée de propriétés éminentes du seul fait de son identité nationale. Pourtant, l’identification à une seule langue n’est pas forcément dominante en pratique. Entre la langue apprise de la famille, la langue parlée au dehors, la langue enseignée à l’école, la langue des représentants de l’État ou des organes de communication, la langue d’un groupe ou d’un métier, le continuum de la langue nationale connaît en fait bien des altérations et des variations. En outre le passage quotidien entres différentes langues est une gymnastique ordinaire pour un grand nombre de femmes et d’hommes à travers les oscillations historiques des frontières et les migrations de personnes quelles qu’en soient les causes. On passe d’une langue à l’autre selon les moments de la journée, les thèmes abordés, les interlocuteurs. De ces jongleries habituelles en France métropolitaine la mémoire n’est pas encore éteinte qu’elles y sont compliquées et démultipliées par l’effet d’autres arrivants portant avec eux leur horizon linguistique et le composant à leur façon avec celui de la langue « nationale », récemment promue officiellement « langue de la République », comme si les autres ne l’étaient pas moins. Après l’impression d’une homogénéisation des langues due à des politiques directives depuis deux siècles, les effets de la colonisation d’une grande partie de la planète, les migrations causées par les guerres ou l’appel d’air des flux économiques provoquent et encouragent dans les pratiques, sinon toujours dans les représentations que l’on s’en fait, une complexification qui démontre la grande souplesse des locuteurs et la nécessité d’abandonner un modèle trop normatif de « l’apprentissage des langues ». En matière de langue, l’apprentissage est un processus indéfini, y compris de la sienne.
11L’internationalisation et la complexification interne du rapport des langues entre elles et en elles ne produit pas le monstre babylonien avec lequel les tenants d’une langue (et souvent d’une pensée) unique voudraient nous effaroucher, mais témoignent de l’universalité du jeu des langues, au double sens de leur relative indétermination sémantique, qui ne se résout qu’en situation de parole, et de la dimension ludique et par là profondément humaine du maniement des langues, jeux de mots et quiproquos illustrant à plaisir la comédie de nos vies.
12Puisque l’on ne peut bien évidemment se tenir entre les langues, car on serait alors hors langue et un tel point de vue neutre est impensable comme Humboldt l’a clairement démontré, il est important d’insister sur notre attachement à plusieurs langues. Tout discours, y compris sur le discours (le fameux métalangage), est situé dans une langue particulière. En même temps, personne ne peut absolument coïncider avec une seule langue, tant les modulations que nous y introduisons font entrer en celle-ci ceux-là mêmes à qui nous nous adressons. Un exemple très simple suffira pour nous le faire apparaître : la conversation téléphonique. Le même locuteur parle différemment selon l’interlocuteur qu’il a « à l’autre bout du fil » si l’on peut encore dire. Non seulement le ton change, mais les mots et leur ordre, le choix des verbes, le système des temps, etc. Le téléphone présente une conversation synchrone décontextualisée. Celui qui assiste à une telle conversation est privé de la situation de l’interlocuteur qu’il ne peut que reconstituer à partir du discours du locuteur. Et cela est le plus souvent parfaitement possible ! La diffusion des téléphones portatifs rend universelle cette expérience phénoménologique : le même inconnu, placé à une petite distance de nous dans le compartiment du train, change soudain de voix et de langage : il a d’abord reçu, avec beaucoup d’humilité, les ordres du « patron » et les répercute maintenant, vengeur, sur ses subordonnés. Tel autre vient de passer de son épouse à sa maîtresse, tel autre encore d’un collègue de bureau à un ami. Quand on connaît par ailleurs suffisamment le locuteur, on peut retrouver en général en moins d’une minute la personne qui converse avec lui. C’est bien le signe que notre faculté de parler est réceptive et accueille, au moment où nous proférons les mots, les attentes, les inflexions, jusqu’aux manies parfois de qui l’écoute. Nous sommes pris dans un réseau de nos propres usages de la langue comme dans un réseau de langues à l’égard desquelles nous sommes plus ou moins actifs, plus ou moins passifs, mais qui jouent en nous et concourent à former nos univers linguistiques. Reprendre en chantonnant un refrain d’un « tube » diffusé sur les « ondes » suppose rarement que l’on se soit interrogé sur son sens et ne présuppose d’ailleurs nullement qu’on connaisse la langue en laquelle il est chanté, tout en constituant déjà une part d’expérience de cette langue. La facilité et la plasticité de nos usages des langues est aussi ce que leur contact ordinaire suggère, loin de la représentation scolaire d’une matière « difficile ».
13La tâche historique des « langues classiques » (grec et latin) fut de préserver, dans le monde bourgeois qui les accueillait comme une marque d’excellence et travaillait par ailleurs à rendre la société plus uniforme et plus moderne, la conscience de la « différence interne » des langues modernes. Par elles, on pouvait se remémorer cette substructure à deux étages habitant secrètement la langue ordinaire comme étant la dépositaire de ses effets syntaxiques et des trésors cachés de son vocabulaire. Les langues classiques étaient comme des langues dans les langues, ayant nourri et inspiré les langues modernes de culture. Elles ont rendu sensible à même le parler quotidien cette « distance intérieure » des langues dites vivantes qui ont des langues « mortes » au fond d’elles. La profondeur d’une langue et son feuilleté historique deviennent manifestes quand on se heurte à la barrière de la langue révolue avec laquelle la langue de communication et de culture n’a cessé d’entretenir un rapport. Elle ne surgit pas en droite ligne de son ancêtre prestigieux ; elle a contribué au contraire à l’exhumer en puisant en lui l’inspiration savante de ses évolutions et de son expansion, la rendant capable de nommer la variété incessamment changeante des événements et objets du monde. La conscience des langues classiques a fourni aux langues qui continuaient de se parler un point de repère et un lieu de réflexion sur la langue infiniment précieux dans sa distance même d’avec son propre usage.
14Cependant, si l’enrichissement mutuel des langues suppose bien leur caractère insubstituable et irremplaçable, il n’engage aucunement la thèse ontologique forte d’une constitution de l’expérience et d’une « vision du monde » immédiatement corrélée à l’exercice d’une langue particulière. L’expérience de différentes langues ne démultiplie pas notre monde. Un exemple très simple le fera percevoir. Soit un enfant ayant appris la langue A de sa mère et la langue B de son père, il s’adressera à l’une et à l’autre dans la langue ordinairement pratiquée entre eux. Transportons-le dans un pays C où l’on parle la langue C qu’il apprendra à l’école des autres enfants : il aura alors appris, sans peine apparente, trois langues. Il serait pourtant exagéré de considérer que, dans la mesure où il parle trois langues, il participe pour cela de trois mondes. Il utilise simplement avec A la langue A, avec B la langue B et ainsi de suite. Il adapte sa langue à son interlocuteur. Au besoin, il se répète en racontant à B dans la langue B ce qu’il vient d’exposer à A dans la langue A. Il ne passe pas ce faisant d’une « vision du monde » à une autre, mais se sert d’une langue pour parvenir à certaines fins, en sachant très bien le caractère conventionnel (et relativement ludique) non pas des langues, mais de l’usage d’une langue. Il parlera ainsi la langue B avec B et avec les autres locuteurs de B qu’il rencontrera sur son chemin sans pour autant former une « vision du monde » B, voire une idéologie B. La solidarité étroite que nous pensons rencontrer entre la langue et l’articulation de la pensée ou de l’expérience au niveau des réalisations les plus élaborées de l’art du langage, dans la poésie ou l’expression des idées, ne permet pas que l’on projette ce cas éminent sur l’ensemble de l’expérience de la multilinguicité. C’est sans doute une illusion romantique partiellement partagée par Humboldt que d’avoir pensé l’émergence des langues à la façon de formations poétiques, comme si les langues avaient eu un auteur (et comme si les poèmes, même les plus « populaires », avaient pu être composés « spontanément », sans intention auctoriale ni souci artistique).
Traduction et littérature mondiale
15Quand la diversité des langues excède notre capacité à l’accompagner, l’exigence d’une restitution précise des significations pose de nouveaux problèmes. Les traductions apportent une expérience de la diversité qui prolonge notre expérience directe des langues. Elles assurent le passage d’une langue à une autre pour ceux qui n’auraient pas sinon d’accès à ces langues. Leur fonction sociale est de permettre un commerce avec ceux qui parlent autrement et de nous faire entrer en contact de ce fait avec d’autres expériences et connaissances. Elles produisent ainsi une extension de l’horizon de chacun, ce qui est leur rôle culturel décisif.
16Cet élargissement de nos horizons s’effectue cependant au prix d’une illusion. En nous permettant d’accéder directement au sens produit dans d’autres langues, la traduction paraît tout d’abord abolir la différence des langues. Si comprendre est comprendre dans la pensée et dans la langue, la traduction externalise l’étape de la compréhension dans la langue pour donner immédiatement accès au sens. Pour le dire en images : quand j’utilise une traduction, je prends l’ascenseur ; quand je traduis, je monte les marches à pied. Le statut de la traduction est ainsi ambigu, puisque la médiation qu’elle est s’efface dans son usage. Or en se faisant oublier, elle masque la différence des langues sur laquelle elle repose. On le comprend bien si l’on pense au cinéma : un film doublé me fait croire que le monde entier parle ma langue, alors qu’un film sous-titré rend sensible un autre monde acoustique et sert la conscience de la diversité des langues. Ce qui me conduit à penser que les traductions, loin de servir simplement le discours qu’elles restituent, gagnent à se faire voir comme telles. Une politique de la traduction ne consisterait pas à tout traduire, mais à montrer que l’on traduit quand on traduit.
17Virtuellement, la multiplication des traductions contribue à réaliser un projet caressé par Goethe et les romantiques allemands : réunir la littérature du monde, Weltliteratur. Si les caractéristiques souvent impondérables d’une culture spécifique ne se laissent nulle part mieux exprimer que dans une œuvre littéraire, la progressive constitution d’une littérature mondiale (évitons le qualificatif trompeur et ambigu de « post-colonial » !) est un phénomène d’une portée considérable, encore que trop peu fêté, si l’on excepte la semaine où l’on remet le prix Nobel de littérature. Ce qui passait autrefois pour une lecture exotique fait dorénavant partie de la culture générale. Nous lisons des auteurs caraïbes, chinois ou africains avec la même évidence que les « classiques » de nos littératures.
18La mondialisation de la littérature présente cependant deux aspects. Grâce aux traductions (aux traductrices et traducteurs !), nous pouvons lire les grands écrivains des petites langues, et découvrons ainsi Ismail Kadare ou Guennady Aigui sans être pour autant instruits en albanais ou en tchouvatche. Notre monde s’épanouit avec eux. Nous ne recherchons pas en eux la diversité pour elle-même, mais ils nous apportent une autre facette de l’universalité commune, qui nous est chez eux directement sensible, encore que traduite. Par ailleurs, la diffusion des anciennes langues coloniales (anglais, portugais, castillan, français, etc.) et leur reprise par des littératures autochtones irréductibles à celle des littératures « mères » a produit les conditions de l’invention d’une littérature originale fondée sur l’usage d’une langue exogène et sur sa transformation, subversion, appropriation. Le succès de la littérature sud-américaine en était l’avant-coureur. Nous lisons dans des langues européennes retravaillées au point d’en être méconnaissables les œuvres des grands écrivains africains, de Sony Labou Tansi à Wole Soyinka ou Ahmadou Kourouma. Le retour, dans d’autres cas, de la créolisation sur la langue européenne produit une langue littéraire inédite dont des auteurs comme Patrick Chamoiseau éprouvent les virtualités. La redécouverte et promotion des langues régionales et des dialectes fait également partie des signes contribuant à l’enrichissement de la diversité culturelle, dont un promoteur exemplaire par sa popularité est Dario Fo, puisant tantôt aux sources médiévales, tantôt rédigeant directement en un vénitien truffé de catalan et de castillan une œuvre dont l’universalité est attestée par le franc rire qu’elle suscite.
19Les traductions, qu’elles soient intra- ou interlinguistiques, nous font excéder notre propre horizon culturel. Plus encore, elles déploient la possibilité intime des cultures comme étant des transitions, des lieux de sédimentation mais aussi de passage – relevant de l’energeia plutôt que de l’ergon.
Compétence herméneutique
20À côté du multilinguisme et de la traduction, notre compétence herméneutique ordinaire joue un rôle essentiel. Il y a une structure d’anticipation du sens qui nous rend capables de séparer le monde des signes comme promettant une signification du monde inerte. Sans celle-ci, nous ne saurions pas même nous servir d’une langue. Dans une situation où nous ne comprenons rien ou très peu, nous sommes amenés à supposer un sens. Dans un chaos de lignes et de couleurs, nous reconnaissons des formes, quand même nous serions les seuls à les imaginer. Nous interprétons les nuages. Dans un amas de signes, nous recherchons des unités faisant sens, des articulations, une cohérence, bien qu’il n’y en ait pas ou que nous ne soyons pas en mesure de la retrouver. Nous identifions une langue inconnue de nous comme une langue, à ce titre virtuellement porteuse de sens ; nous écoutons la Ursonate de Kurt Schwitters en opérant un travail de déchiffrement qui projette des fragments de sens sur une œuvre qui apparemment entend leur faire échec. Bref, nous procédons à des essais de signification, nous anticipons un sens et notre expérience du monde se fait alors expérience des signes du monde. Cette compétence culturelle a été depuis longtemps étudiée et approfondie par les savoirs textuels comme la philologie et l’herméneutique.
21Notre comportement se règle sur des constantes, qui ne dérangent pas les attentes et constituent un savoir dormant de la normalité, et des effets virtuellement nouveaux qu’il convient d’interpréter et d’assumer pour actualiser notre usage du monde. Les pratiques sociales et culturelles qui encadrent nos activités sont la grammaire partagée par les acteurs. D’elle dépend la possibilité d’effets de sens particuliers. Ceux-ci reposent sur les règles générales, mais doivent leur capacité informative à une indétermination relative qui soustrait leur intelligence à la simple application de ces règles. Un tel effet de sens particulier échappe à tout décodage simple et requiert bien plutôt la prise en compte d’une situation, d’un contexte, d’une linéarisation singulière de la chaîne signifiante. Pour saisir ce que nous appréhendons comme faisant sens, nous devons projeter des hypothèses de sens dans les limites des possibilités grammaticales, à partir d’une reconstruction progressive de l’unicité du sens appréhendé. L’alternance de comparaisons (avec ce que nous connaissons déjà, analogiquement) et de suppositions (d’une identité anomale à reconstituer par conjectures) correspond au double mouvement décrit par Schleiermacher dans son Herméneutique, qui reconstruit dans la langue et dans la pensée le discours d’autrui, et procède par comparaison et divination, rapport au connu et rapport à l’inconnu, pour cerner l’équation d’un sens individuel. En quoi il ne fait, pour le domaine des discours sensés et des textes, qu’expliciter des gestes fondamentaux et nécessaires de toute pratique culturelle orientée vers l’attente de significations. La longue tradition des savoirs du texte (critique, grammaire, philologie, herméneutique) a décrit et analysé les termes d’un problème qui ne se limite pas du tout aux cas d’espèce savant que ces disciplines ont traditionnellement eu à traiter, mais vaut dans ses grands traits pour notre usage ordinaire du sens.
22L’asymétrie entre l’accroissement toujours possible des connaissances formant le socle de l’interprétation grammaticale et la nature foncièrement individuelle de la compétence herméneutique, puisque notre faculté de juger et d’imaginer des hypothèses relève de l’invention qui ne s’enseigne pas, produit un déséquilibre qui justifie l’incessante reprise de la recherche de la compréhension. L’art s’associe au savoir, l’anticipe et l’enflamme. Par lui, nous savons plus que nous ne savons, que notre savoir parfois vérifie, parfois rejette.
23Les points de passage évoqués entendent rappeler que l’activité de la traduction s’insère dans une pratique des langues qui peut se prendre à différents niveaux et ne saurait dans tous les cas être cantonnée à un savoir-faire de l’équivalence verbale, fût-il virtuose. La traduction n’est qu’un moyen de faire la démonstration de la porosité des langues et des cultures. L’habitude de vivre entouré de diverses langues, quand même celles-ci ne nous parviendraient que fragmentairement ou que nous ne les recevrions que sur un mode passif, met notre sens linguistique en alerte. Plus profondément, l’usage ordinaire du sens et du non-sens nous met virtuellement en mesure de nous affronter aux signes qui résistent à notre compréhension immédiate et requièrent un effort interprétatif. Nous comprenons toujours plus que nous ne voulons bien l’admettre pour nous-mêmes et nous avons aussi l’oreille plus ouverte aux autres langues que nous ne nous l’avouons, tant par paresse que par habitude monoculturelle et monolinguistique. Exercer cette compétence fondamentale des points de passages, replacer la pratique traductrice et la signification culturelle de la traduction dans le spectre des possibilités humaines, c’est contribuer à mon sens à la redéfinition d’un programme d’humanités à la hauteur de la complexité de l’avenir des langues qui nous attend.