CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Joanna NowickiVous avez créé la première collection en France de littératures d’Europe de l’Est aux Éditions des Autres à Paris. Ensuite vous avez été directrice littéraire chez Robert Laffont où vous avez élargi la collection « Pavillons » à la littérature de l’Europe centrale. Vous connaissez depuis un quart de siècle l’univers éditorial français. Quels problèmes rencontre un éditeur de littératures en langues dites « rares », dans votre cas langues des pays d’Europe médiane ?

2Zofia Bobowicz – Le principal problème consiste à trouver des lecteurs intéressés par cette littérature. On constate la persistance d’une étrange méconnaissance de l’« autre Europe » en France. C’est un monde qui demeure toujours assez éloigné du lecteur français. La France reste une forteresse imprenable pour les auteurs de l’Europe centrale. Autant on peut escompter un succès en Allemagne, en Hollande, en Espagne ou en Italie, autant en France les ventes restent insatisfaisantes et l’écho des publications est relativement faible. C’est un curieux problème, lié sans doute à l’excellence française dans le domaine des belles lettres. La France reste un pays très exigeant quant à la qualité de la production littéraire. Comparée à d’autres pays – à de rares exceptions près – la maîtrise de l’écriture y est supérieure. Voilà pourquoi, le choix des œuvres à introduire est une affaire délicate qui demande beaucoup de doigté.

3Il faut penser à la fois à l’originalité de la pensée, à la qualité et à la technique d’écriture. De plus, le texte étranger doit correspondre au moins en partie à l’image qu’un Français cultivé se fait de ce qu’on appelle les belles lettres. Le choix de l’auteur à traduire ne se résume donc pas à la notoriété de celui-ci dans son pays d’origine. C’est même rarement le cas ; pourtant, c’est bien le principal argument dont va se saisir un agent littéraire. Mais, comme ils sont peu nombreux à s’occuper des auteurs de l’Est, un marché jugé encore peu porteur, c’est le directeur de collection qui est de fait responsable de cette tâche difficile.

4De plus, dans le cas des littératures de l’Europe médiane, en ce concerne le marché du livre en France, on ne peut pas parler de best-sellers. On n’a pas encore vu d’auteur dont les ventes dépasseraient 50 000 exemplaires (sauf le cas de Kundera, qui est une exception confirmant la règle). Dans les années 1980, qui étaient les années fastes pour notre secteur d’édition qui manifestait un grand intérêt pour les auteurs de l’« autre Europe », les tirages ont rarement dépassé 5 000 exemplaires, et la moyenne des ventes se situait autour de 2 500 exemplaires. A partir des années 1990, les ventes ont diminué de moitié. Actuellement elles dépassent rarement 500 exemplaires.

5J. N.Comment procédez-vous pour la traduction ? Qui sont les traducteurs que vous choisissez ?

6Z. B. – La principale difficulté que nous rencontrons est celle de la rareté. Il y a en effet très peu de traducteurs spécialisés dans les langues centre-européennes. Pour d’autres grandes langues, il y a un plus grand choix de traducteurs ayant la capacité à rendre le texte traduit comparable à l’original. Vient ensuite le problème de la traduction elle-même. En matière de théorie, je me réfère à Georges Mounin et à Georges Steiner qui parlent d’un mystère de la traduction. Selon les deux auteurs, il ne suffit pas d’être soi-même écrivain pour bien traduire une œuvre littéraire. Il ne suffit pas non plus de connaître la théorie de la traduction. En me fondant sur l’expérience acquise en tant que directrice de collection, à l’époque où, pendant près d’un quart de siècle, j’ai accompagné dans leur travail les traducteurs de la littérature d’Europe centrale – polonaise, tchèque, serbo-croate, estonienne ou russe – j’aurais tendance à considérer que le principal est de reproduire le texte original de manière à ce qu’il puisse être lu dans la langue d’arrivée comme on suppose qu’il a été lu dans la langue de l’auteur. Rendre sensible non seulement ses moindres nuances d’intonation, ses variations de rythme, ses sous-entendus, mais aussi ses dérives, ses possibilités de différences par rapport à la norme.

7Parfois, on soumet le même texte à plusieurs personnes avant de trouver la perle rare : le traducteur qui convient pour le texte en question. C’est un problème de connivence avec le texte, d’affinités intellectuelles et esthétiques, peut-être bien de vision du monde. Comme exemple d’une belle traduction à tout point de vue réussie on pourrait citer Tout est illuminé, roman du jeune auteur américain Jonathan Safran Foer traduit par Jacqueline Huet et Jean Carasso et publié aux éditions de l’Olivier. Mais il est vrai qu’il s’agit là d’un auteur américain et, vu le nombre non négligeable d’excellents anglicistes en France, la comparaison est difficile à soutenir.

8La trop faible quantité de traducteurs de qualité en France en ce qui concerne les langues centre-européennes vient aussi d’une faiblesse relative des formations en traductologie. Il existe quelques tentatives toutes timides (par exemple à l’Université de Lille) mais elles restent peu approfondies. Pour l’anglais, qui étend là aussi son hégémonie, la situation est meilleure (à Paris VII, il y a un DESS de traduction littéraire), mais en général on note en France une faiblesse relative des formations en traductologie contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays francophones comme la Belgique, le Canada ou la Suisse.

9Il est cependant faux de croire qu’il suffit d’une bonne maîtrise des différentes techniques de traduction pour s’attaquer à n’importe quelle œuvre. Il faut sans doute, en plus des connaissances, avoir un don pour obtenir une identité à partir d’une altérité. Chateaubriand, traduisant Le Paradis perdu de Milton, l’avait tenté et réussi. Il avait anglicisé le français et bousculé les régimes de verbes pour conserver les images et la musicalité de l’original. Mais n’est pas Chateaubriand qui veut.

10J. N.Pouvez-vous donner quelques exemples d’œuvres venues de l’Europe médiane et traduites avec talent en français ?

11Z. B. – Tchevengour d’Andreï Platonov et Slynx de Tatiana Tolstoï, traduits respectivement par Louis Martinez et Christophe Glogowski, deux grands livres que j’ai eu la joie de pouvoir éditer chez Robert Laffont. Pour le premier, tout le génie de la langue russe est là. Platonov est un des premiers auteurs du communisme naissant. Il a vu les problèmes du communisme immédiatement et a su les montrer avec une modernité linguistique inouïe : il a en quelque sorte innové la langue russe. Il fallait savoir le rendre en français.

12Quant à Christophe Glogowski, hélas prématurément disparu il y a quatre ans, il a aussi traduit merveilleusement du polonais, par exemple les romans d’Olga Tokarczuk.

13Pour la littérature hongroise, la situation est encore plus délicate car il y a très peu de traducteurs. Je pourrais évoquer le roman d’Adam Bodor, La Visite de l’Archevêque pour lequel il a fallu que je trouve un traducteur, en l’occurrence Jean Michel Kolmach, à Helsinki !

14Une grande partie de mon travail consiste à suivre les traducteurs tout au long de leur travail. Je le fais principalement pour le russe et le polonais. Mais même si je ne parle pas la langue d’origine, j’ai l’habitude de me documenter en lisant les traductions du même auteur dans d’autres langues, par exemple l’Estonien Jean Kroos dont il existe d’excellentes traductions en polonais et en russe. J’ai des relations personnelles soigneusement entretenues avec de nombreux traducteurs, de même qu’avec des auteurs dont plusieurs sont devenus mes amis. Ceci est important dans mon métier, c’est aussi l’un de ses aspects les plus agréables.

15J. N.Les auteurs font-ils une relecture de leurs textes lorsqu’ils peuvent lire la langue de la traduction ?

16Z. B. – Il est en effet souhaitable que l’auteur et le traducteur travaillent ensemble. Le plus souvent le traducteur consulte l’auteur. Mais il est souhaitable aussi, à mon avis que l’auteur ne s’exprime pas sur la qualité de la traduction (tel Kundera qui voulait être juge et partie). Il existe aussi des auteurs qui pratiquent l’auto-traduction, comme c’est le cas de Julien Green ou de Samuel Becket. Souvent l’auteur introduit lui-même des transformations notables par rapport à « l’original », ce que l’on comprend parfaitement. Mais lorsque le traducteur procède à des modifications comparables, on l’accepte beaucoup moins facilement. C’est un point délicat que celui de la traduction des œuvres littéraires dont on découvre les imperfections seulement en cours de traduction. Dans ces cas-là, la tâche du traducteur est compliquée. Comment satisfaire en même temps l’auteur, le lecteur et l’éditeur tout en gommant les imperfections décelées dans l’œuvre originale, en les rendant invisibles dans la traduction ? Si on ne le faisait pas, les critiques penseraient que la faiblesse du texte vient de la traduction. Si on le fait, la traduction devient comme un original amélioré. C’est de loin ce qui peut arriver de pire à cet artisan de la communication interlinguistique qu’est finalement le traducteur. Il est obligé de se substituer à l’auteur pour essayer de faire mieux que lui, tout en sachant qu’il ne sera jamais remercié de ses efforts car il est préférable que l’auteur n’en sache rien, tout comme le lecteur d’ailleurs.

17J. N.En matière de réception, comment jugez-vous l’accueil des œuvres traduites ? Est-il très différent de celui réservé aux mêmes auteurs dans leurs pays d’origine ?

18Z. B. – Il faut parler ici du rôle de la critique littéraire, du poids de la conjoncture politique ou événementielle et de la promotion possible ou plutôt de ses limites. Autant un livre « grand public » peut se vendre confortablement sans qu’un seul article de presse littéraire le salue, autant la littérature étrangère a un besoin vital de reconnaissance. Le silence des critiques peut réduire à néant sa présence sur le marché du livre. Certes, un accueil élogieux de la presse ne suffit pas, à lui seul, à assurer une bonne vente, mais, créant un climat favorable au livre, parfois renforcé par ce qu’on appelle le bouche à oreille, il peut assurer une présence meilleure et durable, du livre sur le marché. Un bon dossier de presse aidera l’éditeur, sinon dans l’immédiat, du moins dans l’avenir, dans ses efforts de promotion. Il a aussi son importance sur le plan du prestige, non négligeable aux yeux d’un éditeur ambitieux. Cela dit, il y a critique et critique. Un papier enthousiaste dans, disons, Le Nouvel Observateur aura un impact infiniment plus grand que celui d’un universitaire dans La Quinzaine littéraire.

19Le poids de la conjoncture politique n’est pas à négliger non plus. L’exemple de la carrière littéraire de Salman Rushdie peut en témoigner.

Français

Confirmant notamment les analyses de Pascale Casanova dans La République des lettres (Paris, 1999), Zofia Bobowicz, traductrice et actuellement conseillère éditoriale aux éditions Noir et Blanc, explique dans cet entretien les difficultés de réception rencontrées par la littérature de l’Europe centrale en France, alors qu’il en va tout autrement dans d’autres pays. Connaissant depuis un quart de siècle l’univers éditorial français de l’intérieur, Zofia Bobowicz souligne le rôle joué par la critique littéraire et la conjoncture politique ou culturelle du moment dans la diffusion de cette littérature, et, par voie de conséquence, dans sa traduction.

Mots-clés

  • traduction
  • littérature d’Europe centrale
  • édition
  • réception
Zofia Bobowicz
Zofia Bobowicz, traductrice, a créé la première collection en France de littératures d’Europe de l’Est aux éditions des Autres à Paris. Elle a également été directrice littéraire chez Robert Laffont, où elle a ouvert la collection « Pavillons » à la littérature de l’Europe centrale. Elle est actuellement conseiller éditorial aux éditions Noir sur Blanc.
Courriel : <zbobowicz@free.fr>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24144
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