CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’histoire de la tour de Babel revient à l’esprit chaque fois que nous rencontrons le cauchemar de la traduction littérale. Par exemple, une étudiante qui avait présenté ses notes d’études en Pologne n’a pas pu s’inscrire là où elle le souhaitait puisqu’on avait pris à la lettre la traduction. La note 5, correspondant en Pologne à la mention « très bien », avait été interprétée comme un 5 sur 20, et il ne servait à rien de protester, puisque la commission n’allait pas se réunir de nouveau, toutes les places étant prises !

2L’approche anthropologique de la traduction donne des assises aux adaptations plutôt qu’aux traductions littérales, vu que l’on traduit à chaque fois non pas seulement d’une langue à l’autre, mais aussi d’une culture à l’autre, et qu’il est nécessaire de trouver un système d’équivalences de la manière de vivre. Ce principe concerne autant le fond que la forme. En ce qui concerne les traductions littéraires par exemple, il y a des équivalents des systèmes de versifications, de rythmisation tout comme des codes sociaux ou de la politesse. À chaque fois, le traducteur doit réfléchir jusqu’à quelle distance il peut s’éloigner du texte original pour le rendre compréhensible et vivant, tant en ce qui concerne la forme littéraire que le contenu anthropologique.

3Car nous savons aujourd’hui que toute la vie sociale est régie par une codification assez stricte concernant la gestuelle, la ritualité ou les distances interpersonnelles. D’elles dépendent non seulement la communication, mais aussi l’identité, personnelle et collective, voire la survie, puisque les gaffes ou certains jeux de situations peuvent amener jusqu’au suicide (exemple, le jeu du coincé ou du tribunal décrit par Berne). Les travaux de Hall (1971, 1979 et 1984), Goffman (1973 et 1974), Berne (1988) et de Morris (1978), les recherches en éthologie [1] et aussi les œuvres de Tchekhov, Gombrowicz ou Kundera révèlent et rendent consciente cette dimension du tissu interhumain. Par ailleurs, dans les cours de techniques de négociation des écoles de commerce, on enseigne de plus en plus les codes non verbaux de la communication de chaque culture ; en même temps, des livres de vulgarisation paraissent sur ce thème (exemple, Pease, 1981).

4Dans ce bref article, nous allons nous occuper de la dimension anthropologique de la traduction. Car le traducteur doit non seulement rendre compte de la forme extérieure du texte, mais il doit aussi faire ressentir son souffle intérieur. Il doit savoir exprimer à travers sa propre sensibilité l’émotion première de l’auteur. Il doit « interpréter » l’œuvre dans le sens existentiel du terme (Lederer, 1987, p. 11-17). C’est seulement de cette manière qu’elle sera vivante dans les deux cultures.

5Pour comprendre davantage cette problématique, nous allons nous intéresser au rôle des gestes, des rites culturels et des expressions personnelles dans chaque langue.

Les gestes

6Les gestes sous-tendent le discours à plusieurs niveaux : fonctionnel, expressif, symbolique… La codification des gestes permettant de « sauver la face », c’est-à-dire l’identité, est bien décrite par Goffman (1973 et 1974). Par ailleurs, l’éthologie permet de comprendre l’importance des comportements et des postures.

7Prenons un exemple littéraire de gestuelle. Dans la Cerisaie de Tchekhov, au cours de la scène finale où tout le monde s’en va, l’héroïne de la pièce, Lioubov Andréevna Ranevskaïa, ayant vendu sa propriété à un nouveau riche Lopakhine, lui suggère de faire une déclaration d’amour à sa fille adoptive Varia. Il est d’accord, tout le monde s’efface et Varia arrive dans la pièce remplie de valises. Mais il lui est difficile d’entrer et de rester à attendre la déclaration, elle se trouve donc un prétexte : celui de chercher quelque chose dans les bagages. Nous imaginons la scène : penchée, amoindrie, peut-être de dos, son attitude ne permet pas de déclaration d’amour ni de demande en mariage. Aussi, Lopakhine trouve un prétexte pour sortir de la pièce et laisser Varia assise par terre, sanglotante, la tête sur un balluchon.

8La traduction des didascalies est essentielle à la compréhension de cette scène où tout se joue en sous-entendu. Certes, on peut traduire que Varia « examine attentivement les bagages » (traduction de Génia Cannac et Georges Perros, 1974, p. 365) ou les « examine longuement » (traduction d’Elsa Triolet, 1967, p. 557), mais pourquoi pas « se penche sur les bagages », ce qui apporterait de la clarté et de la pertinence. Dans l’original, Tchekhov utilise deux verbes : d’abord « osmatrivaïet », ensuite « ogliadivaïet », ce qui indique un changement de gestuelle : d’abord Varia reste plutôt immobile, ensuite elle commence à bouger d’avantage, sans doute nerveusement.

9Les gestes sont ici « fonctionnels » tout en trahissant des états psychologiques. Mais il y a aussi des gestes symboliques, voire emblématiques. Ainsi tout Polonais, en lisant le sonnet de Mickiewicz Ajudah, et en particulier le premier vers, « lubie pogladac wsparty na Judahu skale… » – littéralement « j’aime regarder, m’appuyant sur le rocher d’Aïoudah… » –, songe au tableau de Walenty Wankowicz (1828), où Mickiewicz est représenté penché en avant, le regard inspiré, la tête sur la main, le coude sur le rocher. Or Roger Legras, traduisant ce poème, n’a pas pris en compte le tableau et donne une autre image, évoquant le Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome (1848) du peintre Anne-Louis Girodet-Trioson : « Le dos au roc Joudah, j’aime que, sous mes yeux…» (Mickiewicz, 1992, p. 55). Une autre attitude, du coup une autre signification culturelle : non plus celle d’un poète qui se penche sur le monde, mais celle d’un penseur qui s’en distancie fièrement. Attitude sans doute plus proche du romantisme français.

10Parfois les malentendus produisent des contresens. Le même traducteur, par ailleurs fécond et dans l’ensemble heureux, dans un autre poème de Mickiewicz, Nad woda wielka i czysta (Sur cette onde immense et limpide), a pris le verbe du vers final trop à la lettre, en perdant son sens symbolique. Pour Mickiewicz, face à la permanence de la nature, il incombe au poète de passer : « Mnie plynac, plynac i plynac. »

11Le verbe polonais évoque le déplacement de l’eau (ou dans l’eau), ce qui peut se traduire précisément par « passer », comme passe un courant d’eau ou quelqu’un porté par l’eau. Or le traducteur a choisi un sens littéral : « Moi, que je nage, nage, nage. » (Ibid., p. 117). Ce qui donne l’image d’un sportif et efface la signification métaphysique du poète reflétant l’univers telle la surface des eaux.

12Ces malentendus significatifs indiquent déjà l’importance de la gestuelle. Mais elle devient absolument fondamentale dans certaines circonstances, notamment au théâtre. La plus significative et explicite à cet égard est l’œuvre de Bertolt Brecht qui a élaboré toute une théorie du gestus social comme unité de référence de sa dramaturgie : chaque épisode de ses pièces a été construit autour d’un gestus, c’est-à-dire « l’expression mimée des rapports sociaux qui s’établissent entre les hommes à un moment donné » (Brecht, 1963, p. 152). Il en a fait une démonstration pratique lors de son exil aux États-Unis. Parlant très mal l’anglais, il s’est mis à traduire sa pièce Galilée avec le célèbre comédien Charles Laughton d’une manière des plus originales. Comme il le décrit lui-même (Dort, 1972, p. 129) : « Sans cesse je me transformais en comédien / montrant le geste et l’intonation d’un personnage / et toi, tu te transformais en écrivain. »

13L’Américain trouvait des expressions anglaises correspondant aux comportements – donc aux gestus. Le verbe devenait alors seulement le prolongement de l’expression non verbale, son explicitation. Malgré ou grâce à ce procédé inédit, la pièce a remporté en Amérique un certain succès. On peut en tirer la conclusion que, surtout dans le cas du théâtre, la fonctionnalité dramaturgique repose sur l’adéquation des comportements sociaux, variables d’ailleurs d’une culture à l’autre. Quand on observe les mises en scène de Brecht, les mêmes gestus reçoivent différentes expressions gestuelles d’un pays à l’autre. Ce qui ne fait que confirmer sa théorie.

14Arrêtons-nous un instant encore sur les formes extérieures des traductions, mais qui correspondent aussi à une gestuelle culturellement déterminée, à savoir au rythme, à la versification et à la syntaxe. La poésie française a évolué différemment de la polonaise, et les rimes classiques d’un alexandrin ont une tonalité surannée aujourd’hui. Il suffit d’observer les traductions de Shakespeare, de plus en plus succinctes, s’éloignant du modèle classique de l’alexandrin. Or, les langues à déclinaison comme le polonais, le russe ou l’allemand, ont une grande liberté syntaxique, puisque les mots sont reliés par des liens grammaticaux. En revanche, en anglais ou en français, la syntaxe est très rigide et supporte mal les inversions. D’où le choix qui s’est présenté à nous, en traduisant les Aïeux de Mickiewicz ou Kordian de Slowacki (avec la collaboration de J. Donguy) : nous avons pensé qu’il valait mieux un vers libre, sans rime et sans rythme, avec une pensée claire, plutôt que des rimes et un rythme rendant le vers difficilement compréhensible à cause des inversions de la syntaxe… Mais il ne faut pas généraliser d’une manière trop absolue : il y a dans certains cas des traductions réussies de poésie avec des rimes et du rythme, même si ce sont plutôt des exceptions. Examinons maintenant la question des rites, domaine dans lequel les différences culturelles sont sources de nombreuses incompréhensions.

Les rites

15Les rites de politesse et les comportements quotidiens sont assez semblables dans les pays européens, encore qu’il y ait des différences imperceptibles qui peuvent choquer. Prenons un exemple pointé déjà par Boy-Zelenski : à l’occasion de la parution de la traduction de Pan Tadeusz par Cazin, il s’est imaginé comment un lecteur français allait réagir au comportement du héros éponyme qui, en colère contre Télimène, crache par terre, donne un coup de pied à la chaise et sort en courant du salon en claquant la porte… sans que personne s’en aperçoive ! (livre V, vers 232-236). Mais comment faire, on ne peut tout de même pas modifier Mickiewicz ? La valorisation de la spontanéité dans les relations interhumaines en Pologne ne peut être perçue à l’extérieur que comme la grossièreté des Polonais…

16Parfois, tout de même, le code est tellement différent qu’il faut adapter la description. Lors de la traduction de Pan Tadeusz en japonais, il a fallu trouver des équivalents dans les formules de politesse, selon un code culturel et grammatical assez complexe. Rappelons les remarques de l’étude qu’Andrzej Wlodarczyk (1996, p. 277) a consacrée à ce problème : « La traduction des conversations du polonais en japonais pose le problème de l’identité des protagonistes. Les langues polonaise et japonaise utilisent les catégories de la Personne et de la Politesse de façon différente. […] Alors que l’identité en polonais (et dans les langues occidentales) est avant tout ostensive du fait de l’existence de la catégorie de la personne verbale, en japonais, en revanche, la personne n’est pas une catégorie verbale et les formes de politesse expriment l’attitude honorifique envers les actions (les verbes) et non leurs sujets ou objets (les personnes notamment). »

17Dans son étude, Wlodarczyk fait ressortir le type de relations qu’impliquent les formes de politesse – en position inférieure, égale ou supérieure – qu’il faut également trouver le moyen de traduire. Ainsi la grammaire recouvre toute une culture séculaire, mais grâce à une connaissance relativement grande des mœurs européennes au Japon, et à un style de traduction dit « étranger », l’adaptation par Youko Kudo s’est avérée possible et même très réussie.

18Quittons cet exemple très instructif d’une culture éloignée, pour revenir à la littérature européenne, dans laquelle les interactions psychologiques ou morales se trouvent de plus en plus souvent au centre de l’action. Gombrowicz en est un représentant emblématique, puisque toute la problématique de sa psychologie relationnelle – ainsi que la terminologie qu’il a créée à cette occasion – doit fonctionner dans plusieurs langues. Prenons Ferdydurke : la traduction de « geba » par « gueule » semble assez réussie, mais déjà celle de « pupa » par « cucul » (Sédir, 1973) ou par « culandrum » (Brone, 1958) l’est moins.

19Mais les éléments les plus intéressants sont les rites où ces termes fonctionnent, notamment les rites de la séduction qui ont toujours chez Gombrowicz un caractère assez physique. C’est une séduction à l’envers, par le toucher et non par la parole, par l’inférieur et non par le supérieur : nous nous trouvons par le biais de la gestuelle et de la ritualité au cœur de la problématique gombrowiczienne. Encore faut-il que les codes soient particulièrement clairs.

20Le motif du toucher se trouve notamment au centre du Mariage, où « palic » traduit simplement par « doigt » et « dutkniecie » traduit par « toutoucher » sont au cœur de l’intrigue (traduction de K. Chanska et G. Sédir, 1982, p. 139 passim).

21Un cas plus dramatique se présente dans Yvonne, où a lieu dans la scène finale un meurtre rituel. Pour se débarrasser de la fiancée encombrante, on organise un dîner officiel où l’on sert un poisson possédant de nombreuses arêtes, et « d’en haut » on exerce une telle pression sur la pauvre fille qu’elle s’étrangle : « Krol : (wstaje, groznie wskazujac na Iwone) Udlawila sie ! Udlawila sie ! Oscia ! Osc jej w gardle !! Osc mowie ! No !!! » Dans l’original polonais, l’essentiel est dans la pression.

22En français, le sens a été légèrement modifié (traduction de A. Jelenski et G. Serreau, 1982, p. 99-100) : « Le roi désigne Yvonne d’un doigt menaçant : “Elle s’est étranglée ! Elle s’est étranglée ! Une arête ! Une arête dans son gosier ! Une arête, dis-je ! Na !” »

23Dans cette traduction, le roi ne se lève pas, les points d’exclamation sont moins insistants, et surtout l’expression terminale fait un peu ridicule. Sans doute pour pallier à cela, une nouvelle version a vu le jour récemment, où ce fragment est plus proche de l’original (traduction de Y. Beaunesse, A. Kumor et R. Wentzig, 1998, p. 89) : « Le roi se lève. Il pointe sur Yvonne un doigt menaçant : “Elle s’est étranglée ! Elle s’est étranglée ! Avec une arête ! Une arête à travers la gorge !! Une arête dis-je ! Eh bien !!!” »

24C’est surtout l’expression finale qui est réussie ici et qui explique très bien l’efficacité de la scène. Car les paroles les plus banales deviennent dans cette scène performatives (voir Austin, 1970). L’intonation est donc aussi importante que le contenu sémantique. Or, la pression exercée emprunte en français d’autres moyens qu’en polonais, où l’intonation est plus directe et brutale, plus « chaude » : « No !!! » En français, l’intonation reste froide mais non moins oppressante : « Eh bien !!! »

25Ne pouvant épuiser ce très vaste sujet, passons maintenant à la problématique très riche de l’expression des émotions et des attitudes.

L’expression des émotions

26Je commencerai par une anecdote. Il y a une bonne trentaine d’année, alors que j’étais pour la première fois en Angleterre, je me suis trouvé coincé dans une ville relativement petite, alors qu’il fallait que je règle rapidement une affaire en Pologne. Il n’y avait pas encore de centrales téléphoniques automatiques, il fallait passer par un opérateur. J’ai donc demandé à une Française, parlant l’anglais bien mieux que moi, de réclamer la connexion d’une manière urgente, puisque je devais partir ensuite. Hélas, on lui a annoncé une attente de huit heures environ. Je me suis énervé et, fort de mon expérience polonaise, j’insistais pour qu’elle recommence et « engueule » l’opérateur, ce qui aurait marché dans la Pologne communiste. Elle ne savait pas trop comment le faire, puisqu’en France cela n’aurait rien donné. Là-dessus arrive le maître de la maison, PDG d’une grande entreprise, il demande de quoi il s’agit et se charge lui-même d’« engueuler » l’opérateur. Ensuite, il fait le numéro et d’une voix absolument plate, non seulement sans colère, mais sans la moindre émotion, énumère le numéro demandé : « 0 – 0 – 5 – 7…, please. » Il eut la communication en trente secondes. Pendant des années, j’ai cherché ensuite à comprendre comment est-ce qu’il avait « engueulé » le fonctionnaire de la poste ? Or, maintenant je sais : plus un Britannique est en colère, plus il peut devenir froid et distant. Par ailleurs, une telle intonation plate et un tel flegme sont le signe de reconnaissance de la upper-upper class dans cette société hautement stratifiée. On ne fait pas attendre quelqu’un qui parle ainsi…

27Cet exemple montre à quel point l’expression des émotions est façonnée par la culture, y compris au sein de la même aire européenne. Et nous savons qu’un rire ou un sourire ne signifie pas la même chose en Europe, en Chine ou au Japon. Pourtant, il y a encore différentes manières de rire…

28Paul Ekman a indiqué qu’il y a six expressions mimiques des émotions absolument universelles : la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la surprise et la peur. Toutefois, précise-t-il, « ce qui peut varier en fonction des cultures, ce sont les règles d’expression des émotions […], ou encore les conditions de déclenchement de telle ou telle émotion » (Ekman, 1980, p. 1415).

29Or, les émotions s’expriment aussi indirectement par la parole : les intonations, les « gros mots », le niveau de langue (exemple, l’argot à la place d’un style soutenu). Un traducteur doit alors chercher des équivalences lexicales et sémantiques, plus ou moins réussies. L’exemple typique est « vache » en français comme équivalent de « cochon » (swinia en polonais), tandis que le « cochon » français correspondrait plutôt au « porc » polonais (wieprz). De même, la traduction de l’expression « cholera ! » en polonais serait probablement « merde ! » en français…

30Je voudrais terminer cette série d’exemples par la traduction dans différentes langues du célèbre « cri qui n’était qu’un souffle » de Kurtz dans Heart of Darkness de Conrad (traduction de J.-J. Mayoux, 1989, p. 189). Il faut préciser que Conrad, dans son écriture en anglais, se sert de la valeur rythmique et onomatopéique de mots d’une manière insoupçonnable pour qui ne le connaît que par les traductions. En anglais, le dernier mot de Kurtz a une tonalité assez sourde : « The horror ! » En français, la traduction est assez proche, bien que plus sonore : « L’horreur ! » En polonais, par contre, il y a deux traductions divergentes : « Zgroza ! » où le « r » procure un ton assez dur ; « Ohyda ! » à la sonorité plus sourde. Cette dernière traduction a emporté l’adhésion de deux grands écrivains polonais, Dabrowska et Milosz. La sémantique recouvre ici en fait l’interprétation : le dégoût moral est accentué davantage que « la crainte et le tremblement » métaphysique de l’original.

31En effet, il n’y a pas de traduction sans interprétation.

Conclusion

32Il est clair, me semble-t-il, que la dimension anthropologique non verbale sous-tend toute traduction. En fait, il y a deux dimensions. La première est la situation locutionnelle (dans le cas d’une traduction orale) et le contexte culturel de la lecture (dans le cas d’une traduction écrite). Ce n’est pas un hasard si les traductions vieillissent beaucoup plus vite que les originaux, et s’il faut les refaire tous les vingt ou, au moins, tous les cinquante ans. Car dans la tradition d’une culture on se réfère toujours aux mêmes œuvres classiques fondamentales, tandis que la traduction doit être vivante dans l’autre langue tout en n’étant pas issue de la tradition véhiculée par celle-ci. S’il faut en croire Chomsky, 80 % de la compréhension d’un texte fait partie d’un mouvement réflexe, et est quasi automatique. Toute traduction doit s’inscrire dans ce mécanisme à différents niveaux : lexical, syntaxique, génologique et esthétique (versification classique ou vers blanc, par exemple).

33La seconde dimension, anthropologique, concerne le contenu des comportements évoqués dans les descriptions ou suggérés implicitement dans les intonations, le rythme et le niveau de langue. C’est là qu’il est essentiel de reconstruire les gestuelles sous-tendant le verbe, les rites culturels sous-jacents, les émotions enracinées dans telle ou telle expression. Le rythme et les intonations sont les supports privilégiés de cette dimension. Une comédienne polonaise connue, Zofia Kucowna, avait l’habitude de répéter que les intonations sont toujours inscrites dans les phrases : le texte dramaturgique est comme une partition dissimulée, et le travail du comédien est de faire ressortir ces intonations. Dans le cas de la traduction, il faut transposer les intonations comme on transpose les tonalités dans la musique. Car chaque culture possède ses tonalités privilégiées.

34C’est Mickiewicz qui affirmait par exemple que traduire du polonais en français consiste à transformer un tableau haut en couleur en une gravure noir et blanc. En effet, l’abondance des adjectifs en polonais demande à être réduite à une pensée plus ou moins linéaire, car l’écriture française semble moins sensuelle qu’intellectuelle et abstraite.

35La mise en intonations et en gestuelle de la parole est particulièrement importante dans le cas des œuvres dramaturgiques : en effet, les paroles doivent « entrer dans la bouche » des comédiens d’une manière naturelle. D’où la pratique de certains comédiens et metteurs en scène de corriger les traductions par trop artificielles, quitte à perdre quelques beautés purement littéraires.

36On pourrait ainsi comparer la traduction au travail du comédien qui, par le ressenti des états d’âme de son personnage, rend universellement compréhensible ce qui était propre à un écrivain, à une culture ou à une époque. Nous comprenons quelque chose même au théâtre ou à l’opéra de Pékin… malgré les codes esthétiques très éloignés de nôtres. De même, le bon traducteur doit s’élever au-dessus de la tour de Babel de l’humanité, en plein processus de mondialisation, afin de rendre possible le dialogue des cultures. Le chef d’œuvre du traducteur c’est rendre une œuvre partie intégrale du patrimoine d’une autre culture. Un rêve qui parfois se réalise.

Note

  • [1]
    Voir également Y. Winkin (1981) et, dans une autre optique, P. Ricœur (1986). Sur l’éthologie, la littérature est très abondante, à commencer par l’ouvrage pionnier de J. Huxley, Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, Paris, Gallimard, 1971 (nlle éd.).
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La traduction de la couche non verbale des textes exige une prise de conscience du poids de ce type de communication. D’ailleurs, la littérature et la pensée contemporaine incluent maintenant ce domaine dans leur réflexion, pour ne mentionner que les nouvelles sciences de l’éthologie, de la proxémie, de la sociologie interactionnelle ou de la kinésique. L’article présente cette problématique en prenant comme exemple les manières qu’ont différentes cultures d’exprimer la colère dans la poésie et le théâtre. Ce ne sont pas les mots qu’il faut traduire, mais les intonations et les niveaux du discours, ainsi que les intentions des personnages, pour enraciner un texte dans une autre culture.

Mots-clés

  • traduction
  • gestuelle
  • comportement
  • intonation
  • rythme
  • rites d’interactions

Références bibliographiques

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Michel Maslowski
Michel Maslowski, professeur de littérature et de civilisation polonaise à l’Université Paris IV -Sorbonne. Il a publié et dirigé des publications sur le théâtre romantique polonais, sur les cultures d’Europe centrale et sur la quête du spirituel dans la littérature contemporaine. Actuellement, il termine la rédaction d’un ouvrage, Canons de la culture et thématisation de l’histoire en Europe centrale, et en prépare un autre, L’Éthique et la métaphysique : les recherches spirituelles dans la littérature polonaise contemporaine.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24142
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