1Plus de deux millions de pages à traduire par an, des centaines de milliers en attente et un budget colossal : pour huit des vingt langues européennes, les coûts de traduction dépassent 25 euros par citoyen et par an, et ils sont de 980 euros pour les Maltais (Fidrmuc, Ginsburgh, Weber, 2004). N’est-ce pas déraisonnable ? Est-il véritablement nécessaire de traduire tous les textes européens ? Tout est affaire de convictions sans doute, et la hiérarchie des priorités n’est pas la même selon que l’on pense au budget ou à la valeur intrinsèque de chacune des langues (Réaume, 2003) ; à l’utilité des langues ou à leur qualité de marqueur identitaire (Skutnabb-Kangas, 1995, 2001, 2004) ; à l’économie des échanges linguistiques (Swaan, 2001) ou à la beauté idiomatique ; à la justice de la répartition des coûts d’apprentissage d’une lingua franca (Van Parijs, 2000, 2004) ou à la participation politique dans une langue vernaculaire (Kymlicka, 2001). Je ne retiendrai ici que la discussion sur les bénéfices et les inconvénients de l’instauration d’une lingua franca pour l’Union européenne, car si les Européens arrivaient à s’accorder sur une seule langue véhiculaire juridique et politique, les traductions deviendraient inutiles. Cependant, pour répondre aux trois questions qui nous occupent : laquelle ? comment ? une ou plusieurs ?, les convictions dont il est question plus haut importent. Plaider pour une lingua franca, sans renoncer à la diversité territorialisée de langues, à la reconnaissance d’identités collectives spécifiques, où à l’accès équitable à la participation citoyenne, est un défi difficile à relever. Je tenterai de montrer dans ce qui suit que seule une coordination équitable de plusieurs langues peut assurer la connexion des répertoires, la mobilité sociale des individus et la vertu citoyenne dans l’Europe politique.
Quelle langue commune ?
2L’Europe démocratique exige des réseaux d’intercompréhension bien plus immédiats que les voies diplomatiques des anciennes langues impériales. Ce ne sont plus les seules élites ou leurs administrations qui doivent pouvoir communiquer entre elles, mais aussi les citoyens sans titres et, tout simplement, les individus : la participation politique de tous et la démocratie délibérative à une échelle supranationale ne peuvent se concevoir que dans une langue comprise de tous, une langue de communication horizontale internationale. Ainsi se résume la thèse de la nécessité d’une lingua franca, justifiée à la fois par un souci d’efficacité et un idéal de transparence démocratique. Plus prosaïquement, il faut cependant s’accorder sur une langue particulière. Artificielle ou naturelle ?
3Dans le débat normatif très vif qui entoure la question des droits linguistiques depuis quelques années, l’adoption d’une langue artificielle, l’espéranto notamment, recueille une grande partie des suffrages savants, car elle seule assurerait l’égalité entre les apprenants. Mais la motivation de ceux-ci manque manifestement : « l’apprentissage probabiliste » (Van Parijs, 2006) n’est récompensé que s’il y a suffisamment d’autres locuteurs qui s’engagent dans l’apprentissage afin d’assurer une expansion autosuffisante à la langue (Greenberg, 1965, p. 52 ; Cooper, 1982, p. 13). Or l’espéranto n’a jamais réuni plus de 0,005 % de locuteurs dans le monde (Piron, 1989) et il faudrait une coordination politique très sophistiquée pour conquérir un nombre significatif de locuteurs ainsi qu’une stabilité durable (Pool, 1991b). Il n’y a pas vraiment de signes allant dans ce sens aujourd’hui. Reste l’anglais. La plupart des observateurs réfléchissent en effet à partir d’un « fait linguistique accompli » dont la pérennité ne fait, selon eux, aucun doute. Pour Philippe Van Parijs, s’il y des alternatives à cette convergence vers l’anglais, « elles sont non seulement irréalisables mais injustifiables, et du reste pour une bonne part irréalisables parce qu’injustifiables » (2004, p. 13).
4D’où vient cette certitude que l’anglais doive être la lingua franca européenne ? Des faits et des chiffres, bien sûr. L’anglais est la langue la mieux partagée des Européens : le nombre de locuteurs qui déclarent pouvoir communiquer en anglais est en hausse constante depuis quinze ans ; les parlementaires européens parlent l’anglais à 82 % en 2000 et jusqu’à 89% pour les moins de 50 ans (Mamadouh et Hofman, 2001) ; la compétence déclarée en anglais de la population européenne entre 15 et 39 ans, d’après l’Eurobaromètre 54 de 2001, est de 73 % (contre 33 % en allemand, 37 % en français, 17 % en italien et 16 % en espagnol). On sait ensuite que la fuite des cerveaux se fait au profit des pays anglophones car l’absence de structures d’accueil anglophones et le maintien de la diversité linguistique en Europe constituent un handicap économique sévère (Van Parijs, 2004a, p. 16-18). Il y a enfin les différences de revenus liées au répertoire linguistique (Chiswick et Miller, 1995 ; Grin, 2002) : l’apprentissage d’une ou de plusieurs langues étrangères, dont l’anglais bien sûr, assure des bénéfices économiques très concrets en termes d’employabilité et de différentiel de salaire (Grin, 2002 ; Chiswick et Miller, 1995 ; Vaillancourt, 1980). Mais cette hégémonie a également un coût pour les pays non anglophones. Faute de proposer une alternative à la domination de l’anglais, ces derniers payent en quelque sorte « pour se mettre en position d’infériorité » (Grin, 2004, p. 37). Impuissants à coordonner leurs efforts, ils ignorent que le choix de langues officielles au pluriel peut assurer l’équité et l’efficacité, comme l’ont montré notamment Jonathan Pool (Pool, 1991a) et David Laitin (Laitin, 2004).
5Comment convient-il d’expliquer cette absence de coordination ? Comment comprendre la centralité de l’anglais à l’aune des études empiriques que nous possédons et qui montrent que l’imposition de l’anglais comme seule lingua franca exclurait environ 50 % de la population européenne en moyenne [1] ? Une partie de la réponse tient sans doute à la manière que nous avons de manier la concordance des temps d’une part et de considérer les constellations linguistiques dans leur globalité d’autre part. Prendre la situation linguistique présente (le poids du contexte favorable à l’anglais dans l’économie et la recherche par exemple) comme norme d’action pour l’avenir exclut des basculements linguistiques comme l’histoire en a connus, tandis que des politiques contraignantes d’apprentissage de l’anglais figent la dynamique et les logiques d’apprentissage, et engagent les générations futures. Autrement dit, la projection dans l’avenir d’une configuration présente préempte le libre choix linguistique des générations futures. En ce sens, l’apprentissage global de l’anglais se ferait seulement à partir de l’idée normative de la désirabilité et de l’utilité de l’apprentissage de l’anglais. Cela équivaudrait à une fin de l’histoire dans le domaine des langues. Quant à la constellation linguistique globale, elle est certes moins adaptable que le contexte politique, et elle a généralement un temps de retard sur les changements politiques, sociaux et économiques, mais il faut bien reconnaître que la constellation présente est tout entière ordonnée autour de l’anglais.
6C’est la langue hypercentrale qui assure la connexion entre les locuteurs multilingues des répertoires centraux, ceux qui possèdent plus de 100 millions de locuteurs et sont parlés par la vaste majorité de l’humanité (de Swaan, 2001). Si l’on calcule en effet la « valeur » d’une langue à partir de deux indicateurs, la prévalence (qui renseigne le nombre de locuteurs multilingues natifs d’une langue – le bleu par exemple – qui parlent également le rouge et le jaune) et la centralité, (qui renseigne la part de locuteurs multilingues compétents dans une langue spécifique au sein d’un répertoire : le rouge par exemple comme langue non maternelle, qui connecte tous ceux qui parlent, en plus de leur langue maternelle, le rouge), on constate que l’anglais possède certes une prévalence faible (il y a moins de Britanniques que d’Allemands ou de Polonais en Europe), mais une centralité très élevée (il y a plus d’Européens qui parlent l’anglais que tout autre langue européenne). Cette centralité de l’anglais est indéniable et prévaut, par hypothèse, sur sa prévalence [2], car le potentiel de communication présent l’emporte sur des solutions de coordination futures jugées inutiles ou vaines considérant la pénétration de l’anglais. On le voit, c’est le regard tourné vers l’avenir et le « fait linguistique accompli » qui semble dicter les attitudes européennes, alors que les leçons du passé permettraient peut-être et paradoxalement de fournir des justifications à une coordination des politiques linguistiques des États membres.
Une ou plusieurs langues communes ?
7Pourtant, la possibilité de pouvoir partager une langue conduirait à des échanges plus efficaces et une intégration politique européenne plus substantive. S’il y a un coût symbolique évident au choix de l’anglais, il représente également un coût matériel et une rupture d’égalité entre Européens. Des travaux très ingénieux s’attachent cependant à concilier l’efficacité de la communication, l’utilité économique et une justice de coordination qui rendrait l’apprentissage de l’anglais équitable pour tous. L’exercice peut paraître curieux aux amoureux des langues, car on les considère ici comme n’importe quel autre bien social dont on peut débattre en démocratie. Imaginons, dit Philippe Van Parijs (2000, 2002 et 2003), que chaque communauté linguistique dépense la même somme pour l’apprentissage d’une seconde langue, et que l’apprentissage représente un bénéfice pour les deux communautés qui peuvent ainsi communiquer. Celui-ci est calculé en fonction du nombre d’interlocuteurs avec lesquels chaque membre de l’une ou de l’autre communauté [3] pourra communiquer après apprentissage, et l’apprentissage de la langue seconde vaut la peine seulement si le bénéfice total de l’apprentissage d’une des deux communautés apprenant la langue de l’autre excède le coût total. Si la communauté dominante (D) a le double de la taille de la communauté dominée (d), l’apprentissage de D est plus bénéfique pour un membre de d car cela lui permet de communiquer avec davantage de locuteurs ; les locuteurs D n’apprendraient pas d car le coût excède le bénéfice, alors que l’apprentissage de D pour un membre de d conduit à un bénéfice net et sans effort pour les membres de D, excédant par ailleurs le coût total de l’apprentissage des membres de d. Pour compenser le coût d’apprentissage du membre de la communauté d dont bénéficient les membres de D, il faut par conséquent introduire des taxes (pour D) et des subsides (pour d).
8Par rapport à une situation où personne n’apprend, cette solution est bénéfique pour tous car elle est calculée au regard des externalités de réseau dont tous les usagers bénéficient dès lors qu’un locuteur supplémentaire rejoint le réseau, c’est donc une solution efficace en termes de communicabilité. Ce raisonnement s’appuie aussi sur une égalisation du ratio de bénéfices et de coûts bruts en appliquant ce principe à tous les locuteurs (qu’ils soient apprenants ou pas, et donc à l’ensemble des deux groupes dans leur totalité également) ; personne ne peut par conséquent escompter de bénéfice sans avoir participé au coût. Sous une situation d’égalisation des bénéfices et des coûts, les bénéfices bruts de l’apprentissage pour chaque locuteur doivent être proportionnels à la contribution aux coûts, c’est-à-dire le coût brut de l’apprentissage moins la subvention pour les locuteurs d et la taxe pour les locuteurs D. La justice de coopération est assurée car l’augmentation des opportunités de communication (obtenues grâce au travail des apprenants) est valorisée symétriquement : la proportionnalité des bénéfices exige que tous ceux qui sont désormais capables de communiquer avec l’apprenant partagent la moitié de la facture, c’est-à-dire compensent à la fois le coût direct, matériellement estimable de l’apprentissage (achat de méthodes, voyages linguistiques, traitement des enseignants de langue, etc.), et indirect, c’est-à-dire le temps passé à apprendre une langue plutôt qu’à se consacrer à autre chose (Van Parijs, 2003, p. 166 et s.).
9Malgré le caractère séduisant de l’exercice et l’équité entre les locuteurs qui en résulte, on doutera que les Anglo-Saxons acceptent de gaieté de cœur de partager la note. En outre, l’idée selon laquelle les citoyens apprendraient volontiers l’anglais parce que leur effort serait compensé matériellement n’emporte pas entièrement la conviction. Y a-t-il une autre solution ? Une combinaison linguistique réaliste et équitable ? Elle répondrait à la question du « combien » : une ou plusieurs langues ?
10Comment en effet réduire le coût relatif des traductions tout en préservant une justice linguistique ? On pourrait laisser les pays membres décider eux-mêmes de l’opportunité de traduire vers leur langue, mais leur allouer un budget équivalent s’ils y renonçaient, notamment pour financer l’enseignement de l’anglais (Fidrmuc, Ginsburgh, Weber, 2004, p. 52 et s.). C’est une formule qui prend les choix politiques nationaux et concertés au sérieux, donne une latitude de décision en matière linguistique importante aux pays membres, réduit les budgets moyens et préserve la justice. Dans l’Union européenne, comme au sein de l’OCDE, la gestion de la diversité linguistique a en effet toujours obéi à des critères simples : la combinaison anglais-français-allemand, avec des équilibres mouvants entre le français et l’allemand certes, mais avec une constante adaptation de tous. Les traductions se font dans ces trois langues qui sont aussi les moins chères grâce à l’accumulation primitive de leur capital de traduction.
11Je proposerai, pour ma part, de conserver partie ou tout de cette combinaison classique (y compris la traduction dans ces trois langues seulement) qui est parfaitement adaptable à l’élargissement, et de prendre exemple sur le modèle indien. C’est un modèle 3 +/– 1. Les langues officielles majoritaires (anglais et hindi = 3 – 1), plus la langue de l’État fédéré (3), plus éventuellement la langue minoritaire protégée au sein des États fédérés (3 + 1), un modèle que David Laitin préconise pour certains d’États africains (Laitin, 1994). Que donnerait cette formule pour l’Union européenne ? Voyons les différentes configurations possibles. Les Européens connaîtraient d’abord leur propre langue, puis l’anglais, le français et l’allemand. Mais les anglophones (A), francophones (F) et germanophones (G) seraient alors dans une configuration 3 – 1, tandis que les autres feraient face à une addition 3 + 1. C’est donc une solution inéquitable : les A, F et G ne devraient maîtriser que deux langues en plus de leur langue maternelle, alors que les autres locuteurs auraient l’obligation d’en apprendre trois. L’alternative consiste à faire choisir, aux citoyens qui ne sont ni A, ni F, ni G, deux parmi ces trois langues (1 + 2 = 3), tandis que les locuteurs des trois langues classiques seraient dans l’obligation d’apprendre les deux autres langues principales (1 + 2 = 3). Nous aurions alors certes un équilibre utile en faveur des trois langues les moins coûteuses, mais aussi une désincitation objective à apprendre les autres langues de l’Union, ce qui ne paraît pas justifiable en raison de l’égal respect dû à toutes les langues. Comment remédier à cela ?
12La seule solution serait que les A, F et G apprennent une langue de l’Union autre que A, F ou G. Un Britannique apprendrait ainsi le français ou l’allemand d’abord, puis une autre langue de l’Union européenne au choix (1 + 2 = 3). Les autres apprendraient deux langues classiques (1 + 2 = 3), ou une langue européenne classique plus une langue extra-européenne (1 + 1 + 1 = 3). Cette configuration qui reposerait sur la coordination des États européens pour échapper à l’anglais seul comme lingua franca, assurerait à la fois la possibilité de recruter des traducteurs et la pratique « transversale » d’autres langues. Elle éviterait aussi que tous apprennent seulement l’anglais. Le sort de l’anglais n’en pâtirait vraisemblablement pas, mais une meilleure circulation des langues serait assurée. Dans la mesure où il faut aussi connecter les langues européennes aux langues extra-européennes, l’apprentissage du russe ou du mandarin par exemple continuerait de faire partie des cursus éducatifs classiques sur une base volontaire. Il faut enfin associer à l’aspect communicationnel une autre caractéristique de la langue qui est celle de la perte comparative du prestige d’une langue parlée par tous. Si la valeur d’une langue en tant que bien public augmente avec le nombre de ses locuteurs, il est vrai aussi que la valeur ajoutée ou relative des autres langues augmente, au fur et à mesure que la maîtrise de la lingua franca se généralise. Si l’on faisait, autrement dit, une analyse des bénéfices économiques attachés à la maîtrise d’une langue, le curseur se déplacerait simplement de la première langue étrangère (lingua fanca), vers la seconde : le bénéfice de la maîtrise de l’anglais demeurant certes important en termes de capacité de communication, mais ne serait plus véritablement discriminant. Les autres langues maîtrisées, en revanche, seraient d’autant plus valorisées (Grin, 2002, p. 34).
13Il faut cependant rendre des points à l’anglais : les différents répertoires, dans la solution que je propose, continueraient à être connectés par la prévalence de l’anglais. Car un Polonais qui apprendrait l’allemand et l’anglais et un Français qui apprendrait l’espagnol et l’anglais, n’auraient, pour seule langue de communication commune, que l’anglais. Bref, la coordination possible et souhaitable que même les économistes de la langue appellent de leurs vœux (Grin, 2002) se heurte au principe de réalité. L’anglais, après avoir connu son faîte, connaîtra peut-être un désengagement (que rien ne laisse prévoir aujourd’hui), mais il est important pour les Européens de savoir arbitrer de manière équitable entre la nécessité objective de maîtriser l’anglais et des politiques multilingues qui seules permettent de respecter la dynamique des équilibres linguistiques, l’identité linguistique des citoyens et l’expression démocratique dans une langue vernaculaire.
Notes
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[1]
Le résultat serait pire si l’on retenait le français ou l’allemand, puisque l’exclusion s’élèverait alors à 71 % en moyenne (Fidrmuc, Ginsburgh, Weber, 2004, p. 52 et s.).
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[2]
De Swaan appelle la combinaison de ces deux éléments la Q-value d’une langue (de Swaan, 2001).
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[3]
Le raisonnement se fait ici à partir de deux communautés. On trouvera une extrapolation pour n communautés dans De Briey et Van Parijs, 2002.