Les langues de l’OCDE
1Michaël Oustinoff – L’OCDE, a deux langues officielles : l’anglais et le français. Mais existe-t-il une parfaite symétrie entre les deux, ou bien est-ce que l’anglais l’emporte sur le français ?
2Thomas Afton – Sur les 30 pays membres que compte L’OCDE, seulement cinq sont francophones (Belgique, Canada, France, Luxembourg, Suisse), mais son secrétariat est établi à Paris, ce qui permet au français de rester bien vivant. Toutes les offres d’emploi exigent des candidats la connaissance des deux langues officielles de l’OCDE, toutes les réunions officielles font appel aux services des interprètes et tous les documents officiels sont systématiquement traduits.
3M. O. – Puisque l’OCDE regroupe autant de pays membres, comment se fait-il que cet organisme n’ait que deux langues officielles, alors que l’ONU en compte six, sans parler de l’Union européenne ? Est-il question, dans un avenir plus ou moins proche, d’inclure d’autres langues, ce qui est d’ailleurs chose faite sur le site Internet de l’OCDE ?
4T. A. – Pour ce qui est du nombre de langues officielles dans les organismes internationaux, il faut nécessairement faire des choix : on en laisse de côté toujours plus qu’on en garde. L’exception qui confirme la règle, c’est peut-être l’Union européenne, dont les institutions sont censées fonctionner dans toutes les langues des pays membres, mais même dans ce cas, bien sûr, des problèmes surgissent en ce qui concerne des langues comme le maltais, le basque ou le catalan. Et six langues, rapportées aux 200 pays ou presque des Nations Unies, ce n’est pas si loin de deux langues officielles pour une organisation de 30 pays membres.
5Par ailleurs, bien d’autres langues sont en réalité utilisées à l’OCDE : l’Agence internationale de l’énergie, par exemple, emploie l’anglais, le français et l’allemand, tandis que le Forum international des transports se sert de l’anglais, du français, de l’allemand et du russe. Quand il est besoin de recourir à des interprètes, viennent généralement s’ajouter aux deux langues officielles beaucoup d’autres langues dans les rencontres de haut niveau, comme lors de réunions ministérielles, et, à l’occasion, on inclut une troisième langue au niveau des rencontre d’experts, généralement lorsque la situation d’un pays particulier est l’objet d’un examen approfondi.
6La seule limite au recours à l’interprétation dans d’autres langues (et c’est sans doute également vrai de la traduction, y compris sur le site Web), c’est celle des ressources : les langues officielles sont couvertes par le budget de l’OCDE, alors que les autres langues doivent trouver un financement extérieur.
7Les « langues tierces » les plus souvent utilisées sont le russe, le chinois, le japonais, l’italien, l’espagnol et l’allemand (en gros dans cet ordre), à nouveau si l’on s’en tient à l’interprétation. Mais d’autres langues sont également utilisées : cette semaine, par exemple, nous avons eu une rencontre où il y avait l’ukrainien.
Le travail des traducteurs et des interprètes a l’OCDE
8M. O. – Combien y a-t-il de traducteurs et d’interprètes à l’OCDE ? Travaillent-ils en équipe ? En « free lance » ou en interne ? Quelles langues connaissent-ils, à part le français et l’anglais ? Quelle est la part de la traduction par rapport à l’interprétation ? Quels genres de textes ont-ils à traduire ou d’interventions à interpréter ? Se spécialisent-ils dans tel ou tel domaine (juridique, économique, etc.) ou passent-ils d’un domaine à l’autre ?
9T. A. – À l’OCDE, il y a 21 interprètes permanents (à plein-temps et à temps partiel), et approximativement trois à quatre fois plus de traducteurs permanents. Nous travaillons également avec beaucoup d’interprètes free lance (le rapport entre interprètes permanents et free lance, en nombre de jours d’interprétation, est d’environ 60%/40 %).
10Le service d’interprétation et le service de traduction sont deux départements séparés au sein de la Direction exécutive de l’OCDE, qui regroupe tous les services de soutien (financiers, TIC, ressources humaines, etc.). Tous les interprètes permanents de l’OCDE interprètent en anglais et en français, dans les deux sens, et certains membres de notre équipe interprètent également dans d’autres langues (que ce soit dans un sens ou dans l’autre) : pour l’instant, ces langues comprennent le chinois, le danois, l’allemand, l’italien et l’espagnol. Les traducteurs permanents, eux, se répartissent dans les sections anglaise, française et allemande, et ne traduisent que vers leur langue maternelle.
11C’est ce qu’on appelle le « cycle de vie des documents » qui structure le travail aussi bien des interprètes que des traducteurs à l’OCDE. Les experts et les analystes du secrétariat de l’OCDE rédigent des travaux très techniques sur pratiquement tous les aspects de l’activité économique. Ces documents sont traduits puis discutés par les États membres dans des réunions de comités où l’on fait appel aux interprètes. Il n’est pas rare qu’un document passe par plusieurs cycles de révision et de discussion, et c’est ce processus qui déterminera le nombre de pages à traduire et le nombre de réunions à interpréter.
12La spécialisation est un phénomène plus fréquent parmi les traducteurs que les interprètes, que ce soit à l’OCDE ou ailleurs : comme l’interprétation est une profession aux effectifs plus réduits, la plupart des interprètes, permanents ou free lance, doivent être suffisamment omnivores pour parvenir à travailler à temps plein. La pratique montre que les traducteurs qui souhaitent – au moins en partie – se spécialiser dans un domaine particulier sont davantage en mesure de le faire.
Gestion des flux de traductions et nouvelles technologies
13M. O. – L’OCDE, en tant qu’organisation internationale, est probablement confrontée à la gestion de « flux de traductions » importants. Comment résout-elle cette question ? L’Union européenne fait de plus en plus appel à la traduction automatisée et/ou assistée par ordinateur. Est-ce aussi le cas à l’OCDE ?
14T. A. – Ça, c’est plutôt une question pour nos amis du service de traduction, qui pourrait sans doute être examinée plus en détail dans un autre numéro… À ma connaissance, les instruments informatiques ont apporté des changements considérables dans la manière de traiter les flux de traduction, notamment dans les domaines des bases de données et de la terminologie, des dictaphones électroniques et du formatage des textes. Néanmoins, la traduction automatique semble encore bien loin de fournir des résultats d’un niveau satisfaisant.
15M. O. – Il est impossible d’avoir en tête, instantanément, tous les termes techniques de tel ou tel domaine. Il faut donc recourir à des nomenclatures, des banques de données, etc. Comment la question des problèmes de correspondances terminologiques est-il réglé par les traducteurs et les interprètes ?
16T. A. – Les interprètes et les traducteurs ont énormément profité de la révolution d’Internet, non seulement grâce à l’accès aux banques de données terminologiques mais aussi en raison de la plus grande facilité avec laquelle il est possible d’effectuer des recherches sur n’importe quel sujet dans des textes de référence monolingues, ce qui souvent s’avère plus important encore. Mais, du fait de l’accessibilité d’une quantité d’informations de plus en plus considérable, les professionnels des langues sont amenés à faire le tri parmi un nombre grandissant d’alternatives, et cette capacité à prendre des décisions en se fondant sur l’expérience et l’intuition occupe une part de plus en plus grande du travail des traducteurs et des interprètes.
17L’une des principales différences entre les interprètes et les traducteurs à cet égard, c’est le facteur temps : l’intégralité de la préparation d’un interprète est, par définition, effectuée avant la conférence. En particulier, dans le cas de la traduction simultanée, la difficulté posée par un mot ou un concept isolé peut être résolue en parcourant un document en diagonale ou être fourni par un collègue, mais la concentration nécessaire n’est pas matériellement disponible pour davantage, et parfois pas même pour une tâche si ponctuelle. Le traducteur, lui, peut interrompre sa lecture à son gré pour approfondir sa connaissance du sujet en question.
18De plus, dans les cabines d’interprètes, les nouvelles technologies ne peuvent être utilisées que modérément. Un ordinateur portable est, certes, plus léger qu’une douzaine de glossaires, et donc plus agréable à emporter à son travail, et il est plus facile de conserver et de mettre à jour ses glossaires et la documentation appropriée sur une carte-mémoire que dans ses dossiers sous forme papier. Mais les ordinateurs n’ont pas, selon moi, apporté de changement quantitatif dans le travail effectif de l’interprète en cabine.
Interprétation et transparence
19M. O. – Les traductions effectuées par les organismes internationaux, que ce soit par les traducteurs ou les interprètes, sont, massivement, de type « cibliste » ou « target-oriented », comme disent les Anglo-Saxons. Par conséquent, les transformations apportées au texte (ou à l’énoncé) source sont parfois importantes. C’est vrai au sein d’une même langue : un Américain n’exprimera pas toujours les choses de la même manière qu’un Britannique, par exemple. À plus forte raison, quand on change de langue.
20Pour être plus concret, je vous citerai cette exemple, emprunté à Danica Seleskovitch et Marianne Lederer [1]. Voici tout d’abord l’original : « In regard to the economic and social situation, despite efforts by the international community towards helping developing countries in their endeavors to achieve greater growth and development, and despite the fact that we have made our way through the second development decade, the gap between the rich and poor, between the haves and the have-nots continues to widen. »
21Voici maintenant la traduction fournie par un étudiant « simultiste » : « Si l’on considère la situation internationale sur le plan économique et social et malgré les efforts réalisés par la communauté internationale pour assister les pays en voie de développement dans leurs efforts de développement et de croissance, et bien que nous soyons maintenant dans la 2e décennie de développement, nous sommes obligés de constater que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres, entre les possédants et les non-possédants ne cesse de s’élargir. »
22Et voici enfin la traduction fournie par l’enseignant : « Monsieur le Président. La situation économique et sociale des pays du Tiers-Monde a certes été marquée par les efforts accomplis par la communauté internationale pour leur venir en aide et il est exact que cette aide a été bénéfique à la croissance qu’ils s’efforcent de réaliser. Nous n’oublions pas non plus que nous nous trouvons dans la deuxième décennie de développement telle qu’elle a été décrétée par les Nations Unies. Et pourtant… il n’en reste pas moins que l’écart entre les nantis et les déshérités ne fait que s’accroître de jour en jour. »
23Cette dernière version fait apparaître un important travail de reformulation « à la française » pour reprendre l’expression de D. Seleskovitch et M. Lederer, qui ajoutent : « L’éloquence dépasse la simple qualité de l’expression, il y faut du talent. Interpréter un discours de style n’exige plus seulement de respecter les mots choisis délibérément par l’orateur, mais de retrouver un registre de langue délibérément élevé ou populaire, un ton volontairement cassant ou aimable, etc. [2] » Qu’en pensez-vous ?
24T. A. – Il y a là plusieurs questions en une ! Laissez-moi commencer par la dernière. Les textes de Danica et de Marianne me ramènent à l’époque où j’étais étudiant à l’Ésit [École supérieure d’interprètes et de traducteurs], il y a de cela plus de vingt ans. J’ai toujours aimé la mise en parallèle de tels exemples d’interprétation, car ils permettent de montrer très clairement la différence qui existe entre ce qu’un employeur tel que l’OCDE considère comme le niveau minimal exigible et le niveau au-dessus duquel nous espérons tous, bien sûr, nous élever le plus souvent possible…
25L’exemple du débutant révèle que le contenu a été rendu intégralement, sans la moindre entorse à la grammaire (si l’on pouvait écouter l’enregistrement, il faudrait également juger de la qualité du débit), mais l’ensemble est bien terne sur le plan stylistique. Il n’en va pas de même de l’interprète expérimenté, qui a su rendre à la fois le style et le registre.
26Tous les interprètes sont tantôt en train de monter, tantôt en train de descendre (le plus souvent en train de monter, espérons-le) sur cette courbe d’apprentissage, toute leur carrière durant. Mais, à quelque moment que ce soit, nous, les interprètes, nous nous retrouvons plus près ou plus loin d’un style ou d’un registre donné que nous essayons de reproduire. Qu’arrive-t-il alors ?
27Est-il plus facile de servir d’interprète à quelqu’un qui s’exprime comme vous et qui a des références culturels semblables aux vôtres ? Dans un sens, oui, parce que l’on n’a pas à faire autant d’efforts, et d’un autre côté, non, car s’investir à fond est indispensable dans toute interprétation réussie. Je suppose que c’est un peu comme de demander à un acteur ou à une actrice s’il est plus facile ou plus ardu de jouer le rôle d’un personnage qui lui ressemble beaucoup ou au contraire pas du tout : la réponse est loin d’être évidente.
28Et puis, naturellement, il y a la question de ceux qui nous écoutent, les récepteurs. La plupart d’entre nous développent, consciemment, un niveau de langue international pour le travail en cabine, de manière à éliminer certaines expressions ambiguës, voire carrément incompréhensibles pour des locuteurs dont la langue maternelle est la même que la nôtre mais originaires d’autres régions : c’est ainsi que « to table a resolution », par exemple, signifie exactement le contraire aux États-Unis (« reporter indéfiniment l’examen d’une résolution ») et au Royaume-Uni (« présenter une résolution »).
Anglais international et mondialisation
29M. O. – Vous utilisez donc systématiquement cet anglais « international » ?
30T. A. – Non, des choix sont possibles. Si les anglophones qui m’écoutent sont tous américains, la partie de mon cerveau qui se demande si je ne suis pas en train d’utiliser trop d’américanismes peut aller prendre un peu de repos… Mais s’il est vrai que si j’ai affaire à un auditoire hétérogène venant de différents pays, je continuerai de me conformer à l’usage américain, il n’en reste pas moins que s’il est constitué de personnes venant d’un seul pays, par exemple, le Royaume-Uni, alors ma voix et ma syntaxe resteront, certes, plus ou moins les mêmes, et je me mettrai moi aussi à dire underground au lieu de subway pour « métro », sidewalk au lieu de pavement pour « trottoir », etc.
31M. O. – Dans « The Future of English? » David Graddol explique que le statut de « lingua franca » planétaire dont bénéficie aujourd’hui l’anglais du fait de la mondialisation est à double tranchant : en effet, comme un nombre sans cesse croissant d’individus l’adoptent en tant que langue seconde, on assiste à l’apparition de nouvelles formes locales d’anglais de plus en plus variées et différentes les unes des autres. L’anglais, dit-il, n’est plus en mesure « d’unifier tous ceux qui le parlent » (unify all who speak it) [3], rendant ainsi l’intercompréhension plus difficile. Ce que vous venez de dire ne va-t-il pas dans le même sens ?
32T. A. – Tout à fait. L’interprète ne peut pas se permettre de ne pas être immédiatement compris. Cela ne pardonne pas à l’oral ! C’est pourquoi il doit constamment s’adapter aux spécificités de son auditoire. L’anglais s’est effectivement beaucoup diversifié, et l’interprète doit en tenir compte. C’est de plus en plus l’anglais américain, et non l’anglais britannique, qui sert de référence, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Je citerai, à titre d’exemple, en changeant un peu de registre, « l’affaire Harry Potter » : le premier volume, Harry Potter and the Philosopher’s Stone a été « traduit » en anglais américain (holiday devenant vacation, pitch – terrain de jeu – devenant field, etc.) et le titre a été modifié (de même au cinéma) car il était censé être trop complexe et mal correspondre au contenu du livre ! D’où son changement en Harry Potter and the Sorcerer’s Stone… Cette américanisation à outrance a néanmoins suscité de nombreuses critiques négatives de la part du public américain lui-même, si bien que les volumes ultérieurs ne sont plus « américanisés ».
33M. O. – Dans le cas de ces auditoires « mélangés », la solution ne serait-elle pas, par conséquent, double ? Il faudrait peut être renforcer, tout d’abord, l’apprentissage de l’anglais au-delà de l’anglais dit de « communication ». Mais ne faudrait-il pas surtout développer, comme c’est apparemment le cas au sein de l’OCDE, le recours aux traducteurs et aux interprètes des autres langues ?
34T. A. – C’est une tendance de plus en plus forte dans les organisations internationales, qu’elles soient intergouvernementales ou non gouvernementales. Alors qu’avant on s’en tenait à un faible nombre de langues politiquement dominantes, la tendance actuelle consiste à aller au-delà de ce genre de configuration.
35Il en va de même sur Internet où, avant, il y avait peu de langues, et certains croyaient que l’anglais et quelques autres « grandes » langues allaient seules survivre. Aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est le contraire. Qui aurait dit, il y a encore vingt ou trente ans, que le mot d’ordre de la mondialisation serait « No translation, no product » ?
36Lorsque nous nous rencontrons entre chefs-interprètes, l’une des premières questions que nous nous posons est toujours : « Comment faites-vous pour telle ou telle nouvelle langue ? » [Bien évidemment les langues ne sont pas nouvelles, c’est nous qui en sommes les nouveaux utilisateurs…] Pour nous, de multiples défis en découlent : ressources budgétaires, nombre de cabines par salle, recrutement d’interprètes dans des combinaisons linguistiques rares, formation de la relève, etc.
Notes
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[1]
Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, Pédagogie raisonnée de l’interprétation, Paris, Didier Érudition & Office des publications officielles des Communautés européennes, 2002, p. 108.
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[2]
Ibid., p. 113.
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[3]
David Graddol, The Future of English?, Londres, The British Council & The English Company Ltd, 1997 (nlle éd., 2000), p. 3.