1Cet article ne prétend pas analyser les modalités d’usage des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE) mais s’attache plutôt à cerner quelques enjeux. Ceux-ci seront notamment envisagés à partir de l’étude de modèles et de pratiques de ces technologies dans le but de diffuser des connaissances visant à réduire ce qu’il est convenu d’appeler la « fracture numérique » ou le « retard technologique ». Les exemples fournis sont issus d’expériences que l’auteur a pu observer aux États-Unis, au Maghreb et en Afrique occidentale (dans une démarche d’études et d’enquêtes) et de projets auxquels il a directement participé en France. Les perspectives comparatives ne seront que partielles et vues à partir de quelques angles de réflexion. C’est en fait les positions des acteurs, leurs postures, face à un tel dispositif, qui constituent la base de cet article. Dans un premier temps ce seront les aspects économiques, sociaux et culturels qui feront l’objet de cette réflexion avant d’interroger les usages des TICE dans leur configuration liée à une dimension interculturelle. Il s’agira de démêler ce qui provient d’un modèle conceptuel et économique venant du Nord face à la pluralité des situations et des contraintes au Sud.
Les modalités de l’offre constituée par les TICE
2Les technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE) sont communément définies comme l’ensemble des projets et des actions visant à introduire les nouvelles technologies dans le cadre de l’enseignement. Tout chercheur intéressé par de tels objets doit se méfier de notions et sigles qui dénotent une tentation d’enfermer des techniques diverses, des usages diversifiés et des modalités différentes. Cette question ne sera pas traitée dans cet article, pourtant, même si ce sigle est repris par commodité. Il convient, et ces propos s’y attacheront, de conserver une distance critique vis-à-vis d’une notion généralisante. Nous évoquons ici une forme d’alphabétisation [1] qui constitue un fond commun, tant les pratiques ou les modes d’apprentissage peuvent varier. Nous n’allons pas ajouter une définition du e-learning [2] (Landry, 2005, p. 11-46) qui est souvent discuté et soupesé par des organismes spécialisés ou des chercheurs. Ce qui importe, c’est que la notion d’e-learning, dont il est difficile de trouver un équivalent français, précise l’importance d’un accès à distance, et met l’accent sur l’acte d’apprendre avant même l’acte d’enseignement, tout en considérant qu’on apprend différemment selon les cultures et les contextes locaux. Nous poserons comme postulat que le e-learning devrait avant tout être considéré comme un concept pédagogique plus que technologique, même si le débat perdure. Le risque d’une dérive des TICE, faisant primer le construit technologique sur les pratiques pédagogiques renouvelées et les modalités d’apprentissage, sera donc au cœur de cette réflexion.
Des modèles contrastés entre Nord et Sud
3Du côté des usages ou des modes d’utilisation (mais aussi de prescription) l’exemple américain nous est apparu comme une volonté des concepteurs de programmes de recourir à des processus d’individualisation destinés à des publics divers. Parallèlement, les universités et instituts prestigieux des USA ont mis en place des formations en ligne [3]. La déclinaison universitaire américaine du e-learning s’adresse principalement à des adultes en exercice voulant se perfectionner ou changer de direction. Contrairement à ce qui se passe en France, la formation continue est assurée aussi bien par l’université que par des entreprises.
4Les universités et instituts français peinent à mettre en place des offres lisibles et évoluent dans un contexte de lutte autour des définitions de compétences entre les différents organismes. On trouve en effet l’AIF, L’AUF, Résafad, ÉduFrance, le Cned, la Feid, l’IRD, etc. Les applications du e-learning sont plutôt constituées sur des modalités d’enseignement continu par groupes avec un suivi qui tend vers un objectif d’apprentissage qui accepte mal les acquisitions partielles tout au long de l’année. La césure entre modalités appliquées à l’université et dans les entreprises est nettement marquée avec des orientations de type e-campus dans les entreprises qui cherchent à mettre en œuvre des formations ponctuelles et spécifiques pour leurs salariés. La notion « d’université virtuelle » peut dénoter en France une résistance à une orientation « libérale » des universités, empruntée aux chercheurs en informatique de la côte ouest américaine (« campus virtuels ») [4] qui voyaient dans les réseaux le moyen de préserver la mission fondamentale des universités qui serait la construction collective des savoirs (Cornu, Thibault et al., 2005, p. 7). Les débats ne sont pas clos sur ces questions.
5Le problème, non pas d’un retard mais d’un manque d’équipement ou de développement d’accès au haut débit, peut se poser en Afrique du Nord (et en Afrique plus généralement). Mais il s’agit aussi d’enjeux économiques et sociaux alors qu’une pression s’exerce de la part des pays européens ou venant du monde anglo-saxon pour équiper ces pays ou leur proposer des modèles d’e-learning. Cette offre engage par ailleurs des enjeux commerciaux relayés par les discours liés au développement et à la réduction de la « fracture numérique », qui décrivent les TIC comme des supports contribuant à favoriser la réduction des inégalités. Cependant, la possession d’un ordinateur personnel par les étudiants fréquentant l’université est loin d’être majoritaire (les autorités ayant plutôt choisi de multiplier les centres d’accès de type « cybercafés » ou « cyberservices »). Les questions d’éloignement géographique et d’équipements (sur les lieux où la formation doit s’exercer) sont au centre des préoccupations des agents intervenant dans ce domaine.
L’intrusion de la fracture numérique dans le débat sur les TICE
6La fameuse « fracture numérique » s’insinue dans notre débat avec toute sa complexité et ses ambiguïtés. On peut lire à ce sujet le condensé fait par Jean Louis Fulssack, Alain Kiyindou et Michel Mathien (2005, p. 75-79). Sur cette même question, Jacques Perriault (2005, p. 78-79) interroge les chiffres : « En 2002, 80 % des utilisateurs d’Internet se trouvent dans les pays les plus riches, et les femmes internautes sont partout minoritaires (25 % dans l’Union européenne). […] Pour le nombre d’ordinateurs individuels, l’indice est de 58 aux USA, de 50 en France, de 11 au Brésil, de 0,08 au Niger (indice fourni par l’Union internationale des télécommunications, indice composite de diffusion des TIC). »
7Ainsi l’invocation de la « fracture numérique » doit se situer dans l’appréciation du contexte et du possible. Jacques Perriault montre ainsi que cette notion doit en outre inclure les aptitudes sociocognitives et socioculturelles des acteurs concernés devant les procédures de traitement numérique. C’est donc bien le rôle joué par les modèles ou les usages immergés dans un espace culturel qui apparaît comme central.
Des conceptions et des pratiques face aux TICE mettant en jeu l’interculturalité
8Il est possible d’évoquer une conception pragmatique, commerciale, et comportementale aux USA, alors qu’en France domine encore une réflexion sur des aspects liés à la pédagogie et à la citoyenneté des processus de formation à distance. En Afrique du Nord, la mise à niveau technologique et la capacité d’autonomie des apprenants se mêlent à des problèmes d’indépendance, face à une conception de l’offre venant de l’Occident qui s’appuie sur des dynamiques de coopération et d’aide au développement. Cette situation n’est pas sans paradoxe. Le moindre n’est-il pas que des firmes européennes ou américaines proposent des technologies très élaborées et des contenus sur mesure à des pays qui ont encore de telles difficultés à résoudre. On assiste sans doute à des résurgences d’un déterminisme technique, voire à des relents d’une vision néo-coloniale dont il est décidément difficile de se défaire. Il serait sans doute préférable que les fabricants conçoivent leurs propositions dans une démarche contextuelle plutôt que d’imposer une logique d’offre transférée artificiellement et non spécifiquement pensée.
Une conception délicate des programmes de e-learning face aux contextes culturels
9Il est possible de soulever quelques interrogations. Il est souvent remarqué que les dispositifs de elearning insistent faiblement, ou peu, sur la prise en compte de l’apprenant comme acteur de la formation qu’il reçoit. De fait, il s’agit bien de la question de l’appropriation qui est en jeu comme le souligne Sandra Bellier dans son ouvrage (2002).
10Ceci démontre que l’évolution de l’outil doit prendre en compte cette difficile mesure des compétences des apprenants face à l’outil et aux nouvelles interactions et leur possibilité d’être en situation de réaction, de naviguer, tout en s’appropriant le processus. Par ailleurs, on peut s’interroger sur une certaine désinvolture des promoteurs de ces outils ou méthodes. La pression du « rattrapage technologique » envisagée de façon différente mais aussi prégnante du côté de l’Afrique du Nord ou de l’Occident a tendance à brouiller quelque peu les démarches et les conceptions. Ceci conduit d’ailleurs à des situations pour le moins contrastées. Ainsi Abdel Benchenna (2005) relève ce cas assez exemplaire d’Ethienne Doyigbe, lauréat du DESS Uticef, entièrement effectué à distance, qui commente son propre cas : « La majeure partie de la formation se fait en ligne. (…) Le campus numérique francophone du Bénin est installé sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi, à plus de 60 kilomètres de ma ville de résidence. Je suis par conséquent astreint à faire l’essentiel de mes travaux dans un cybercafé, environnement très peu indiqué pour la qualité de la formation que je reçois. Une heure de connexion coûte entre 500 et 600 F CFA (soit un peu moins d’un euro). Il nous faut débourser entre 10 000 F CFA et 15 000 (frais de connexion, d’impression de cours, rencontres synchrones, recherche et transmission de devoirs) par semaine. »
11Cet exemple souligne bien le danger d’une transposition sans égard au contexte de réception ou d’appropriation selon les pays ou régions. Ramenés à l’échelle française, les coûts énoncés paraissent bien modestes ; ils sont plus que pénalisants pour un étudiant du Bénin. Par ailleurs, les conditions d’accès ou de connexion soulignent qu’on ne peut proposer le même type de modalités selon qu’un apprenant soit confortablement installé dans une salle de cours équipée ou dans un lieu collectif dans un tout autre cadre de sociabilité.
Les pratiques « nomades » ou « hybridées » des pays du Sud
12Il s’agit bien alors d’un enjeu de communication dans un contexte de diffusion. Les exemples cités peuvent être ramenés aux étudiants des campus algériens qui se rendent dans des cybercafés pour pouvoir accéder à des outils informatiques, en dehors de l’université, lorsqu’ils n’ont pas d’ordinateur personnel. On peut aussi songer aux étudiants français à qui on propose des offres de formation entièrement conçues à distance sans trop se soucier des conditions de réception, de leurs capacités d’autonomie, ou de leurs aptitudes à recevoir des contenus et à se les approprier sans l’assistance d’un enseignant. L’exemple du Burkina Faso est assez révélateur. Une étude initiée en 2007, qui va se poursuivre entre 2008 et 2009 [5], révèle les disparités des pratiques ainsi qu’une richesse des arrière-plans culturels qui sont en jeu.
13Ainsi, bien plus qu’au Nord, une bonne part des pratiques des étudiants du Sud consiste à résoudre des problèmes à chaque niveau d’utilisation : se déplacer sur un lieu, se connecter, choisir sa source, rechercher, sélectionner, naviguer. Dans ce difficile cheminement, ils doivent s’appuyer sur leur propre débrouillardise et sur l’utilisation de différentes formes de convivialité et de sociabilité locale (cybercafés en ville, salles de l’université, recours à l’ordinateur d’un oncle, fonctionnaire dans un ministère…). En forçant le trait, on pourrait dire que la culture du nomadisme, du passage, des structures claniques, contribue à une utilisation hybridée et volatile des technologies. De même, l’accès à des ressources hétérogènes plus ou moins formalisées comme les cours en ligne favorise le développement d’un esprit critique et permet d’approfondir les connaissances. Par exemple, et c’est bien un modèle de substitution qui s’affirme, ces ressources pallient le manque de bibliothèques universitaires dûment constituées. Tous les étudiants mettent donc l’accent sur cette recherche qui favorise l’autonomie ou l’esprit critique, alors que certains de leurs enseignants ne les encouragent pas en ce sens et tiennent même des discours très critiques au sujet d’Internet.
Des références potentiellement convergentes entre Nord et Sud face à des pratiques ou des conceptions divergentes
14Nous avons pu constater un phénomène semblable en Algérie. De fait, les étudiants algériens ou burkinabé revendiquent bien cette entrée dans la modernité avec une soif de savoir (d’autant plus avide qu’elle est moins favorisée et disponible qu’au Nord) leur permettant de se confronter à d’autres, de se désenclaver, de comparer et d’entrer en contact avec des experts. En ce sens ils ressemblent bien aux étudiants du Nord avec des réflexes consommateurs (possession généralisée de téléphones portables) même si, par exemple, au Burkina Faso, moins d’un pour cent des étudiants interrogés possèdent un accès Internet personnel. Ces constats montrent bien, déjà, de quelle population il s’agit : plus jeune, plus masculine, plus active, plus alphabétisée.
15Il est également difficile de ne pas prendre en compte les questions liées à la langue. Déjà, les contenus proposés, notamment sur des modalités de formation, sont rarement émis dans des langues locales. L’arabe est une langue encore très peu utilisée sur le grand réseau et presque aucune langue africaine (à part le swahili) ne figure dans le peloton des langues usitées, derrière l’anglais qui représente 75 % des informations disponibles sur Internet [6]. Si l’enjeu de la culture et de l’alphabétisation est fondamental, on peut alors considérer l’étrangeté du postulat consistant à penser que les TICE seraient un moyen d’appuyer le développement, alors que leur structuration linguistique constitue de fait un barrage à l’accès. Pourtant, les États africains mettent à chaque fois l’accent (qu’il s’agisse des conférences de Tokyo, de Bamako ou de Rabat [7]) sur la nécessité de proposer des contenus, des savoirs, des services, dans les langues nationales ou dans une dynamique multilinguistique.
16Des initiatives volontaristes sont prises en ce sens, mais elles ne peuvent aboutir qu’avec une coopération et un engagement des pays du Nord à soutenir et à s’impliquer dans une telle démarche et de telles initiatives. Or, bien souvent, les firmes commerciales délèguent aux organismes internationaux tels que l’Unesco ou l’AUF la quasi-totalité des soutiens en ce sens. Bien sûr, la logique marchande, d’un côté, les impératifs de développement, de l’autre, et l’enjeu de la « fracture numérique », en sus, tendent à écraser ou à recouvrir ces facteurs. C’est pourtant en partant d’eux qu’une démarche de conception se voulant à la fois technologiquement adaptée et mettant à profit de nouvelles formes d’apprentissage peut se concevoir comme semble bien confirmer l’étude délivrée au sein du SED [8] (Lamy, Richer, 2005, p. 41). Dans tous les cas, il nous semble bien que c’est la question des modèles qui est en cause et qui démontre bien que la plasticité des technologies de l’information et de la communication a ses limites (beaucoup de concepteurs d’outils de formation à distance parlent de coproduction de la situation d’apprentissage sans inclure ce que cela suppose comme aptitude et compétences de la part de l’apprenant).
17En effet, il en va des TICE comme il en va des questions soulevées par les TIC en général. Le contexte culturel, l’environnement social et technique, sont déterminants, sans qu’il soit possible de soupeser l’ensemble de ces paramètres et de trouver des réponses adaptées à tous les niveaux, notamment dans le cadre de formations collectives ou suivies individuellement. Mais la question cruciale demeure bien de ne pas contourner les enjeux ou de s’en détourner en utilisant la spécificité des TICE par des modélisations qui, sous prétexte de leur faire jouer un rôle sociétal et économique, envahissent et détournent l’apprentissage pris dans son contexte social et culturel au profit des simples avantages supposés de ses outils, quelle que soit la situation où ils se diffusent.
Notes
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[1]
Y. Lecoadic dans un article consacré à la culture technologique (Lecoadic, 2000, p.181-195) souligne : « Ces connaissances acquises et disponibles ne s’articulent pas forcément (et plutôt peu) avec la maîtrise d’une culture technologique d’un niveau suffisant pour permettre une compréhension des enjeux nouveaux liés à l’évolution de la technologie. »
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[2]
Pierre Landry évoque la position de Serge Pouts-Lajus qui « pense que ce terme sans équivalent en français, a pour intérêt de mettre l’accent sur l’acte d’apprendre (learning) face à l’acte d’enseigner ».
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[3]
Nous conseillons à ce sujet la lecture de la communication de Didier Oillo au Forum AUF, Développement et NTIC, Alexandrie, 2001.
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[4]
Sur le mode des communautés virtuelles, notion popularisée à l’extrême par Howard Rheingold, dont l’histoire est retracée avec conviction par Patrice Flichy dans L’Imaginaire d’Internet, 2001.
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[5]
Étude réalisée par Brigitte Guyot (Cnam) et Pascal Renaud (IRD), dont les résultats sont disponibles sur le site TIC et Développement, <http://www.tic.ird.fr>. Elle se poursuit dans le cadre d’une réponse à l’appel d’offre de l’ISCC en 2007 (projet TPS mené par Brigitte Guyot, Pascal Renaud et Michel Durampart).
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[6]
Voir l’article de Renaud de La Brosse, « La démocratisation d’Internet, Perceptions des enjeux et des risques associés au « fossé numérique » mondial », in Michel Mathien (dir.) La “Société de l’Information”, entre mythes et réalités, Bruylant, p. 261-276.
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[7]
Conférences préparatoires au sommet du SMSI réunissant les grands acteurs francophones agissant dans le cadre de la coopération et du développement.
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[8]
Produit dans le cadre du Réfad lors d’une table d’échanges d’expertises et d’expériences pédagogiques en formation à distance le 27 février 2003.