1Il m’a toujours paru évident que nul ne peut prétendre se référer au domaine théorique dénommé en France « Sciences de l’information et de la communication » (SIC) s’il n’est pas convaincu que la théorie de Shannon (1948) en constitue l’un des piliers et s’il n’en a pas saisi le sens et la portée. Or, il me semble que les SIC, autant comme domaine universitaire que théorique, sont globalement en passe de mettre en œuvre ce qui s’apparente de plus en plus à une quasi-forclusion de l’un des pères fondateurs. Et l’on n’est peut-être plus très loin d’un « Shannon ?... connais pas ! », que pourrait nous servir un de nos étudiants pris au hasard. Il me semble donc bienvenu de tenter là un travail de mémoire, pour ne pas dire plus savamment : un travail « contre-entropique ».
Courte histoire d’un oubli
2Quatre points importants [1] résument ce savoir quasiment perdu par les SIC :
- D’abord, le fameux « schéma de la communication », devenu le pont-aux-ânes de tout enseignement réputé SIC : à peu près ce qui reste quand on a tout oublié de Shannon, jusqu’à son nom.
- Ensuite et surtout, la formule dite « de Shannon », présentée ici, sans plus de commentaire : I = – Σi pi log2 pi (en rappelant que l’unité d’information se nomme le « bit »).
- Deux théorèmes : l’un dit « théorème de la voie sans bruit », l’autre « théorème de la voie avec bruit ».
- Enfin, la troublante similitude de forme existant entre la mesure de Shannon et l’« entropie » de Boltzmann, qui a généré une énorme littérature sur les rapports pouvant exister entre observation et existence, information et énergie [2].
Les raisons d’un succès
3Le court article qui signalait l’apparition d’une « théorie mathématique de la communication » avait rapidement eu un retentissement considérable :
- D’abord, comme le rappelle très justement A. Moles (1986) cette théorie permet d’introduire une mesure dans le domaine jusque-là très spéculatif des réflexions sur la communication en général.
- Et par là, ce qui est moins souvent souligné, elle faisait écho à la pression scientifique (pour ne pas dire scientiste) qui s’exerçait sur les sciences humaines. Les années 1950-1960 peuvent en effet être considérées comme le moment culminant d’un mouvement commencé plus d’un siècle auparavant dans les sciences exactes, se manifestant par la découverte de « lois » de toutes sortes et l’élaboration d’appareils formels, essentiellement mathématiques. Avec Shannon, la communication entrait donc à son tour dans la danse scientifique, précédant de peu l’impact du structuralisme sur les sciences humaines.
- On peut aussi évoquer une résonance avec un autre air du temps : celui de la rationalisation. La science économique, par exemple, achève en effet à cette époque avec Debreu la mise en forme mathématique entreprise avec Walras et Pareto, que l’on peut résumer autour de la notion d’optimum sous contrainte [3]. Or, à quoi peut se ramener elle aussi la théorie de Shannon, en partie du moins, sinon à celle d’une maximisation des signes transmis, sous la contrainte du bruit ?
- Un autre facteur explicatif réside enfin dans la coïncidence avec l’arrivée en force de la sémiologie, bâtie sur la reconnaissance du rôle structurant des signes de toute nature dans la vie sociale, ce qui contribue à expliquer que la théorie de l’information a pu ainsi contribuer à diverses tentatives de colonisation épistémologique de fait vers la plupart des disciplines [4].
4Il n’est alors pas étonnant que Moles, certainement l’un de ceux qui ait travaillé son œuvre le plus en profondeur (il était ingénieur de formation), considère que « des ouvrages de ce genre, il en existe dans l’histoire des sciences une dizaine par siècle » (citant dans ce sens : l’Introduction à la mécanique ondulatoire de De Broglie, les Essais philosophiques sur les probabilités de Laplace, L’Origine des espèces de Darwin) [Moles, 1975, p. 12], et qu’il puisse alors affirmer : « Il n’est pas douteux que Shannon soit le père fondateur de la science de l’information » (Dion, 1997, p. 39).
5À cette époque bénie, Robert Escarpit, par exemple, fait figurer Shannon en bonne place dans sa Théorie générale de l’information et de la communication (1976), non sans manquer déjà de mettre en place un certain nombre de critiques ou de réserves, qui amorcent peut-être le mouvement d’éviction en douceur qui va aller en s’accélérant depuis. C’est que deux types d’attitudes se font peu à peu jour par rapport à l’œuvre de Shannon, correspondant très en gros à deux « tribus » de pensée : les « scientifiques et techniciens » qui savent manipuler un outil mathématique et physique qui fonctionne bien et les « gens de sciences humaines », a priori rebutés dans leur majorité par un appareillage formel qu’ils maîtrisent mal.
Les raisons d’un oubli
6Sur cette base, se mettent alors progressivement en place une série de facteurs qui expliquent l’oubli relatif où est ainsi tombé le père fondateur :
- D’un point de vue fondamental, un certain nombre de critiques se sont d’abord peu à peu élevées à l’encontre des espoirs de généralisation infondée qui avaient accompagné sa naissance. Par exemple, il est patent maintenant que des tentatives comme celle d’Atlan d’appliquer à la complexité biologique la mesure de Shannon n’ont pas eu le résultat escompté. Et il convient aussi de rappeler que de multiples scientifiques n’ont pas manqué, dans les années 1970 et 1980, de jouer les « gardiens du temple », émus devant des exportations contestables de sa théorie, sur le mode « antimétaphorique » qu’ont pu incarner plus tard Sokal et Bricmont par exemple.
- À ces premières réserves se sont ensuite ajoutés les effets d’un approfondissement théorique complexe, pour ne pas dire rebutant. Émanant de chercheurs à très forte culture mathématique ou informatique qui tentent d’élaborer de nouvelles définitions de l’information, essentiellement Kolmogorov, Chaitin, Bennett [5], ces travaux ont certainement contribué à la fois à atténuer la portée scientifique de l’œuvre de Shannon et à rendre sa descendance théorique beaucoup plus difficile d’accès.
- Pendant ce temps, du côté des sciences humaines, la difficulté mathématique signalée plus haut a certainement fini par exercer ses effets inhibiteurs. Une frange croissante des SIC s’est assez vite paresseusement contentée de transmuter une compréhensible difficulté d’appréhension mathématique en critique facile d’une « science d’ingénieur », sinon même, en forçant à peine le trait, en dénonciation idéologique.
Shannon : le retour ?
7Un retour peut-il présenter un intérêt autre qu’historique ? La réponse me semble positive, pour deux séries de raisons : d’abord, parce qu’on n’a peut-être pas tout dit sur son œuvre et qu’il y encore là matière à penser, mais aussi parce que l’analyse ainsi lancée devrait pouvoir contribuer à mieux interroger les SIC, leur statut et leurs fondements.
Mieux « comprendre » Shannon ?
8La question se pose simplement car le souvenir qu’on en a dans les SIC, se résume en gros à deux éléments totalement dissymétriques : un « schéma », qui a plus ou moins survécu dans l’enseignement, mais tellement « simple » que personne ne s’y attarde et une « formule » tellement dénuée de sens que personne ne s’en souvient, en partie à force de l’avoir rejetée comme a priori incompréhensible. Il se trouve pourtant que, sur ces deux points, un retour peut s’avérer fécond, dont on ne présentera ci-dessous qu’une esquisse réduite aux résultats essentiels, résumant un travail présenté dans un ouvrage tout entier consacré à la question (Baltz, 2007).
La richesse d’un schéma
9L’idée principale est que l’analyse du schéma de Shannon peut servir d’excellent exercice épistémologique pour former au point de vue SIC, exercice d’ « analyse informationnelle » pourrait-on dire, au sens où existe par exemple une « analyse économique ». Car, pour pouvoir déplier ce schéma selon toutes ses dimensions, il est nécessaire de convoquer de nombreux concepts peu traités et qu’il contribue ainsi à étoffer. On ne fera ici qu’en citer certains, renvoyant pour leur introduction à l’ouvrage évoqué ci-dessus : rôle de l’horloge dans la transmission, langage-canal, échelle temps-espace-énergie, causalité, horizon d’incertitude, schéma comme « machine de vision », etc.
Questions identificatoires pour la mesure d’information
10On touche ici au plus important, pour des gens de sciences humaines : quel peut donc bien être le sens d’une formule toujours assénée sans ménagement et qui se résume à permettre de dire qu’une situation donnée « contient » un certain nombre de bits d’ « information » ? Il faut d’ailleurs noter que même les ouvrages scientifiques ne sont pas clairs du tout sur l’origine « physique » de la mesure d’information de Shannon. On s’y livre en général à diverses contorsions pour justifier cette origine et lui prêter un peu de sens, mais cela reste toujours très opaque. La méthode suivie consiste en effet, sur la voie ouverte par Shannon lui-même, à avancer que la mesure d’information recherchée doit posséder certaines propriétés « naturelles » a priori (par exemple : l’information apportée par un événement certain est nulle), à les prendre comme axiomes et démontrer mathématiquement ensuite qu’il existe une fonction répondant à ces axiomes. La démarche et son résultat sont alors à peu près incompréhensibles. Et que l’on finisse par accepter un bout de sens en écoutant les informaticiens qui nous disent que le nombre de bits d’information doit s’entendre comme un nombre de cases-mémoire pour coder un objet, apporte effectivement une image-support mais ne nous en dit pas plus sur les raisons d’accepter cette image.
11Il se trouve pourtant que cette mesure peut se voir attribuer un sens. Sommairement parlant, on peut en effet assez facilement arriver à établir que l’information contenue dans un ensemble d’objets servant d’alphabet pour l’élaboration de messages peut se comprendre comme le nombre de questions nécessaires pour identifier un objet au sein de cet ensemble [6]. Cette « définition » possède, elle, vraiment un sens, pour restrictif qu’il soit par rapport à celui que le sens commun peut attribuer au terme « information » : il est difficile en effet d’imaginer une « information » qui n’implique pas peu ou prou l’identification des éléments sur lesquels elle repose. La mesure de Shannon peut être ainsi « humanisée » et donc se voir attribuer un sens pour des gens de sciences humaines. Dans la foulée, un certain nombre de concepts ou de problématiques arrivent alors sur la scène, que l’on ne peut qu’évoquer, ici encore : rapports nouveauté/répétition, système de questionnement, machine identificatoire et même information « négative ».
L’interrogation sur le rapport au monde
12On peut alors, à partir de là, reprendre la mesure de Shannon sous un autre jour. Un nombre de questions d’identification, c’est entendu, ça ne va pas chercher très loin, face à la complexité de la notion commune d’information, multiforme et multi-usages. Et pourtant, on peut déjà sur cette base soulever deux types de questions : d’abord, on l’a déjà rappelé, on ne peut pas concevoir d’ « information » qui ne repose d’une façon ou d’une autre sur une identification ; mais surtout, comment refuser de voir que les phénomènes de transmission ont un statut ontologique incontournable ? Ceux qui rejettent en effet la théorie de Shannon au prétendu motif qu’elle n’est qu’une théorie de la transmission, totalement en deçà d’une « vraie » théorie, oublient que notre lot commun est d’être immergés dans de l’espace. Ceci fait de la transmission une nécessité ontologique, ce que Moles avait très bien flairé avec sa « loi d’airain », que traduit son dilemme « on communique ou on y va ? » (Moles, 1986, p. 19 et 97). Ces deux questions de l’identification et de la transmission méritent un approfondissement impossible ici, mais elles indiquent clairement que Shannon, tout « ingénieur » qu’il ait été, peut nous mettre sur la piste d’une réflexion fondamentale sur la nature de notre rapport au monde.
13Et il est d’ailleurs étonnant, sur cette lancée, que l’on n’ait pas mieux réagi à ces propos (de Moles encore une fois !), relatifs à la culture comme synthétiseur des modes de visibilité de notre environnement, matériel ou théorique : l’« éducation au monde » de l’enfant, « c’est précisément l’attribution d’une fréquence subjective aux arbres, aux êtres, aux maisons et aux signes, c’est la réduction de l’équivoque généralisé du monde, et c’est nécessairement la réduction de la richesse et de la nouveauté des messages qu’il en reçoit en considérant le Monde comme un Émetteur » (Moles, 1986, p. 61). Cette formulation, très « shannonienne » dans son esprit, mais également imprégnée de fait par la question de l’identification des objets du monde, se trouve alors remarquablement généralisée par ce texte de Simondon (1969, p. 181) : « La médiation entre l’homme et le monde devient un monde, la structure du monde. » C’est donc toute une coalescence théorique qui doit, selon moi, être mis en chantier, de la transmission, vers la médiation et, plus fondamentalement, vers notre rapport au monde… de sorte qu’on n’est peut-être pas loin de pouvoir penser que le terme « information » devrait dorénavant être compris comme la substance même de ce rapport.
Ne pas oublier que les SIC sont des sciences
14Pour conclure provisoirement, on peut enfin se demander dans quelle mesure le refoulement de la « théorie mathématique de l’information » et, à travers elle, de l’interrogation sur notre rapport au monde, ne manifeste pas en fait le refoulement de la question scientifique elle-même au sein des SIC ? Peut-on par exemple continuer à ignorer le sens profond des travaux de « refondation informationnelle » de la physique du chercheur autrichien Anton Zeilinger [7]. Ou encore, pour revenir à un thème un peu plus « SIC », traitons-nous convenablement la question du cyberespace, dont la nature est vraisemblablement beaucoup plus abstraite que ce à quoi on le réduit habituellement ? Le retour à Shannon, en ce que, bien analysé, il interpelle fondamentalement notre rapport au monde et à l’espace, devrait ainsi contribuer, à mon sens, à une reformulation théorique du cyberespace et des moyens de s’y orienter, que rien n’empêche de nommer « cyberculture » (Baltz, 2005 et 2007).
15Alors, tous shannoniens ?… Bien entendu… Parce que nous nous serons rendu compte qu’il nous est impossible de persévérer dans notre « déni de filiation » envers Shannon !
Notes
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[1]
Une bonne présentation, assortie d’une claire réflexion épistémologique, figure dans l’ouvrage de H. Atlan (1972).
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[2]
On pourra par exemple consulter avec profit l’ouvrage de E. Dion (1997).
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[3]
Par exemple : recherche du maximum de profit, sous contrainte de coûts, pour les producteurs.
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[4]
On peut se référer par exemple à l’ouvrage de A. Moles, Théorie de l’information et perception esthétique (1973) ou à la réflexion de H. Atlan sur la représentabilité d’un événement dans un langage, à travers la mesure d’information.
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[5]
Pour un exposé succinct, voir par exemple J.-P. Delahaye (1999, p. 14 et 25-27).
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[6]
Pour être précis, on trouve des bribes de cette approche chez certains auteurs, mais elle n’est jamais systématiquement menée à son terme, la plupart d’entre eux se contentant d’une « illustration » après coup.
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[7]
Voir, par exemple, l’article du New Scientist Magazine du 17 février 2001.