Un voyageur attaché à ses racines
1Robert Escarpit aimait à rappeler qu’il était fils d’un directeur d’école primaire, éduqué à ce titre dans les bâtiments reconvertis d’un ancien couvent des Cordeliers, dans le célèbre village médiéval de Saint-Macaire, près de Langon. Les hasards de l’existence, racontait-il, lui avaient permis de « racheter la maison de son enfance » où il vécut ses dernières années.
2Retour à ses racines d’un universitaire qui commença, très jeune, par son engagement comme journaliste dans les Brigades internationales (1936). Angliciste de formation, spécialiste de Byron, il débuta sa carrière universitaire au Mexique, ce qui occasionnera la publication d’un volume de Contes et légendes consacré à ce pays. Moi-même, jeune étudiante en philosophie, dans les bâtiments qui abritaient le tombeau de Montaigne, au centre de Bordeaux, j’eus l’occasion de le voir, avec sa chevelure opulente, défiler en tête d’une manifestation laïque, en 1949. Ce brillant universitaire ne craignait pas de montrer ses engagements dans une ville réputée bourgeoise. Mais, homme de paradoxe, il écrira dans un des célèbres billets du Monde, une vigoureuse critique de l’agitation estudiantine parisienne sous le titre : « C’est la faute à Voltaire » et un peu plus tard exprimera son ressentiment de Girondin en intitulant « Othon contre Sorbon ». Contrairement à tant d’autres célèbres professeurs (É. Durkheim, J. Stoetzel [1], R. Daval, P. Grimal) pour qui Bordeaux ne fut jamais qu’une étape vers la consécration parisienne, ce grand voyageur, attaché au prestigieux journal du soir, correspondant actif de l’Unesco, revendiquait l’importance d’un enracinement provincial. Bien avant l’invention du terme par A. Mattelart, Robert Escarpit mettait en pratique une conception « glocale » [2] de sa vie professionnelle.
3Il prenait même un plaisir manifeste à « faire descendre » jusqu’à la chaire de Littérature comparée qu’il avait créée dans sa ville les célébrités parisiennes, tels Roland Barthes, les ténors du Cercle de Prague, qu’il recevait ensuite à sa table, avec une munificence assortie de simplicité chaleureuse. Conviée parfois à participer à ces fêtes, j’eus ainsi l’occasion d’y côtoyer E. Fulchignoni, vif apôtre du cinéma et de l’image à l’Unesco, prédécesseur et complice de Jean Rouch, mais aussi A. Moles venu pour le festival innovant de Sigma, fondé par Roger Lafosse, qui se déroulait aux entrepôts Laîné, sur les quais de la Garonne.
La communication passe aussi par l’art
4Son intérêt pour le théâtre engagé lui fera recruter, parmi les fondateurs de l’IUT B, le spécialiste Henri Lagrave, puis quelques années plus tard, un disciple de Jérôme Savary, pendant qu’un autre angliciste, Philippe Rouyer, jouait dans la salle du Théâtre français la pièce V comme Vietnam. Le laboratoire de recherche associé au CNRS, mais logé dans les sous-sols de l’antique faculté des Lettres (1960) fut d’abord baptisé Iltam (Institut de littérature et techniques artistiques de masse). En effet, Robert Escarpit a tout de suite senti l’importance des changements (à défaut de révolution) que le cinéma, la télévision, le livre de poche, la bande dessinée introduisent dans l’accès à la culture.
5De ses origines populaires, il garde un « habitus », assez proche de ce que P. Bourdieu conceptualisera plus tard : la loi démographique du grand nombre, la valeur de la « culture du pauvre » qu’analyse R. Hoggart de l’autre côté du Channel. Nul mépris, donc, pour les livres vendus en kiosque de gare. En accord et avec les moyens techniques proposés par P. Schaeffer, il favorise dans un modeste collège de Dordogne, l’apprentissage du cinéma à l’école, grâce à l’action d’Alain Jeannel, ancien assistant de Truffaut. L’attrait manifeste pour les moyens de communication de masse ne s’accompagne pas, comme dans l’école de Francfort, d’une condamnation au nom d’une « aliénation inévitable ». Idéalisme, utopie révolutionnaire résultant des contacts fréquents avec les chercheurs de l’autre côté du mur ? Les « étranges lucarnes » qu’allume le petit écran, sans parler des ciné-clubs florissants, lui paraissent comme des éléments de libération des populations jusqu’alors exclues du droit à la culture. Il consacre un séminaire de plusieurs années consécutives à l’œuvre de San Antonio, dans la pure tradition de l’analyse de discours, oriente des recherches vers la littérature pour l’enfance et la jeunesse. Ces investigations feront l’objet de publications sous la direction de Denise Escarpit puis de Mireille Vagné-Lebas. L’esprit se démarque nettement des « distinctions bourdieusiennes » qui finalement renvoient le plus souvent à l’image de l’élite et aux stratégies d’ascension sociale opposées à l’exclusion.
Le social et le collectif l’emportent sur le formel
6L’invitation à Bordeaux de McLuhan est l’occasion d’un étonnant face à face, arbitré par une foule d’étudiants. Mais il ne pouvait y avoir entre eux de vrai dialogue, en dépit de leur fascination partagée pour les médias, parce que pour le Canadien, l’essentiel tient au langage formel, alors que son hôte revendique l’importance de l’énonciateur. Ils se réconcilieront des années plus tard.
7Au tournant des années 1970, au « hasard d’une conversation dans le train [3] » naît la conviction qu’autour de ces techniques de communication, d’information, de traitement de l’information documentaire, se profilent de nouveaux métiers, mais plus encore de nouveaux besoins pour une société plus démocratique. C’est alors la création, à l’IUT (1968), des sections de Journalisme, Animation culturelle et Métiers de la documentation, à finalité professionnelle, en relation étroite avec les futurs employeurs. Quelque temps plus tard, à l’Université cette fois, naît un « Certificat de journalisme » (1969), raccroché (symboliquement) au certificat de Littératures comparées. Dans le mépris et la douleur, les instances universitaires concéderont le droit à l’existence d’une Unité pluridisciplinaire des techniques d’expression et de communication (Uptec), avec licence, maîtrise et, plus tard, doctorat. Les locaux sont sur le campus, mais une fois encore dans les sous-sols des bâtiments nouvellement construits. Une filière d’enseignement général, donc fortement culturelle, dénommée « Communication sociale », prouve s’il en est besoin la volonté du fondateur de ne pas enfermer la toute jeune discipline dans le carcan de supports techniques ou de métiers particuliers, mais de former les esprits à l’analyse critique, avec recul historique, comparaison géographique et diversité des méthodes, tout en affirmant la nécessité du choix argumenté d’une méthode précise. Les enseignants recrutés proviennent de disciplines variées : lettres, langues, sciences humaines, sciences sociales, économie, sciences politiques, histoire.
8Malheureusement, avec l’institutionnalisation et la consécration universitaire des « Sciences de l’information et de la communication », la dimension pluridisciplinaire disparaît rapidement, s’éloignant ainsi de l’enracinement du fondateur, reniant par là même la volonté du précurseur. Trente ans plus tard, la filière « Communication sociale », initiée par Georges Thibault à qui succèdera Mireille Vagné-Lebas, voit ses locaux repris au profit des filières professionnelles.
Un modèle conceptuel repris partout
9À peu près à la même époque (fin des années 1960), un autre littéraire, J.-C. Guillebaud fonde en Sorbonne le Celsa (Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées) avec le souci analogue de tourner vers la société en pleine mutation les capacités d’analyses acquises dans les formations purement littéraires. De même, Jean Meyriat, normalien, agrégé des lettres, sera-t-il chargé d’organiser à la Fondation des sciences politiques toute l’activité documentaire, d’abord livresque, puis informatisée. Un géographe, Jacques Bertin prend conscience de l’importance du langage graphique pour traduire spatialement les données chiffrées.
10La Maison des Sciences de l’Homme de Paris abrite (dans les sous-sols) quelques machines destinées au Laboratoire de l’informatique appliquée aux sciences humaines.
11Plus solitaire, Abraham Moles donnera son accord mais sans vouloir s’engager institutionnellement dans la mise en place d’une association destinée à faire reconnaître l’importance de ces disciplines, aux confins de techniques nouvelles mais de besoins sociétaux immémoriaux. Jean Meyriat reçoit le mandat de cette institutionnalisation à conquérir, entouré par Robert Escarpit, Roland Barthes, Violette Morin, Jacques Bertin, Olivier Burgelin et deux jeunes assistants : Jean Devèze et Anne-Marie Laulan.
12Cette conquête de légitimité institutionnelle est fortement relayée par un véritable âge d’or des sciences humaines (psychanalyse incluse) : floraison de livres, foisonnement de revues telles que Communications, Communication et langages, Économie et humanisme, Schéma et schématisation. Les intellectuels de cette époque sont aux prises avec les mouvements sociaux qui parcourent l’Amérique latine, la Californie (Berkeley), le Québec. Illich, Marcuse, Horkheimer, interpellent les citoyens à tous les niveaux. Nombre de jeunes Français accomplissent le pèlerinage au Québec, intense laboratoire social d’expérimentation des outils de communication par des amateurs épris de démocratie, mais vivement soutenus par le très officiel Conseil des Arts.
13Les professionnels, pour leur part, ne demeurent pas insensibles à ces évolutions. Deux associations les regroupent : Les Gens d’images, plus tournés vers la photographie, Les Compagnons de Lure, principalement imprimeurs et typographes. Gérard Blanchard succédera au fondateur Maximilien Vox, l’éditeur François Richaudeau (Retz) ouvre sa maison tant aux professionnels qu’aux jeunes chercheurs. Dans ces universités d’été avant la lettre se retrouvent tous les ans – à Porquerolles pour les premiers, au village de Lurs-en-Provence pour les seconds – professionnels de la communication, inspecteurs de l’Éducation nationale (Armand Biancheri) et universitaires (A. Moles, G. Lagneau, J. Poinssac), dans une joyeuse proximité et un remarquable esprit d’écoute et de respect mutuel. Les amis belges et québécois participent très régulièrement à ces rencontres, particulièrement Jean Cloutier. Robert Escarpit voyage plus volontiers en Europe de l’Est, mais encourage son équipe bordelaise à bénéficier de ces confrontations. Pour leur part, les professionnels de l’information (documentalistes, bibliothécaires, plus tard informaticiens) se rassemblent dans la puissante Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés (ADBS) qui édite la revue Documentaliste, Science de l’information et tient un congrès annuel.
L’effervescence bordelaise
14Robert Escarpit, de sa formation littéraire, retenait l’idée de périodisation, de cycle, ce que A. Moles traduira par une spirale plus dynamique et moins répétitive. Fruit de cette posture, l’abandon de tout système binaire d’opposition (dominant/dominé, laïc/confessionnel, public/privé). C’est ainsi que l’universitaire soutiendra tout au long les activités péri et parascolaires de la Ligue de l’enseignement, dont les responsables siégeaient cours d’Alsace-Lorraine, mais rayonnaient sur toute l’Académie. Mais, en même temps, il observe et encourage les expérimentations pédagogiques du collège des jésuites de Saint-Joseph de Tivoli, qui accueille notamment le Père Michel Souchon. Il s’intéresse également aux ouvertures du CRDP régional, installé dans le même immeuble que la Ligue (!) avec des objectifs voisins, pour un même public de jeunes, mais à l’intérieur du système scolaire. René La Borderie et Anne-Marie Laulan iront ensemble présenter au recteur Babin le projet de ce qui deviendra l’Icav (« Initiation à la communication audio-visuelle »). Si Escarpit veillait paternellement sur tous ces fils si différents, on ne peut ignorer le jeu des rivalités de notoriété, de carrière, de financement, qui les opposèrent entre eux. En cette même période, Jacques Perriault soutient, à Bordeaux, sa thèse de doctorat d’État sur travaux sous la direction d’A.-M. Laulan, avec le prestigieux jury de R. Escarpit, J. Meyriat, J. Rouault et J.-J. Salomon [4].
15La Ligue de l’enseignement décide alors de contourner à la fois l’emprise universitaire et celle du CRDP (nous sommes dans une culture du rugby où l’on sait botter en touche !). C’est à Marcel Desvergne au nom du Crépac (filiale aquitaine de la Ligue) que revient l’initiative de créer une université d’été de la communication, d’abord à Carcans, puis à Hourtin, dans les locaux appartenant aux œuvres laïques d’hébergement de vacances. À partir de 1980, cette université accueillera entre neuf et onze ministres chaque année, quelle que soit la couleur politique, et ce durant vingt-cinq ans. Elle rassemblera nombre de professionnels de la communication, pour qui cette dernière semaine du mois d’août sonnait le signal de la reprise. Lieu convivial et informel de rencontres entre les différents acteurs de la communication, peu habitués à s’écouter ou même à se côtoyer le reste du temps, vaste marché, il faudra attendre plusieurs années pour que les « fils d’Escarpit » universitaires soient conviés à s’y rendre. C’est en ce lieu et sous ces pins que Lionel Jospin, Premier ministre, se prononcera pour un choix informatique décisif.
16Le sillon creusé par la Ligue remonte au début du xixe siècle, avec l’attention portée à la presse, aux télé-clubs dans les années 1950, à l’explosion des ciné-clubs des années 1970. Voici les termes par lesquels Jean-Marc Roirant énonce en 1999 sa mission actuelle : « Si le temps de l’homme mondial est arrivé, il n’a de sens et d’intérêt que s’il fait de l’homme la mesure de toute chose. Là se situe l’enjeu majeur des années qui s’ouvrent, l’utopie sans laquelle il n’y a pas d’élan collectif et émancipateur. »
17Robert Escarpit fut un homme aux multiples facettes : journaliste, écrivain, universitaire, fondateur de la 71e section, « Sciences de l’information et de la communication », mais aussi représentant politique élu au Conseil régional. Son ancrage au service de la société est indéniable, conciliant dans un défi permanent les identités locales et les instruments d’information mondialisés, toujours au bénéfice de l’Homme, et non pas des systèmes.
Notes
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[1]
Jean Stoetzel fonde l’Ifop (Institut national d’opinion publique), largement utilisé par les professionnels de la communication sociale. Roger Daval inaugure le LISH à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris.
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[2]
« Glocal » est un concentré de global et local, faisant l’économie de l’échelon national ou même régional.
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[3]
On trouvera le récit détaillé dans le DVD signalé en bibliographie.
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[4]
Le titre de la thèse de Jacques Perriault était Machines à calculer, machines à communiquer, logique des fonctions, logique des usages. Il avait auparavant publié Éléments pour un dialogue avec un informaticien, La Haye, Mouton, 1971.