Alexis Léonas, L’Aube des traducteurs. De l’hébreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septante (IIIe s. av. J.-C. - IVe s. ap. J.-C.), Paris, Éd. du Cerf, 2007, 240 p.
1La Bible est traduite en grec à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Philadelphe, créateur de la fameuse bibliothèque au iiie siècle avant Jésus-Christ. Les cinq livres de la Torah deviennent ainsi accessibles aux lettrés de l’Antiquité tardive, païens, Juifs hellénisés et plus tard chrétiens (jusqu’à aujourd’hui grâce à l’Église orthodoxe). Pourquoi cet événement a-t-il été transfiguré en miracle ? Une inspiration divine aurait soufflé aux 72 traducteurs venus de Jérusalem, six par tribu, les mots qui font que les deux versions sont comme « deux sœurs ou mieux comme une seule et même œuvre, tant pour le fond que pour la forme », écrit Philon d’Alexandrie trois siècles plus tard. C’est que la « Septante » n’est pas une traduction parmi d’autres : elle est LA traduction, la première d’un monde antique où cette forme de transmission n’existe pas. On ne traduit alors que des traités juridiques ou commerciaux, non la « littérature écrite » qui doit être lue dans sa langue.
2Un paradigme de la traduction a été ainsi institué, écrit Alexis Léonas, qui part de cette prise de conscience rétrospective pour éclairer la légende miraculeuse : tous les traducteurs aboutirent à la même traduction, « le mot propre chaldéen fut rendu exactement par le même mot propre grec », comme si la Bible avait été un texte scientifique, « géométrie ou dialectique », dit Philon. Cette traduction parfaite, sans perte ni ajouts, hisse les traducteurs au niveau des prophètes, fait admettre l’équivalence entre l’original et sa traduction et crée « un précédent de grande importance » qui fait du processus de traduction un mystère.
3La documentation historique lève quelques voiles de ce mystère inaugural. C’est au titre de texte juridique que le Pentateuque est sans doute entré dans la bibliothèque de Ptolémée. Or, il existait chez les Juifs de Palestine une pratique de paraphrase orale du texte hébreu en araméen « moderne », auxiliaire indispensable pour étudier la Torah. Ces Targum, vite fixés par écrit, n’ont pas le statut de traduction (ils sont inséparables du texte source, dont ils sont aussi une interprétation), mais ils rendent pensable, dans la communauté juive d’Alexandrie, l’idée d’une paraphrase en grec à l’usage des Juifs hellénisés qui ne parlent plus la langue de leurs pères.
4Deux siècles plus tard, la Septante est devenue un texte autonome et c’est alors qu’elle « invente » l’idée même de traduction : le lecteur reçoit la traduction comme un texte neuf (écrit par le traducteur) mais son auteur reste celui du texte source. Ce paradoxe, auquel nous ne prenons plus garde, n’est-il pas proprement miraculeux ? Il ouvre en tout cas une ère nouvelle de la circulation des textes et de leur réception. À sa suite, seront traduits d’autres livres, admis ou rejetés du canon biblique ; plus tard naîtront les traductions grecques, latines, syriaques, coptes ou arméniennes, qui diffusent la littérature judaïque et chrétienne, puis des livres profanes, de philosophie, de médecine, des ouvrages d’intérêt général. L’histoire de la traduction commence.
5Deuxième série d’interrogations, sur la traduction elle-même : quelle était l’attitude des traducteurs, Juifs hellénisés, à l’égard du langage de la Bible ? On connaît les textes bibliques tardifs, comme le Siracide qui se présente comme la traduction par Sirach d’un livre écrit en hébreu par son grand-père. Une tradition durable traitera ainsi l’hébreu comme la langue source, langue originelle, langue parfaite, langue des anges ou des ressuscités. Moïse devient celui qui a donné l’alphabet aux Hébreux, avec les tables de la Loi gravées en « lettres de feu ». Les relations entre le chaldéen (langue du père d’Abraham), l’hébreu (langue de Jacob) et l’araméen (langue de son oncle Laban) ont à voir avec le destin de Dieu sur Israël. Chez Philon qui ne parle que grec, le terme « chaldéen » désigne la langue religieuse sacrée, c’est-à-dire aussi bien l’ancien hébreu que l’araméen et le syriaque. Quand Flavius Josèphe, son contemporain, parle de « la langue des Hébreux », il s’agit autant de l’hébreu que de l’araméen qui usent du même alphabet. Autant d’indices montrant le statut particulier de la langue biblique sacralisée, l’interférence entre hébreu ancien et araméen récent qui pourraient renvoyer à une situation de diglossie. De quoi expliquer les glissements entre hébreu et araméen puisque leur différence ne serait perçue par la communauté qu’en fonction du contexte d’usage (comme c’est le cas aujourd’hui entre l’arabe littéral du Coran et l’arabe vernaculaire).
6Troisième thème, la réception de la Septante. Les lecteurs de l’époque hellénistique, formés à la rhétorique grecque, ressentaient toute l’étrangeté culturelle d’un texte parsemé d’expressions bizarres (« les siècles des siècles »), de barbarismes, de solécismes, de noms étranges. Le langage hiératique de la traduction renvoyait à un univers hors du commun. Les Évangiles perpétuent ce marquage, en citant des expressions (en hébreu ou en araméen) translittérées en grec (Alleluia, Rabbouni, Ephatta), marqueurs d’événements où se manifeste l’intervention divine. Les récits sans artifice pouvaient être compris de tous, mais qu’enseignaient-ils à des esprits formés à la rhétorique classique ? Littéralement, rien. De là les deux versants de l’apologétique grecque, païenne et judaïsée, avant même l’ère chrétienne. Le message caché doit être déchiffré derrière le sens littéral. Le Livre de la Sagesse, écrit à cette époque, serait ainsi une sorte de commentaire exégétique de la Torah, « dans un langage grec » et pas seulement « dans la langue grecque », légitimant l’image des Juifs, « peuple de philosophes ».
7Tous les récits peuvent ainsi être lus à plusieurs niveaux de signification. Le Déluge, le sacrifice de Jacob, la sortie d’Égypte, la construction du Temple prennent place dans une théodicée spéculative. Noé, Abraham, Moïse, Salomon ne sont pas des héros par leurs actions, mais les témoins d’un dessein divin qu’ils accomplissent dans une histoire au long cours. Les exégètes grecs traitent les lieux, les événements, les personnages de la Septante comme autant de « philosophèmes ». Les obscurités et les malentendus inhérents à toute traduction produisent ainsi une science de l’interprétation des textes, avec son herméneutique savante et sa méthodologie critique. Les Hexaples d’Origène publient sur six colonnes le texte hébreu et ses diverses traductions, pour des comparaisons mot à mot, puis saint Jérôme s’installe en Palestine pour réviser les traductions latines tirées de la Septante, en « retournant à la source », la Bible hébraïque.
8« Comment la rusticité a-t-elle pu vaincre l’éloquence ? Comment Platon coryphée des philosophes païens n’a convaincu aucun tyran, alors que la Bible a converti terre et mer ? », s’émerveille Isidore de Péluse, ermite du delta du Nil, à la génération suivante. Entre impératif de fidélité scrupuleuse à l’original et impératif de transmission du message dans toutes les langues de la terre, la profession du traducteur est fixée pour « les siècles des siècles ». Encore fallait-il toute la pédagogie savante d’Alexis Léonas pour que le lecteur contemporain s’émerveille à nouveau du « miracle » qu’accomplit cette mission impossible.
9Anne-Marie Chartier
10Service de l’Histoire de l’éducation Institut national de recherche pédagogique
11Courriel : <chartier@inrp.fr>
Marie-Françoise Cachin, La Traduction, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2007, 144 p.
12C’est à la traduction littéraire – et non technique – que s’intéresse cet ouvrage. L’auteur, Marie-Françoise Cachin, angliciste et professeur émérite à l’Université Paris-Diderot connaît bien la profession puisqu’elle est elle-même traductrice et a longtemps formé des traducteurs littéraires.
13Aujourd’hui, la traduction littéraire représente en France 20 % de la production annuelle de livres. Le pourcentage peut paraître faible, c’est pourtant beaucoup plus qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis où les ouvrages traduits ne représentent que 2% de la production éditoriale. Selon les statistiques du Syndicat national de l’édition de 2004, l’anglais arrive très largement en tête des langues traduites, avec 983 titres achetés. Grâce au phénomène manga, le japonais se classe depuis peu en seconde position avec 98 titres (dont 86 BD) ; viennent ensuite l’allemand (89), l’italien (54), l’espagnol (45), le russe (20), le néerlandais (17), le suédois (16), le chinois et le norvégien (12 chacun), l’hébreu (11). Les autres langues ne sont pas oubliées, mais concernent chacune moins de 10 titres. On relève par exemple trente langues différentes dans le catalogue d’Actes Sud en 2005-2006.
14Dans les catalogues des éditeurs, les ouvrages traduits sont généralement regroupés en collections « étrangères » : « Du monde entier » chez Gallimard dès les années 1930, « Bibliothèque cosmopolite » chez Stock, « Littératures étrangères » chez Flammarion, « Denoël et d’ailleurs » chez Denoël, etc. Parfois aussi par aires géographiques, comme chez Viviane Hamy, ou linguistiques, comme chez Jacqueline Chambon. Certaines maisons se sont délibérément spécialisées : par exemple l’Asie pour les Éditions Philippe Picquier et Bleu de Chine, ou l’Afrique pour Présence africaine et Le Serpent à plumes.
15La traduction littéraire recouvre certes la littérature générale mais aussi d’autres genres. Par exemple, le policier avec la « Série noire » de Gallimard qui accueille beaucoup d’auteurs anglophones, tandis que la collection « Gaïa polar » des Éditions Gaïa s’est spécialisée dans le polar nordique. Citons encore la science-fiction, la bande dessinée (Asuka, Tonkam, Pika), le théâtre (collection « Scènes étrangères » des Éditions théâtrales) et surtout la littérature pour la jeunesse, secteur où la traduction est très présente, avec une nette prédominance de l’anglais.
16Comme le souligne l’auteur, c’est souvent par hasard que l’on devient traducteur et par passion qu’on le reste car le métier est difficile et peu rémunérateur. Plus de la moitié des traducteurs n’exercent qu’à temps partiel, cumulant cette activité avec une autre dans l’édition ou l’enseignement ; beaucoup sont aussi écrivains. Le nom du traducteur est souvent « oublié » sur les pages de couverture et est rarement mentionné par les critiques. Leur rôle de « passeur » est pourtant essentiel pour favoriser la circulation des idées et l’ouverture aux cultures étrangères.
17Fidèle à l’esprit de la collection « Pratiques éditoriales » des Éditions du Cercle de la librairie, Marie-Françoise Cachin propose, témoignages de traducteurs à l’appui, une sorte de vade mecum de la profession à destination des traducteurs mais aussi des éditeurs. Très pratique, l’ouvrage commence par une présentation concrète du métier, des formations pour y accéder, des différentes manières de l’exercer, des difficultés fréquemment rencontrées et des ressources à disposition pour les surmonter.
18Selon la loi de 1957 sur la propriété littéraire et artistique, les traducteurs sont assimilés aux écrivains ; ils disposent donc de droits moraux et patrimoniaux sur leurs traductions et peuvent percevoir des droits d’auteur ; ils peuvent aussi bénéficier d’une protection sociale et d’un régime fiscal adapté. De multiples associations se sont créées pour défendre les droits des traducteurs, souvent isolés du fait de leur statut de travailleurs indépendants. La plus importante est l’ATLF – Association des traducteurs littéraires de France – créée en 1973 mais il en existe d’autres, toutes présentées en détail dans ce livre. Différentes manifestations ont vu le jour ces dernières années. Des assises annuelles de la traduction se tiennent ainsi à Arles depuis 1984 : lieu de rencontre de la profession mais aussi occasion de la faire connaître du public. Différents prix sont remis lors de ces assises, notamment le prix « Atlas junior » destiné à des lycéens. Des possibilités de « résidences » de traducteurs existent également, en France et à l’étranger.
19Marie-Françoise Cachin évoque aussi les « retraductions » motivées certes par des raisons d’ordre linguistique (les traductions vieillissent et l’art de la traduction est aujourd’hui beaucoup plus rigoureux que par le passé), mais aussi par des raisons idéologiques. Elle cite la belle image de Bernard Lortholary pour qui « la traduction est comme la photographie d’une toile de maître : la photographie jaunit tandis que l’œuvre reste inchangée ». Un exemple parmi d’autres : les aventures de Heidi, de l’écrivain alémanique Johanna Spyri dont les premières traductions, en 1937 chez Flammarion, relevaient plus de l’adaptation que de la traduction et nécessitaient une retraduction. Autre variante de la traduction pure : l’édition bilingue, souvent à vocation pédagogique comme « langues de poches » d’Assimil ou « Folio bilingue » de Gallimard.
20La collaboration entre traducteurs et éditeurs est souvent assez complexe. L’auteur passe en revue tous les aspects de leurs relations : juridiques, mais aussi techniques, en apportant aux uns et aux autres de fort utiles repères, notamment sur le calibrage et la rémunération de la traduction en fonction de la rareté de la langue. Pour que les traductions soient rémunérées à leur juste prix sans que cela constitue un frein pour l’édition de certains ouvrages étrangers, les éditeurs peuvent bénéficier de certaines aides, notamment celles du Centre national du livre (CNL).
21Quelques précieuses annexes, notamment un « code des usages pour la traduction d’une œuvre de littérature générale », une webographie et un index viennent compléter cet ouvrage qui intéressera tous les traducteurs actuels ou futurs… et leurs éditeurs.
22Françoise Hache-Bissette
23Université Paris Descartes et Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, UVSQ
24Courriel : <francoise.hache-bissette@uvsq.fr>
Robert Boure, Les Sciences humaines et sociales en France, Vannes, Éd. EME, coll. « Échanges », 2007, 348 p.
25On connaissait l’intérêt de Robert Boure pour l’histoire et l’épistémologie des sciences de l’information et de la communication. Rappelons qu’il l’a manifesté ces dernières années en coordonnant une équipe puis un ouvrage sur les origines de cette interdiscipline. On ne sera donc pas trop surpris de voir cet animateur de la revue Sciences de la société proposer un regard généalogique cette fois élargi à l’ensemble des sciences humaines et sociales entre lesquelles cette revue travaille à entretenir un dialogue fécond, et ce au bénéfice non exclusif, mais notable, des chercheurs préoccupés par les phénomènes communicationnels.
26L’entreprise, faut-il le souligner n’était pas sans risques. À moins de se replier – ce que peut d’ailleurs laisser entendre un titre non problématisant – sur un exercice (aujourd’hui plébiscité par beaucoup d’éditeurs) de survol synthétique des courants et auteurs majeurs de chacune ou, comme en l’occurrence, de l’ensemble des disciplines participant de cet espace de production de connaissances. Le parti pris est là de tout autre nature. Appuyé sur des acquis historiographiques propres à chacun des champs disciplinaires mais aussi sur une enquête nourrie de données très actualisées, il consiste à s’interroger sur les processus d’institutionnalisation des sciences dites humaines et sociales, à la fois autonomisées et appréhendées sous l’angle de leurs logiques homologues de constitution. Central dans la réflexion développée, le concept d’institutionnalisation disciplinaire est explicitement référé à R Whitley et à l’instar de cet auteur, Boure entend bien envisager tout autant l’institutionnalisation proprement cognitive que l’institutionnalisation sociale de ces domaines de savoir.
27L’auteur n’entend pas cependant dissocier ces deux processus. Bien au contraire. Il rappelle fort opportunément que « le cognitif possède une dimension sociale, tout comme le social ne peut se passer ni de la vérité ou de la véracité, ni de légitimation par les savoirs scientifiques » (p. 12) et il remarque à ce titre que la dimension sociale du processus d’institutionnalisation est généralement évitée, « les analystes lui préférant l’histoire intellectuelle – et bien souvent celle de leur propre discipline – peut être parce qu’elle leur semble plus noble » (p. 17). On pourra par ailleurs être surpris du choix opéré de se situer dans le cadre hexagonal pour développer une telle analyse. Faut-il l’imputer à ce provincialisme scientifique couramment relevé et déploré pour les sciences humaines et sociales françaises ? Boure dissipe d’emblée cette réserve en soulignant que « contrairement aux sciences de la nature et de la vie qui ont eu une dimension internationale, très tôt au niveau de la publicisation et de la circulation des connaissances, plus tardivement au niveau de leur production, les savoirs sur l’humain et le social se sont pour la plupart longtemps développés dans le cadre national, de sorte que l’enfermement dans cet espace est encore aujourd’hui patent pour nombre de disciplines » (p. 13).
28Bien assis sur ces hypothèses théoriques, l’ouvrage développe à travers quatre chapitres, nourris à chaque fois de denses références bibliographiques, une analyse périodisée des régimes de construction des différentes sciences sociales et humaines. Le premier d’entre eux nous conduit de la Renaissance à la fin du xviiie siècle. L’auteur s’attarde ainsi très logiquement sur l’entreprise de l’Encyclopédie. Il met en lumière que, décrite classiquement comme une somme raisonnée des connaissances disponibles au moment des Lumières, l’entreprise collective des Philosophes a constitué un espace de définition progressive d’ensembles intellectuels cohérents préfigurant les différentes disciplines.
29Entièrement consacré au xixe siècle, le second chapitre insiste sur les interactions complexes qui se nouent, au pays du positivisme, entre les sciences de l’homme et du social encore naissantes et les sciences de la nature qui vont jouer durablement comme des modèles de référence. Il montre que s’esquisse alors un mouvement paradoxal et durable fait à la fois de recherche d’autonomie des différentes disciplines et de tentatives d’hégémonie de la part de certaines et en premier lieu de la sociologie. Auguste Comte précède dans cette attitude Emile Durkheim dont l’influence restera en France centrale dans nombre d’espaces scientifiques et institutionnels dans la première partie du xxe siècle.
30Le troisième chapitre nous introduit précisément dans cette période, riche par la densité des interrogations qui traversent différentes disciplines alors parvenues à un stade assez avancé d’institutionnalisation. L’auteur se focalise toutefois sur trois d’entre elles. L’économie qui peine à se détacher des sciences juridiques et qui reste partagée entre des prétentions purement théoriques et une mise à contribution d’esprit plus empirique pour la formation des élites. La psychologie en butte aux questions posées à la fois par la tradition expérimentaliste nord-américaine et la psychanalyse maintenue cependant aux marges de l’Université jusque dans les années 1950. La sociologie à nouveau qui tente d’occuper un espace laissé largement vacant par d’autres disciplines comme la démographie et l’économie par trop spécialisées, la linguistique, l’ethnologie encore balbutiante en France et enfin la philosophie qui affirme alors son identité dans le paysage international en s’orientant prioritairement vers la logique, l’ontologie et l’épistémologie.
31Le quatrième chapitre nous conduit ainsi de l’après-guerre jusqu’à des moments très contemporains et il permet ainsi de vérifier l’expansion considérable et l’éclatement spectaculaire que connaît durant cette période un espace scientifique considérablement transformé par plusieurs facteurs au premier rang desquels l’explosion démographique que connaît l’Université dans les années 1960 et 1970
32L’originalité et la pertinence de cette analyse est de ne jamais céder à un mode d’approche centré sur le discours des disciplines et qui, emprunté couramment par leurs représentants, aboutit invariablement à dénier les facteurs sociaux et institutionnels pour expliquer le déclin ou la montée en force de telle ou telle d’entre elles, au profit de facteurs strictement heuristiques. Boure affronte constamment ce type de questionnement et il atteste notamment que, devant sa rigidité tant institutionnelle qu’intellectuelle, c’est le plus souvent dans les marges de l’Université et par le biais de stratégies précoces et durables de « contournement » de celle-ci que les sciences sociales et humaines se sont développées en France jusque dans la première moitié du xixe siècle. Il confirme simultanément que les logiques institutionnelles n’excluent en rien certains mécanismes de personnalisation qui peuvent peser pour l’expansion de tel ou tel secteur. Il en va par exemple pour l’histoire avec l’école des Annales et la personnalité de Fernand Braudel dont il montre l’étendue des réseaux et la densité des investissements dans des lieux assez divers de pouvoir.
33Très actualisée puisque l’enquête s’arrête en 2005, la dernière partie de l’ouvrage est particulièrement stimulante pour les gains de réflexivité qu’elle offre sur une période vécue par les lecteurs de l’ouvrage. Elle permettra notamment aux enseignants-chercheurs de sciences de l’information et de la communication de relativiser le statut réputé singulier de leur « science-carrefour » qui doit largement, rappelle Boure, sa reconnaissance académique à des besoins pratiques de professionnalisation (de même que d’autres « nouvelles disciplines » telles que les sciences de la gestion ou les sciences de l’éducation). De là peut-être, mais tout autant que dans d’autres secteurs moins suspects a priori, les tensions examinées par Boure entre d’une part les attitudes de repli sur le strict et légitime périmètre de l’enseignement et du savoir théorique, et d’autre part les contraintes de la recherche appliquée et « administrée ».
34Historien méthodique des sciences humaines et sociales même s’il se défend de l’être, l’auteur s’engage courageusement dans une conclusion prospective sur un certain nombre de questions qui parcourent l’ensemble de l’ouvrage. Quid en premier lieu du débat récurrent explication/ compréhension ? Quid de l’alternative modèle/récit (directement corrélée à la précédente et tout aussi classique) ? Quid en conséquence des modalités légitimes d’écriture dans les SHS ? À chacune de ces interrogations, Boure apporte des réponses complexifiantes, rappelant que, nolens volens, les chercheurs du secteur empruntent des types d’écritures variant considérablement en fonction des publics, des supports et des contextes de réception.
35En spécialiste des phénomènes communicationnels, il porte au final un regard aiguisé sur le mouvement des chercheurs de 2005 pour remarquer que, dans les manifestations de rue, les représentants des SHS se différenciaient par leurs tenues de ville de leurs collègues des sciences dites « dures », directement identifiables par leurs blouses blanches. Faut-il voir dans ce déficit sémiotique, le signe d’une crise identitaire durable ? C’est à cette interprétation que nous invite Boure en relançant des interrogations devenues d’autant plus pressantes que désormais inscrites dans un cadre internationalisé.
36Guy Lochard
37Laboratoire Communication, Information, Médias (CIM)
38Université Paris III - Sorbonne Nouvelle et Laboratoire Communication et Politique, CNRS
39Courriel : <glochard@club-internet.fr>