CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Michaël Oustinoff – Dans l’esprit de beaucoup de gens, ce qui fait la différence entre les sciences dures et les sciences humaines, c’est qu’elles n’ont besoin de la langue, pour ainsi dire, que comme d’un simple accessoire. Dans « Mots & maux de la physique quantique »[1] vous vous inscrivez en faux contre une telle vision des choses. Pourquoi ?

2Jean-Marc Lévy-Leblond – Elle est effectivement très répandue, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit exacte. Dans l’imaginaire collectif, elle est manifestement très présente [2]. J’en donnerai un exemple qui m’a frappé, dans un film d’Alfred Hitchcock, Le rideau déchiré (1966). Ce n’est pas le plus connu ni le meilleur, mais il contient une scène tout à fait éclairante à cet égard. À un moment crucial du film, Paul Newman, physicien américain prétendument passé à l’Est mais en réalité venu enquêter sur les recherches d’un professeur ayant mis au point un nouveau système de propulsion pour missiles, l’affronte au tableau noir à coup de formules mathématiques – indéchiffrables pour le commun des mortels. Outré par les erreurs de son collègue, le professeur se met en devoir de les corriger une par une, si bien qu’il finit par dévoiler à l’espion américain l’intégralité de ses découvertes. Ce qui est intéressant, c’est que la scène est entièrement muette, les protagonistes écrivant et effaçant leurs formules sans échanger un mot : tout se passe comme s’il était possible, pour des scientifiques, de communiquer uniquement par l’intermédiaire de purs symboles mathématiques. Mais la science est au contraire fort bavarde, et même ses disciplines les plus formalisées, comme la physique, n’échappent pas à l’emprise de la langue.

3M. O.Comment s’explique alors, d’après vous, cette conception des sciences exactes ?

4J.-M. L.-L. – Soit dit en passant, les sciences exactes, par leur dénomination même, laisseraient entendre que les autres sciences, par contraste, seraient inexactes. Ne pourrait-on, symétriquement, qualifier les sciences dures, en raison du rôle qu’on leur fait jouer, de sciences inhumaines et asociales ? Mais, pour en revenir à votre question, je commencerai par dire que, dans ces sciences, la formalisation est le fruit d’une longue évolution interne, que je vais esquisser à grands traits.

5C’est au début du xviie siècle que les sciences physiques commencent à se mathématiser. Dans un passage célèbre de L’Essayeur (1623), Galilée s’exprime ainsi : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur [3]. » Par philosophie, il faut entendre ici « philosophie naturelle », ce qui deviendra ensuite notre physique [4].

6La mathématisation de la physique est allée en s’accentuant, si bien que cette tendance est devenue le critère même du modèle de scientificité élaboré au xixe siècle par la société occidentale. Un modèle qui se voulait universel : c’est le degré de formalisation atteint qui attesterait désormais de la valeur scientifique des résultats. Symétriquement, on assiste sur le plan de l’écriture scientifique à un appauvrissement marqué de la langue, très sensible à partir du début du xxe siècle.

7Les Principia Mathematica (trois volumes, 1910-1912) écrits par Bertrand Russell en collaboration avec Alfred North Whitehead entérinent le projet d’évacuation de la langue du raisonnement scientifique, les mathématiques y étant exprimées dans un symbolisme logique abstrait les dispensant de recourir au langage courant, jugé source de trop d’équivoques.

8M. O.Mais quels sont les inconvénients d’une telle formalisation ?

9J.-M. L.-L. – La formalisation mathématique, en tant que telle, est d’une fécondité indéniable dans les sciences physiques. Mais elle ne saurait prétendre régir toutes les sciences de la nature : la biologie ou la chimie, par exemple, ne sont pas (intégralement) mathématisables. Les limitations du projet logico-positiviste sont, en toute rigueur, devenues patentes : il ne saurait s’appliquer qu’à une petite partie des sciences prises dans leur ensemble. Si l’on se place à cette échelle, alors on s’aperçoit que c’est la langue qui tire la science, et non l’inverse – si je peux me permettre cette allusion à la trop fameuse photographie d’Einstein.

10M. O.Qu’entendez-vous par là ?

11J.-M. L.-L. – Gödel, en démontrant l’incomplétude de tout système axiomatisé, a fait apparaître le projet d’une formalisation intégrale pour ce qu’il est, un fantasme : même en mathématiques, science par excellence du concept et du signe, il est impossible de se passer de la langue, dont le rôle est, non pas mineur, mais capital [5]. Nombre des problèmes qui hantent la physique contemporaine, comme la question du déterminisme ou celle de l’origine de l’univers, se posent moins quant à leur formalisation mathématique (sur laquelle il y a un large consensus) qu’en ce qui concerne leur interprétation, la question du sens des théories, qui passe par le langage.

12À titre d’illustration, je donnerai un premier exemple qui me permettra du même coup d’aborder la question des langues, et par voie de conséquence, de la traduction. En 1927, Heisenberg énonce ce que l’on a appelé le « principe d’incertitude ». C’est une dénomination malheureuse, et ce pour deux raisons. La première, c’est qu’il ne s’agit nullement d’un « principe », puisque son énoncé aujourd’hui découle des postulats de base de la théorie quantique, si bien qu’il vaudrait mieux parler, plus simplement, des inégalités de Heisenberg. La deuxième, plus fondamentale, est d’ordre langagier. Dans un premier temps, Heisenberg hésite entre Unsicherheit (incertitude) et Ungenauigkeit (imprécision). Puis, s’apercevant que ces termes prêtent à confusion, il leur préfère Unbestimmtheit (indétermination). Mais c’est finalement la traduction anglaise (qui rend fort logiquement unsicherheit par uncertainty) qui va s’imposer aux autres langues. Or le terme d’Unbestimmtheit (que Heisenberg emprunte au vocabulaire philosophique hégélien) est bien meilleur.

13En effet, en sciences, « incertitude », « imprécision » ou « indétermination » recouvrent des concepts bien différents. Si le « principe d’incertitude » a donné lieu à de si nombreux malentendus et contresens, aussi bien en physique qu’ailleurs, c’est justement parce que la traduction anglaise retenue ne tient pas compte du travail de reconceptualisation (de « refonte épistémologique », comme aurait dit Bachelard) que la théorie quantique a connu [6].

14Un autre exemple est celui du terme « observables », en apparence transparent, mais qui, en réalité, est loin de l’être : en effet, ce terme en est venu à désigner dans la physique quantique toutes les propriétés physiques formellement définies, alors que très peu d’entre elles sont en fait accessibles à l’observation. Ces deux exemples (on pourrait les multiplier) montrent bien à quel point la conceptualisation, dans les sciences, est tributaire de la langue. D’où l’importance, en retour, du choix des mots, car ils sont porteurs de concepts et ne sont pas de simples dénominations.

15Je donnerai un dernier exemple : le terme, devenu si familier, de Big Bang, qui démontre malheureusement que si la langue tire la science, elle peut la tirer en arrière… On a pu ainsi trouver, dans un article du Monde, cet extrait d’une dépêche de l’AFP, à l’occasion de l’attribution du prix Nobel de physique l’année dernière à deux astronomes américains, John C. Mather et George F. Moot, pour leurs travaux sur l’origine de l’univers et la formation des galaxies et des étoiles : « “Les résultats d[u satellite] COBE ont renforcé le scénario du Big Bang pour expliquer l’origine de l’Univers”, a indiqué l’Académie dans ses attendus. Selon la théorie du Big Bang, le cosmos s’est formé il y a environ 13,7 milliards d’années après une gigantesque explosion [7]. »

16L’ennui, c’est que, avant de connaître la fortune médiatique qui est la sienne, le fameux terme de Big Bang (littéralement le « gros boum ») a été inventé par l’astrophysicien Fred Hoyle pour tourner en dérision cette théorie cosmologique, qu’il récusait ! Mais, pour commencer, le Big Bang ne fait pas de bruit, puisqu’il se détecte uniquement par ses ondes électromagnétiques. J’ajoute, ce qui est plus important encore, qu’il est impossible à localiser dans l’espace, qui reste homogène durant toute l’expansion de l’univers, ni à dater à partir d’un moment précis (il faut à la fois penser que l’univers a 13 milliards d’années et qu’il a toujours existé) [8]. À supposer que cela ne tire pas à conséquence pour les spécialistes en astrophysique, la science n’est pas faite que pour eux : il est essentiel pour les scientifiques, non seulement de se communiquer les uns aux autres les résultats de leurs recherches, mais de partager leur savoir avec l’ensemble de la société, sous une forme accessible aux profanes, ce qui demande, on le voit, un travail tout particulier sur la langue.

17M. O.Et sur les langues aussi, je suppose, en raison de la mondialisation : vous avez d’ailleurs dit que « faute de devenir polyglotte, la science risquerait l’aphasie ». Cette idée a pourtant de quoi surprendre, tellement on est habitué à penser que la langue de communication de la science est l’anglais, à l’exclusion des autres !

18J.-M. L.-L. – On entend malheureusement aujourd’hui dire publish in English or perish in French. C’est une question complexe, à considérer sous plusieurs angles. Tout d’abord, il faut rappeler que, pendant tout le xixe siècle et une bonne partie du xxe, la science était polyglotte et s’en portait très bien : ses trois langues majeures étaient l’allemand, l’anglais et le français. La situation que l’on connaît aujourd’hui est née, en grande partie, de la Seconde Guerre mondiale, avec ce qu’il faut bien appeler l’américanisation de la science. Des savants comme Einstein, fuyant le nazisme, sont alors venus, en nombre, se réfugier aux États-Unis pour y poursuivre leurs recherches. À cette fuite des cerveaux, il faut ajouter les dévastations subies par les pays européens du fait de la guerre, les privant des ressources nécessaires pour rivaliser, sur le plan scientifique, avec les universités américaines.

19Néanmoins, l’américanisation de la science, pour importante qu’elle puisse être, n’explique pas tout. Deux autres facteurs, me semble-t-il, sont à prendre en compte. Le premier est celui de la prégnance du modèle logico-positiviste évoqué plus haut : la langue étant, au mieux, considérée comme secondaire, il serait indifférent que l’on utilise l’anglais, l’allemand, le français ou toute autre langue. Tout concourt, dès lors, à ce que l’on se serve de la langue internationale de plus grande diffusion, à savoir l’anglais. Mais il y a une deuxième raison, d’ordre sociologique. Au xixe siècle, la communauté des scientifiques appartient à une élite dont la formation inclut les humanités classiques, ainsi que la connaissance des autres langues européennes de culture (aux trois langues mentionnées, on ajoutera l’italien). Voilà pourquoi les savants de l’époque écrivaient dans une langue souvent riche, voire littéraire, mais étaient également en mesure de lire directement les travaux de leurs collègues dans leurs langues respectives. Au cours du xxe siècle, la donne sociologique est radicalement différente : le nombre des chercheurs connaît une progression exponentielle, d’un facteur 100, voire 1000. Ni l’origine sociale, ni la formation reçue ne sont les mêmes. Dévaluation de la langue, valorisation du formalisme mathématique, prédominance du modèle américain ne pouvaient que contribuer à assurer à l’anglais une position dominante.

20M. O.Quels sont, selon vous, les inconvénients et les avantages d’une telle situation ?

21J.-M. L.-L. – Je ne vais pas beaucoup m’étendre sur les avantages, tant ils semblent évidents. À cet égard, au risque de surprendre, je dirai qu’il faudrait faire plus, et non moins d’anglais ! En effet, puisque l’on est amené, de plus en plus souvent, à communiquer avec des anglophones, à lire leurs travaux ou à en écrire soi-même dans leur langue, autant approfondir la connaissance de l’anglais au-delà du niveau exigé par la communication courante. Mais d’abord, il s’agit de mieux pratiquer sa propre langue. C’est là un point sur lequel je voudrais tout particulièrement insister, et l’on me pardonnera si je développe un peu.

22Je partirai de la caractérisation de l’anglais comme « langue de communication ». Mais par « communication », est-on toujours sûr de savoir ce que l’on entend exactement par là ? Il me semble que non. Les modes de communication sont au moins deux : l’écrit et l’oral. On se rend d’autant mieux compte de la différence qui les sépare que l’on « communique » dans une langue étrangère… Quant aux registres de la communication, ils sont divers. On en retiendra trois, pour s’en tenir au cadre de l’activité scientifique professionnelle : la communication informelle, pendant la phase d’élaboration du savoir (l’activité de recherche proprement dite), telle qu’elle s’effectue au laboratoire ; la communication institutionnelle, lorsqu’il s’agit d’exposer à ses pairs les résultats obtenus afin de les discuter et de les valider ; la communication publique, qui a pour but la diffusion et la reconnaissance sociale du savoir ainsi constitué.

23En combinant modes et registres, on obtient six cas de figures. L’intérêt d’une telle typologie, c’est de montrer que la plus grande partie de la communication scientifique se déroule toujours aujourd’hui dans la langue nationale des chercheurs, et non en anglais. C’est le cas, pour l’essentiel, de la communication informelle (écrite : cahiers de laboratoire, courrier, internet, etc. ; orale : discussions de travail, échanges téléphoniques, etc.) où la langue quotidienne, comme on pouvait s’y attendre, domine. C’est évidemment le cas aussi de la communication publique (écrite : vulgarisation – livres, presse, etc. ; orale : enseignement, médias – radio, télé), car les livres de vulgarisation, la presse de grande diffusion, les médias à l’intérieur d’un même pays ne recourent heureusement pas à une langue étrangère.

24Le seul cas où se pose sérieusement la question d’une langue auxiliaire internationale ne concerne que la communication institutionnelle (écrite : articles spécialisés, publications primaires ; orale : colloques, séminaires, conférences de presse, etc.). D’ailleurs, les sciences humaines et sociales bénéficient encore d’une possibilité de publication plurilingue qu’ont pratiquement perdue les sciences de la nature, car elles sont malheureusement dominées, économiquement et techniquement, par un modèle unique. Le comble de l’absurde est atteint quand le simple fait d’énoncer une idée en anglais lui confère une apparence plus scientifique.

25M. O.L’essentiel de la réflexion s’effectue donc au sein de sa propre langue. Quelles conclusions en tirez-vous ?

26J.-M. L.-L. – Elles sont plusieurs. La première, c’est que la partie de la communication scientifique qui s’effectue dans la lingua franca internationale ne représente que la pointe émergée de l’iceberg. Je signalerai au passage que l’identification que l’on fait souvent de l’anglais au latin en tant que langue commune de la communauté des savants et des lettrés pendant des siècles est fallacieuse : contrairement à l’anglais, le latin n’était pas une langue nationale, et personne ne l’avait pour langue maternelle… Les anglophones bénéficient aujourd’hui d’un avantage certain, pour ne pas dire exorbitant, car ils n’ont pas, contrairement à leurs collègues, besoin d’apprendre de langues étrangères. L’Union européenne a pris le parti du plurilinguisme : je ne vois pas pourquoi, à l’échelle mondiale, il serait incongru de demander qu’il en aille de même dans le domaine des sciences.

27La deuxième conclusion a trait au risque que fait courir une trop grande domination de l’anglais (ou de toute autre langue, d’ailleurs) sur la science contemporaine. Les trois registres de la communication que l’on vient de détailler ne sont pas indépendants les uns des autres : ils constituent les différents moments d’un processus social complexe. La communication informelle va donner naissance à la communication institutionnelle, qui à son tour va déboucher sur la communication publique. Par un bouclage en retour, la communication informelle va également s’ancrer dans la communication publique : c’est hors du laboratoire, dans l’enseignement et la vulgarisation, que se forment aussi les connaissances des chercheurs, leurs modes de discours et d’échanges.

28Cette chaîne communicationnelle risque donc d’être mise en péril par la présence d’un maillon étranger trop fort. On a déjà cité le cas du « principe d’incertitude » ou du Big Bang, et l’on ajoutera le cas des mauvaises traductions rendant parfois incompréhensibles des passages entiers d’ouvrages de vulgarisation, voire de livres d’enseignement. Il m’a ainsi fallu un certain temps pour comprendre que, dans un manuel élémentaire de mathématiques, derrière l’énigmatique « Considérons deux points dans un avion » se cachait une « traduction » de l’anodin « Consider two points in a plane ». Au-delà de l’anecdote, on voit qu’une trop forte emprise de l’anglais empêche de comprendre la nécessité d’un retour critique sur la terminologie.

29Le troisième enseignement que j’en tire, c’est la nécessité qu’il y a de garder vivantes – dans nos sciences – les diverses langues nationales. C’est non seulement indispensable pour une meilleure communication entre les scientifiques et le reste de la société, mais également pour que les scientifiques, comme j’ai eu l’occasion de le dire ailleurs, soient mieux en mesure de comprendre ce qu’ils font. Il ne faudrait pas qu’ils se persuadent que, comme dans la scène du Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock, ils peuvent se passer de la langue et que le langage formalisé des mathématiques se suffit à lui-même. C’est là, à mon sens, une grave erreur, mais que l’évolution actuelle de la science me semble, hélas, confirmer. La plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur elle, en effet, vient pour moi de sa transformation en une technoscience instrumentalisée et marchandisée, où le court-terme l’emporte sur la production à long terme des savoirs de la recherche fondamentale. La science est en mal de culture [9], et de culture linguistique en particulier, celle qui naît de la connaissance de sa propre langue comme des autres.

30M. O.Qu’est-ce que le plurilinguisme peut apporter à la science ?

31J.-M. L.-L. – Éviter de tomber dans l’aphasie conceptuelle. Celle qui consiste à ne penser que dans le cadre d’une seule langue, au demeurant aseptisée, simplifiée à outrance, comme l’est l’anglais international, le globish, qui n’est que la caricature de l’anglais véritable. Je n’insiste pas sur le fait qu’il est relativement aisé, pour un francophone, de se mettre aux autres langues latines. La francophonie devrait être, d’urgence, couplée à la romanophonie : des langues comme l’espagnol ou l’italien sont très accessibles, d’autres, comme le portugais (en raison de sa prononciation) ou le roumain (en raison de son lexique en partie slavisé) le sont moins, mais également à notre portée, et le raisonnement peut être étendu aux autres groupes de langues. Mais j’aimerais aller au-delà : j’ai parlé tout à l’heure du « modèle universel de la scientificité » mis sur pied au xixe siècle. C’est un modèle créé de toutes pièces en Occident, et nullement universel. À l’heure où la mondialisation nous met au contact de l’Afrique, de l’Inde et de la Chine, le dialogue transculturel est, plus que jamais nécessaire. La revue Alliage a donc consacré trois numéros [10] à cette question en association avec l’association Transcultura et la revue Dialogue (publiée à Shanghai, Chine), car la science occidentale doit non seulement se rappeler ce qu’elle doit aux sciences nées ailleurs (notamment chinoise, indienne, arabe) mais aussi s’ouvrir à d’autres paradigmes, autrefois apparus et peut-être à nouveau appelés à apparaître ailleurs qu’en son sein. Face à une telle diversité d’horizons, la science ne saurait se passer de la traduction, sous toutes ses formes.

Notes

  • [1]
    Voir « Mots & maux de la physique quantique. Critique épistémologique et problèmes terminologiques », Revue internationale de philosophie, n° 2, juin 2000, p. 243-265.
  • [2]
    Voir revue Alliage, n° 57-58, Science et littérature, mars 2006.
  • [3]
    In Christiane Chauviré, L’Essayeur de Galilée, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 141.
  • [4]
    Voir « La nature prise à la lettre », in Jean-Marc Lévy-Leblond, La Vitesse de l’ombre, Seuil, 2006, p. 61-75.
  • [5]
    Voir « La langue tire la science », in Jean-Marc Lévy-Leblond, La Pierre de touche, Paris, Gallimard, « Folio », 1996.
  • [6]
    Voir Jean-Marc Lévy-Leblond et Françoise Balibar, « When did the Indeterminacy Principle become the Uncertainty Principle? », American Journal of Physics, n° 66, 1998, p. 278-279.
  • [7]
    « Le Nobel de physique récompense deux chercheurs américains pour leur travail sur le Big Bang », Le Monde, 3 octobre 2006. En ligne sur <http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3244,36-819356@51-818914,0.html>.
  • [8]
    Voir Jean-Marc Lévy-Leblond, La Pierre de touche, op. cit.
  • [9]
    Voir Jean-Marc Lévy-Leblond, « Faut-il faire sa fête à la science ? », Alliage, n° 59, 2007.
  • [10]
    Voir Alliage, n° 41-42, n° 45-46 et n° 55-56.
Français

Dans cet entretien de conclusion, Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien et épistémologue, professeur émérite de l’Université de Nice, directeur des collections scientifiques aux éditions du Seuil et de la revue Alliage, montre qu’il est faux de penser que les sciences exactes n’ont besoin qu’accessoirement de la langue en raison du degré de leur formalisation, contrairement aux sciences humaines. La conceptualisation en sciences ne saurait se passer de la langue, ni même des langues (et par conséquent de la traduction). Le recours à l’anglais n’est qu’un moyen, nullement une fin en soi – ce que la mondialisation rend de plus en plus évident, au fur et à mesure que la science se décline de plus en plus en hindi, en chinois, ou dans d’autres langues. En refusant d’être plurilingue comme elle l’a été par le passé, la science risque l’aphasie, non seulement linguistique, mais aussi conceptuelle, ce qui n’est pas sans gravité pour la diffusion des connaissances scientifiques à l’échelle aussi bien locale que mondiale.

Mots-clés

  • sciences dures
  • conceptualisation
  • formalisation
  • plurilinguisme
  • traduction
  • communication
  • diffusion des connaissances scientifiques
  • mondialisation
Jean-Marc Lévy-Leblond
Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien, épistémologue et essayiste, professeur émérite de l’Université de Nice, où il a enseigné dans les départements de physique, de philosophie et de communication, et directeur des collections scientifiques des éditions du Seuil et de la revue Alliage. En dehors de ses travaux de recherche en physique théorique et mathématique, il est notamment l’auteur de La Pierre de touche : la science à l’épreuve... (Gallimard, 1996), Impasciences (Bayard, 2000) et La Vitesse de l’ombre : aux limites de la science (Seuil, 2006).
Courriel : <jmll@unice.fr>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24146
Pour citer cet article
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