1Les définitions du fait divers sont souvent révélatrices de la difficulté éprouvée à classer un genre journalistique que son intitulé même voue à l’hétérogénéité la plus grande. Comment classer ce qui relève du divers ? Par ailleurs, cet impensable classificatoire n’est peut-être pas totalement étranger à la dévalorisation sociale qui imprègne encore cette rubrique en fonction du contenu des faits qui y sont relatés. Dès lors, cet objet impur, ce mauvais genre n’est guère étudié par les chercheurs, comme en atteste la relative pauvreté de la littérature scientifique sur le genre.
Une catégorie marquée culturellement
2Cette remarque préliminaire, dont l’hypothèse demanderait bien sûr à être vérifiée, explique la rareté des analyses en se référant aux sujets contenus dans ce type d’article de presse, à un critère externe en quelque sorte. Mais ce postulat ne prend sens que s’il est corrélé avec un critère de type interne, à savoir la difficulté réelle de délimiter et de définir ce genre, ou tout du moins l’ensemble des informations rassemblées sous la rubrique « faits divers » faute de leur trouver une place adéquate ailleurs.
3Néanmoins, ce type de classification par défaut ne présente aucune pertinence au vu des pratiques rédactionnelles observées dans les journaux. La rubrique des faits divers n’est pas constituée par le rassemblement des dépêches d’agence que les journalistes n’ont pu placer dans une rubrique spécifique comme le sport, l’économie ou la politique nationale. D’emblée, le choix s’effectue au sein de la rédaction, même si les limites de la rubrique sont larges et floues, et si les critères d’attribution ne sont pas consignés dans les manuels de manière explicite et exhaustive. Mais ces hésitations classificatoires augmentent encore si on considère la place de ces articles dans des médias non francophones, comme si le mot, en changeant d’aire culturelle, modifiait son périmètre définitionnel, rendant par là même toute traduction quasi impossible. En restant dans une stricte option synchronique, il apparaît que la catégorie du fait divers est construite par rapport à des espaces géographiques, linguistiques et culturels, avec des variations très importantes. Ce qui doit nous amener à éviter toute tentation d’universalisation des catégories génériques, et toute propension à des transferts automatiques de sens d’une langue à l’autre.
4Cette hypothèse de la variation interculturelle est apparue au départ d’une observation empirique auprès d’étudiants de DEA en communication originaires essentiellement d’Espagne, du Portugal, d’Afrique francophone et de divers pays latino-américains. L’expérience, répétée à la première leçon durant trois années consécutives, a consisté à leur annoncer que l’objet du séminaire d’analyse de presse, non communiqué antérieurement, porterait sur le fait divers. Cela suscitait à chaque fois des regards interrogatifs d’une part non négligeable du public, non en raison de leur incompréhension du français, mais par méconnaissance du terme générique qui n’était pas transposable comme tel dans leur réalité culturelle, malgré leur connaissance spécifique du monde des médias. C’est en montrant des exemples concrets, en cherchant des approximations linguistiques de type périphrastique (« ce sont des articles de presse qui relatent des crimes…») que la compréhension se dessinait progressivement.
5Cette méconnaissance de la notion de fait divers n’est en effet pas liée à une incompréhension linguistique, mais à la non-existence de la catégorie elle-même dans le champ culturel de plusieurs étudiants. Cette absence terminologique se justifie essentiellement pour deux raisons. Soit parce que les événements classés dans la rubrique des faits divers en francophonie sont insérés ailleurs dans un rubriquage plus large, soit parce que ces événements, souvent de type criminel (petite délinquance, accidents de circulation, violence urbaine…), se retrouvent dans des pages qui ne sont pas rubriquées. Alors qu’en France, les pages sont presque toujours surmontées d’un titre générique, en Grande-Bretagne, c’est plus rarement le cas. Ainsi, le Daily Mail offre chaque jour plusieurs pages de faits divers, comme nombre de journaux populaires, mais sans ressentir le besoin d’identifier de manière spécifique ce type d’informations. Dès lors, 1a perception de ces divers événements par le lecteur n’est pas organisée selon une logique cohérente qui lui permet de rassembler ces faits au sein d’une classe unique. Puisqu’il n’a pas à sa disposition un terme catégoriel pour rassembler ces faits épars (divers), ceux-ci ne se constituent pas en catégorie pour lui.
6L’échantillon d’étudiants non francophones ne dispose donc pas de la compétence générique pour comprendre l’objet d’analyse qui leur est proposé, puisque dans leur culture et dans leur langue, cette catégorie journalistique n’existe pas. L’information journalistique n’est pas découpée de la même manière pour eux, et cette catégorie n’est donc pas opératoire dans leur perception et leur classement des événements. Il est dès lors nécessaire de construire d’abord avec eux un contrat générique, puisque celui-ci n’est pas partagé.
7Néanmoins, cette divergence contractuelle doit être nuancée pour deux raisons. D’abord, nous l’avons dit, parce que les faits relatés dans la catégorie francophone du fait divers sont aussi présents dans leurs médias. Ensuite, parce que les traits typographiques propres au traitement de ces événements sont souvent communs : titraille accrocheuse en corps important, photographies suggestives des victimes, de traces sanglantes… Sans pouvoir nécessairement comprendre le sens des mots, pour ceux qui ne maîtrisent pas assez la langue française, le simple contact visuel leur permet une reconnaissance de ce type d’article. Il y aurait une forme de contrat de lecture commun reposant sur une « image » semblable du fait divers, à travers les diversités culturelles. Malgré l’absence de similitude classificatoire, un « contrat médiatique » [1] s’établirait donc en référence à un « horizon d’attente » commun. Les conventions régulatrices, propres à la rubrique du fait divers, ou à ce qui y correspond tendanciellement dans d’autres cultures, liées aux conventions de tradition plus implicites [2] seraient donc partagées par les lecteurs, même si la rubrique n’a pas d’identité spécifiée.
Les dénominations de la rubrique
8Même si la catégorie du fait divers peut se repérer par ses seules caractéristiques typographiques, il n’en reste pas moins opportun de vérifier comment la rubrique est plus ou moins explicitement définie et dénommée dans quelques aires linguistiques européennes et américaines. Cette approche lexicologique comparée, non exhaustive, confirme la particularité francophone du fait divers comme catégorie spécifique de découpage journalistique du monde. Si le fait divers est attesté comme rubrique journalistique par le Trésor de la langue française dès 1859, il ne s’impose jamais comme tel dans d’autres langues, même dans le groupe des langues romanes. L’analyse de dictionnaires de traduction est significative de cette particularité lexicale française.
9Ainsi, pour l’anglais, les dictionnaires Harrap’s et Larousse [3] proposent la traduction « news in brief », c’est-à-dire « nouvelles brèves ». Comme si tous les articles de faits divers s’alignaient sur la structure des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, et comme si toutes les brèves appartenaient à la catégorie du fait divers. Harrap’s apporte cette précision entre parenthèses : « dealing with local and human interest stories », ce qui renvoie à la dimension narrative du fait divers (une histoire avec un agent humain) et à sa logique de proximité. Larousse propose aussi les termes « news story » ou « news item », mais en spécifiant qu’il s’agit alors de l’événement et non de la rubrique. Cette difficulté de traduction se confirme lorsqu’on réalise l’exercice dans l’autre sens. L’entrée « news story » n’existe pas, et « news in brief » n’est répertorié que dans le Harrap’s.
10Par contre, les deux dictionnaires mentionnent chacun une expression idiomatique qui révèle le fossé entre les conceptions anglophones et francophones de la rubrique. Pour Harrap’s, « tenir la rubrique des faits divers » se traduit en « to cover weddings and funerals ». Ce type de sujet ne relève guère, dans la presse francophone, du fait divers, mais plutôt d’une rubrique « people » (pour adopter un anglicisme répandu). II faut d’ailleurs signaler que ne sont en général reprises que les cérémonies mettant en scène des personnalités publiques, alors que le fait divers concerne plus habituellement des personnes ordinaires, précisément sans passé médiatique. Dans le Larousse, « ne fréquente pas ces types-là si tu ne veux pas te retrouver dans les faits divers » devient « don’t mix with those types if you don’t want to end up as a crime statistic ». Ici, le fait divers semble se réduire à la chronique des crimes et délits.
11Les dictionnaires de traduction vers l’allemand ou le néerlandais sont pour leur part encore plus concis dans leurs équivalences, mais celles-ci sont assez constantes. Tous les dictionnaires consultés proposent « Vermischte Nachrichten » (ou « Vermischtes » de manière plus réduite), ce qui correspond littéralement au syntagme « information diverse ». C’est la même proposition qui se retrouve dans les traductions néerlandaises par « gemengde berichten ». Le glissement est intéressant, dans la mesure où le syntagme ne se rapporte pas à l’événement, comme le laisse entendre « fait divers », mais à son traitement journalistique, ce qui semble plus approprié. Cela permet de rappeler qu’il n’y a de fait divers que dans sa saisie journalistique. C’est bien l’opération de publication qui donne naissance à un article de faits divers. Dès lors, il est assez opportun de reconnaître, dans la qualification même de la rubrique, cette évidence que le fait divers n’existe qu’à travers sa nécessaire mise en forme journalistique. Il faut aussi signaler que des dictionnaires allemands proposent le terme « Lokales », qui renvoie à la même notion de proximité que les exemples anglais.
12Le Larousse français-espagnol donne deux transpositions : « sucesos » et « gacetilla ». Mais la vérification par les entrées espagnoles montre rapidement les limites de ce choix. « Sucesos » est bien traduit par « faits divers » en deuxième position dans la partie « espagnol-français », mais le terme désigne plus généralement la notion d’événement, d’une part, et de l’autre, est quasiment inexistant dans les pratiques éditoriales. C’est encore plus vrai pour « gacetilla», terme ancien qui n’est pratiquement plus usité et dont la traduction propose assez justement les termes « nouvelles » ou « brèves, échos », sans que soit mentionné là le fait divers. Il s’agit donc une fois de plus d’approximations destinées à combler une absence générique dans la langue en question. En effet, lorsque les journaux de langue espagnole désignent cette rubrique, ils emploient plutôt le terme de « cronica negra », voire, en Amérique du Sud, de « cronica roja » (pour les affaires criminelles faisant donc couler le sang), ou, plus explicitement encore, « crimen » (que l’on retrouve dans le titre de l’hebdomadaire de faits divers portugais O Crime).
13Le paradigme italien suit exactement le même modèle, à travers une approximation des dictionnaires de traduction, qui ne correspond pas non plus à l’usage des rédactions. Pour traduire le syntagme « fait divers », deux termes sont proposés : « fatti di cronaca » ou « cronaca nera ». Mais ces termes sont peu répandus dans les journaux, même si l’on trouve la rubrique « cronache » dans le Corriere della Sera.
14Pour être complet, il faut préciser qu’aux couleurs noire et rouge associées à la chronique criminelle, pour des choix métaphoriques évidents, s’ajoute aussi la couleur jaune. La « cronica amarilla » se retrouve dans certains journaux de langue espagnole (« prensa amarilla »), en référence au papier jaune sur lequel se trouvent imprimés les journaux de la presse à sensation dans le monde anglo-saxon (« yellow press »). II faut aussi rappeler que les romans policiers italiens sont qualifiés familièrement de « gialli ». Le jaune et le noir sont ainsi associés aux couleurs du crime, comme sur les couvertures des romans policiers dans les séries françaises « Le Masque » (noir sur fond jaune) et « Série noire » (fond noir et liseré jaune).
15Ces options colorées montrent qu’au-delà des réalités culturelles spécifiques, certains modèles s’imposent à l’ensemble de l’information de faits divers, assez proches de ceux relevés dans les éditions anglaises et américaines. Mais il faut aussi en retenir une autre conclusion, plus importante par rapport à la définition de la rubrique du fait divers. En effet, ces choix manifestent une forme de restriction du champ des faits divers tels qu’envisagés dans la presse francophone, dans la mesure où ils assimilent plus exclusivement ces rubriques aux affaires criminelles (à l’exception de la chronique judiciaire des procès, traitée par d’autres journalistes à d’autres endroits du journal). La diversité des sujets y semble donc, par la définition même de la catégorie, moins ouverte.
L’espace francophone du fait divers
16Ce détour par d’autres aires linguistiques devrait nous amener à vérifier si l’extension de la catégorie est identique dans les différentes régions de la francophonie, et si cette étiquette communément partagée dans la langue renvoie à des réalités également communes. Voir en quelque sorte si la communauté linguistique recouvre exactement les différents espaces culturels où elle se déploie, ou s’il y a nécessité de traduction au sein d’une même langue partagée avec des différences.
17Un premier constat montre que l’inscription des faits divers peut se faire dans des rubriques assez variées, puisque Le Journal du soir, « quotidien ouest-africain d’information » diffusé en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Mali, au Niger et au Togo, classe ce type d’informations dans une rubrique très généreusement intitulée « Arts et Société ».
18Au-delà de ces regroupements peut-être justifiés par le petit nombre de pages du journal, ce qui entraîne ces rapprochements curieux, il y a d’autres différences dans le contenu des informations traitées, davantage explicables par des inscriptions dans des cultures différentes. Même si Roland Barthes laissait entendre qu’« un dieu rôde derrière le fait divers », lequel constituerait un signe « malicieux » du Destin (1964, p. 196), et si Georges Auclair en faisait l’équivalent d’un « mana », cette puissance surnaturelle mélanésienne (1970), nous restons là dans des hypothèses interprétatives, qui relèvent presque de l’allégorie, mais sans avoir été vérifiées auprès des lecteurs de faits divers. Par contre, la lecture de certains faits divers extraits de la presse africaine francophone montre que les sujets traités, dans leur sélection et dans les positions énonciatives adoptées, se fondent sur un rapport à la croyance, au vraisemblable et à sa transgression, autre que dans les quotidiens européens. Ainsi, dans La Tempête des Tropiques, publié à Kinshasa, certains faits divers rapportent des faits liés à la sorcellerie, mettant en scène envoûtements et phénomènes de possession, en les présentant comme des faits avérés. Ce qu’ils sont pour partie, si l’on excepte que ces faits, ou plutôt ces récits d’événements, font partie de l’expérience quotidienne des lecteurs, qui partagent les mêmes croyances. Pour eux, ces récits sont vraisemblables puisqu’ils sont corroborés par d’autres histoires du même type répercutées dans la sphère sociale, ils en deviennent donc vrais. Alors que dans la presse européenne, ce type d’événement serait rapporté comme le témoignage de la survivance de pratiques magiques, de rituels anciens, mais sans être authentifié par l’énonciateur, qui n’en assumerait pas la responsabilité.
Enseignements de l’approche interculturelle
19Sans vouloir tirer de conclusion trop générale de cet échantillon restreint, autant pour l’analyse de dictionnaires de traduction que pour les articles de la presse francophone, et qui a surtout une valeur heuristique exploratoire, il est possible de dégager trois constats, nourris par cette approche interculturelle.
20Le terme de fait divers, quand il trouve une traduction dans d’autres langues, est davantage référé au traitement informatif qu’à l’événement lui-même. La chronique italienne ou espagnole, les nouvelles anglaises, l’information allemande ou néerlandaise sont autant de termes qui manifestent le caractère nécessairement médiatisé du fait divers. Celui-ci n’est pas un fait au sens propre, c’est un fait relaté dans un média. Les chercheurs francophones ont trop longtemps négligé ce qui peut ressembler à une lapalissade, mais qui est constitutif de la catégorie, dans la sélection des faits comme dans leur narration, peut-être en raison de l’imposition heuristique du terme générique spécifique à l’aire francophone.
21Par ailleurs, ces divers événements médiatisés dans la presse d’autres aires linguistiques sont moins souvent rassemblés dans un lieu unique que dans la presse francophone. Soit parce que le rubriquage n’existe pas comme tel, dans la presse anglaise ou espagnole, par exemple, ce qui ne permet pas au lecteur d’englober tous ces faits dans un même ensemble catégoriel. Soit parce que la rubrique rassemble presque exclusivement des informations de type criminel, ce qui exclut du champ d’autres informations classées en Francophonie parmi les faits divers.
22Ceci appelle le troisième constat relatif à la variation de la catégorie selon les inscriptions linguistiques et culturelles. De même que le spectre des couleurs n’est pas découpé aux mêmes endroits d’une langue à l’autre, le fait divers se distribue avec des variations d’amplitude d’une langue à l’autre. Si le dictionnaire anglais classe les mariages dans cette rubrique, ce sera rarement le cas dans les pratiques francophones. Par contre, celles-ci ont une extension qui va au-delà de la statistique criminelle anglophone.
23Ces trois remarques confirmeraient qu’il n’est guère possible de proposer une classification universelle de la rubrique des faits divers, et qu’il faut se limiter à des observations empiriques, précises et systématiques, tenant compte des spécificités spatiales et temporelles. Ainsi, il serait possible de dessiner une carte des occurrences fait diversières, dans leur singularité linguistique et culturelle, indépendamment de la question plus anthropologique de l’attirance plus ou moins grande d’un certain type de public pour cette rubrique. Mais d’une langue à l’autre d’une culture à l’autre, l’objet diffère ainsi que ses dénominations. Sans qu’on puisse dire qui, du mot ou de la chose, détermine d’abord la perception des lecteurs.
Notes
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[1]
Voir la notion de contrat médiatique définie par P. Charaudeau (1997, p. 229-232).
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[2]
Nous reprenons ces deux catégories à J.-M. Schaeffer (1989, p. 159).
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[3]
Cette approche lexicologique se veut essentiellement exploratoire, aux fins de soulever quelques aspects heuristiques. C’est la raison pour laquelle nous ne mentionnons pas systématiquement les références des dictionnaires consultés.