CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Est-on toujours sûr de n’avoir jamais rien oublié ? Laissons de côté le fantasme de l’autodidacte qui cherche à accumuler la connaissance de A à Z et interrogeons-nous dans ce numéro d’Hermès sur des travaux, des auteurs, des théories, des pratiques qui ont souvent été gommés de la mémoire des spécialistes de l’information et de la communication, et essayons d’évaluer ce que nous apporte cet exercice rétrospectif.

Une genèse selon trois temporalités

2L’exercice peut se faire selon trois temporalités, en remontant le cours du temps. La première est celle de l’histoire récente, depuis le milieu du xixe siècle. Les inventions du télégraphe électrique (1837), du câble sous-marin (1857), du téléphone (1877), du phonographe (1889) induisent dans la matérialité des dispositifs une réflexion approfondie sur la communication. Le cinéma (1895), la radio (les années 1920) dopent les théories et les interrogations. La Seconde Guerre mondiale, Radio Londres, les réseaux de la Résistance amplifient l’intérêt apporté à ce domaine. Durant cette période, l’innovation technique et la réflexion théorique vont de pair [1].

3La seconde temporalité débute au xviiie siècle. En analysant l’évolution des dispositifs de communication tout au long de cette période « moderne », on peut discerner quatre phases jusqu’à l’époque actuelle : la presse d’opinion au xviiie siècle ; la presse commerciale de masse à la fin du xixe siècle ; les médias audiovisuels de masse dans la seconde moitié du xxe siècle ; enfin, l’interconnection généralisée aujourd’hui [2].

4La troisième temporalité remonte jusqu’à l’Antiquité grecque et latine, jusqu’à la logique d’Aristote : il s’agit de décrire, classifier, organiser. La rhétorique grecque est destinée à la communication frontale, elle est un outil de la délibération et de la démocratie. La Grèce fournit également une théorie et une technique de la mémoire : les loci. Visualiser et mémoriser des lieux qui nous sont familiers, associer des textes à ces lieux, incruster des indices permettent, grâce à une nouvelle revisualisation, de faire fonctionner notre mémoire associative et de faire venir à l’esprit le « document attaché ».

5Telles sont les trois temporalités à intégrer dans l’histoire de la pensée en information et en communication. Les Sciences de la communication ont le droit, elles aussi, de s’intéresser à l’Histoire, de même que, symétriquement, de plus en plus d’historiens s’intéressent à la communication. Mais, devant l’ampleur de la tâche, force est de se restreindre et de s’en tenir à la plus courte des temporalités, celle qui commence au milieu du xixe siècle, en la raccourcissant encore. Aussi, les investigations de ce numéro ne dépasseront généralement pas les années 1930.

Des racines oubliées ?

6Pourquoi s’intéresser à des racines oubliées ? Parce que, durant les années 1960, le débat public s’amplifie au niveau mondial sur les questions de liberté d’expression, que l’on refuse la censure et que l’on met en accusation la toute puissance du modèle médiatique. Les mouvements sociaux, en Amérique du Nord (Californie, Québec) comme en Amérique latine puis en Europe, questionnent les pratiques d’information et de communication ; en un certain sens, ils débordent une interrogation formulée jusque-là dans le seul monde académique. En termes sportifs, on pourrait évoquer une « mêlée » dans une arène nouvelle.

7C’est le tableau de ces luttes animées que ce numéro cherche à peindre, sans jamais les figer. Les protagonistes en sont divers, disparates, les scènes multiples, les affrontements sporadiques. Contrairement à des courants tels que l’École de Francfort ou le fonctionnalisme américain, un seul terme générique ne peut convenir à rendre compte de l’ensemble de ces actes, de ces théorisations partielles. Sans guère de contacts hors du cercle étroit de leur cercle d’appartenance, des ingénieurs, des penseurs, des animateurs de terrain, des professionnels des industries culturelles se sont emparés paradoxalement du champ de la communication. La conséquence de cette dispersion et de ce repli sur soi est que nombre de ces actions et réflexions, dans l’effervescence du seul instant, n’ont pas laissé de traces durables, ne se sont pas inscrites dans l’histoire collective. Or, comment interpréter les remous du temps présent si la genèse en est déniée ?

Plan de ce volume

8Tout classement comporte une part de flou. Surtout quand il s’agit d’un ensemble disparate d’auteurs, d’œuvres, de pratiques qui n’ont pas été intégrés ou annexés par des courants ou des écoles scientifiques. La création, au début des années 1970, du générique « Sciences de l’information et de la communication » a contribué à atténuer cette dispersion, mais il reste à faire. Le plan adopté combine une dominante thématique et une dimension temporelle.

9Hormis quelques incursions dans l’avant et l’immédiat après-guerre, la première partie de ce numéro examine les initiatives du mouvement social et des institutions à compter des années 1960. Deux dominantes régissent l’époque : la communication suscitée par des raisons militaires et la communication sociale [3]. Ce dernier terme, polysémique, recouvre des théories et des pratiques qui ont les origines les plus diverses, réparties sur un spectre allant de la doctrine sociale de l’Église catholique aux révoltes étudiantes et ouvrières, comme on le voit en Belgique [4] ou au Canada [5].

10Pour sa part, la situation en France présente deux traits caractéristiques. Le premier est la montée en puissance du mouvement social qui s’empare des techniques électroniques de communication [6], comme il l’avait fait cent ans plus tôt pour l’éducation des adultes avec les projections lumineuses [7]. Ainsi, le mouvement associatif forme les jeunes à la lecture critique des médias [8]. Le second est l’amorce d’une réflexion critique sur les médias de masse qui conduit à la création de deux instances qui auront un effet de longue durée : le Centre d’études sur les communications de masse, créé en 1960 par Georges Friedmann qui fut un pionnier de l’anti-technicisme ; le Service de la recherche de l’ORTF, créé la même année par Pierre Schaeffer [9] (les deux hommes se connaissent et s’estiment) et conçu comme la maquette hypothétique et expérimentale d’une autre forme d’institution médiatique. Les contributions réunies montrent que la notion de communication, tout au moins dans la période contemporaine, se forge dans la confrontation, ce qui suggère que sa nature est d’ordre dialectique.

11La seconde partie de ce numéro s’intéresse de plus près aux analyses intellectuelles qui se multiplient dans la décennie suivante. Des personnalités venues non seulement de l’ingénierie mais aussi des arts fourniront de remarquables apports théoriques, qui seront reconnus par certains de leurs collègues, mais ignorés par d’autres, tant en France qu’à l’étranger. Ce fut le cas pour Abraham Moles [10] et Pierre Schaeffer. De plus, si nul n’est prophète en son pays, l’étranger ne vous comprend pas pour autant. C’est ce qui arrive à Claude Shannon qui voulait faire le lien par son fameux modèle émetteur-message-récepteur entre le monde des télécommunications et celui des sciences sociales [11]. Même cas de figure pour l’anthropologue américain Dell Hymes : celui-ci se livre à une critique humaniste très argumentée, mais restée sans écho, de Noam Chomsky, qui a créé une théorie mécaniste des facultés de production du langage [12]. Idem pour Robert Escarpit [13]. De même qu’Abraham Moles et Pierre Schaeffer, il proposera le terme de « machine à communiquer ». Ce concept avait le mérite d’intégrer la fonction sémiotique de l’homme par la notion d’interprétation des signaux ou des simulacres (Schaeffer) qu’elle produit, stocke et diffuse. Un mystère à élucider est que la communauté « infocom » l’a refusé, alors qu’elle aurait dû l’accueillir à bras ouverts, et qu’elle lui a préféré le terme barbare de TIC (technologies de l’information et de la communication), comme si elle voulait persister à diaboliser (au sens étymologique du terme) la technologie.

12La troisième partie de ce numéro est sous-tendue par une double tendance qui se dessine à partir du milieu des années 1970. La première est la critique croissante du technicisme et la mise en question du progrès. L’ouvrage Les Dégâts du progrès, publié en 1977 par la CFDT, a un écho considérable. Des penseurs comme Jacques Ellul sont beaucoup plus écoutés cependant en Californie qu’en France [14]. La Cité des sciences et de l’industrie est inaugurée en 1979 comme un monument à la gloire de la technique pure et dure, malgré des mouvements tels que le Groupement pour l’action culturelle et scientifique, Culture technique ou Alliage, qui demandent que soit prise en compte la dimension sociale de cette technique. La seconde tendance est le retour sur l’individu, sur son appartenance identitaire, sur son mode de vie. En témoigne l’accueil réservé à des notions telles que l’usager ou les styles de consommateurs, tant par les chercheurs que par l’industrie. La recherche-action voisine avec l’action militante (Chombart de Lauwe) [15], le mouvement social facilite la prise de parole et l’échange (Antélim [16], Lorraine Cœur d’Acier, les radios indiennes en Bolivie [17]). Edgar Morin [18], dont nous publions une interview, est une figure emblématique d’une science de la communication mise au service de l’humanisme.

13Les racines oubliées ne gisent pas au milieu d’un jardin cultivé. Dans les années 1960, les institutions militaires et religieuses, d’un côté, les mouvements sociaux, de l’autre, proposent deux modèles de communication différents. Les premières s’appuient sur les médias classiques, les seconds sur les médias légers. À cette époque, en France, s’établissent deux institutions de recherche qui font encore autorité aujourd’hui, même si l’une d’elles, le Service de la recherche de l’ORTF, a disparu depuis longtemps. Durant la décennie suivante, s’affirme le mouvement de revendication par les médias tandis que des auteurs marquants contribuent à une théorisation originale de la communication. Dans le même temps s’amplifient à la fois une exaltation et une critique forte de la technologie et de la communication. Progressivement, l’attention se focalise sur l’individu et l’on tend à configurer les dispositifs en fonction de ses besoins et non l’inverse comme précédemment.

14Plutôt que d’obéir à un simple « devoir de mémoire », nous proposons de rétablir une généalogie, de renouer avec les filiations authentiques, animés du pressentiment d’une probable et prochaine résurgence de ces courants profonds qui marquèrent le siècle précédent. Puisse ce numéro d’Hermès solliciter la mémoire collective et ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur cette notion instable et toujours en tension qu’est la communication.

15Néanmoins, nous sommes conscients de ne pas avoir parlé suffisamment ou pas du tout de certains grands anciens : par exemple, Jean Cazeneuve, Enrico Fulchignoni, Bernard Noël, Albert Plécy, Denis de Rougemont ou Jean Valérien. Nous n’avons pas non plus accordé de place à ceux qui dans les années 1960 innovèrent dans la communication grâce à la typographie : Caroline Aubry, qui créa la revue Caractère ; François Richaudeau avec ses travaux sur la lisibilité ; les Compagnons de Lure, sous la houlette de Maximilien Vox puis de Roger Excoffon, qui constituent jusqu’à présent un important foyer de réflexion ; l’école Estienne sous la direction de Robert Ranc, qui eut une influence considérable sur la presse et l’édition ; Jérôme Peignot et ses innovations typographiques.

16Nous souhaitons enfin remercier tous ceux qui nous ont aidés de leurs conseils dans la rédaction de ce numéro, notamment les membres du comité de rédaction d’Hermès et nos amis, Annie Fouquet et Guy Pélachaud.

Notes

  • [1]
    Voir l’encadré de Guy Pélachaud sur certains précurseurs prestigieux.
  • [2]
    Bernard Miège, La Société conquise par la communication, 3 tomes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1995 et 1997. Voir aussi Philippe Breton et Serge Proulx, L’Explosion de la communication : la naissance d’une nouvelle idéologie, Paris et Montréal, La Découverte et Éd. du Boréal, 1989.
  • [3]
    Article de Serge Proulx.
  • [4]
    Article d’Axel Grynspeerdt.
  • [5]
    Article de Jean-Paul Lafrance.
  • [6]
    Articles d’Anne-Marie Laulan et de Jacques Perriault.
  • [7]
    Encadré de Jacques Perriault.
  • [8]
    Article de Brigitte Chapelain.
  • [9]
    Article de Jocelyne Tournet-Lammer.
  • [10]
    Article de Michel Mathien.
  • [11]
    Article de Claude Baltz.
  • [12]
    Article de Brigitte Juanals et Jean-Max Noyer.
  • [13]
    Article d’Anne-Marie Laulan.
  • [14]
    Article d’André Vitalis.
  • [15]
    Article de Thierry Paquot
  • [16]
    Article de Mathilde Charpentier et Marie Le Gall.
  • [17]
    Article de Paula Capra.
  • [18]
    Article de Bernard Dagenais.
Anne-Marie Laulan
Anne-Marie Laulan est professeur émérite de Sociologie à l’Université Bordeaux III - Michel de Montaigne. Dans ses nombreux travaux passés, elle a étudié le rôle de l’image dans la société, ainsi que l’appropriation des outils techniques (tout en contestant un pur déterminisme technologique). Elle est cofondateur et président d’honneur de la SFSIC (Société française des Sciences de l’information et de la communication). Dans le cadre de l’Unesco, elle étudie actuellement le défi que la diversité culturelle pose au concept de « développement ». Son dernier livre, codirigé par J.-P. Lafrance et C. Rico de Sotelo, s’intitule Place et rôle de la communication dans le développement international (PUQ, 2006).
Courriel : <amlaulan@msh-paris.fr>.
Jacques Perriault
Jacques Perriault est professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris X - Nanterre (laboratoire Cris-Series). Ses recherches principales concernent les normes et standards pour l’accès au savoir en ligne, la géopolitique des réseaux numériques, et les pratiques et logiques d’usage des machines à communiquer. Parmi ses plus récents ouvrages, on peut citer : L’Accès au savoir en ligne (avec M. Arnaud, Odile Jacob, 2003) ; L’Accès à Internet dans les espaces publics (PUF, 2003) ; Éducation et nouvelles technologies, théorie et pratiques (avec V. Paul, Nathan Université, 2003).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/28162
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