1Le nom de Jean Stoetzel (1910-1987) est aujourd’hui principalement attaché à l’introduction en France des sondages d’opinion. Fondateur, en novembre 1938, de l’Institut français d’opinion publique (Ifop), il lui revient, en effet, d’avoir le premier saisi tout l’intérêt de cet objet d’étude, et d’avoir importé des États-Unis (où jeune agrégé de philosophie il séjourna au lendemain de la parution de la première livraison du Public Opinion Quarterly, automne 1936) les méthodes mises en œuvre par George Gallup. En différentes occasions, il est revenu sur les étapes de cette entreprise, notamment à l’Académie des sciences morales et politiques dont il était membre depuis 1977, dans sa communication du 4 février 1984 sur « Les sondages d’opinion ».
2Son mémoire d’études supérieures consacré à « La psychologie de la réclame » et préparé à l’École normale, où il est entré en 1932, sous l’égide de Célestin Bouglé, est le premier jalon de son itinéraire dans l’étude de la psychologie sociale. En 1940, Stoetzel rédige l’article « La psychologie sociale et la théorie des attitudes », publié l’année suivante dans les Annales sociologiques (Série A, fasc. 4, p. 1-26). Vient ensuite « Théorie et pratique des sondages dans l’étude du public et des entreprises », communication présentée au cycle de perfectionnement organisé par la Cégos en décembre 1941. Ignoré des répertoires bibliographiques, ce texte de vingt pages, édité par la Cégos en 1942, est le premier exposé complet (avec la théorie de l’échantillonnage, le problème de l’urne, la loi des grands nombres, le plan d’enquête et la recherche statistique des causes) du procédé nouvellement conçu.
3Il est suivi d’un autre, présenté en décembre 1943, toujours au sein de la Cégos, sur « La psychologie collective dans la vie industrielle » qui se termine par le vœu que « les connaissances actuelles de la psychologie sociale puissent déjà être utiles à l’industriel et […] l’aident à guider vers la prospérité l’économie de notre pays ». Il s’agit là d’un des deux seuls textes cités par son auteur, peu enclin à l’autoréférence, dans un ouvrage essentiellement destiné à un public d’étudiants, La Psychologie sociale (1963, p. 198, note 1). On peut donc dire que c’est cette dernière discipline qui a fourni à Stoetzel l’armature conceptuelle de ses recherches, même les plus techniques ; ainsi l’importance des travaux des « psycho-sociologues américains » est-elle fortement soulignée dans sa communication faite à la Société de Statistique de Paris, « La statistique et l’étude des opinions », le 20 mars 1946.
4À cette date, Jean Stoetzel qui est depuis l’année précédente professeur de « sciences sociales », autrement dit de sociologie, à la faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux, médite un cours de psychologie sociale qu’il y donnera de 1947 à 1954, en complète rupture avec la sociologie durkheimienne et en renouant avec la pensée de Gabriel de Tarde. De cet enseignement qu’il poursuivra ensuite à la Sorbonne est issu son grand livre de 1963. On sait comment y est comblé le fossé séparant ordinairement psychologie, sociologie, ethnologie, et réduite la tension dans les rapports qu’entretiennent « individu » et « société ». Les sentiments, les émotions, bref l’affectivité congédiée par Durkheim, et tout ce qui se rapporte aux habitudes, aux attitudes, au comportement sont traités, sous la plume de Stoetzel, avec la même rigueur qu’appellent les notions de socialisation, d’acculturation, de norme et de déviance.
5Le concept d’interaction occupe une place centrale dans l’analyse de la communication, où se trouvent distinguées les communications dans les masses et la communication de personne à personne qui est envisagée dans la perspective ouverte par C.H. Cooley et G.H. Mead. Si J.F. Dashiell, J.L. Moreno, K. Lewin sont, entre autres, mentionnés comme autant de parrainages pour l’étude des petits groupes, à la conceptualisation des phénomènes psychosociaux est également associé G. Simmel « revendiqué par certains contemporains, sinon comme source, du moins comme modèle » (p. 199). Sur des points particuliers (le fonctionnement des groupes, les réseaux de communication, les relations à établir entre tel système de communication et telle structure de stratification), comme sur les problèmes généraux de psychologie collective (les comportements dans les foules, les phénomènes de masse, l’opinion publique et l’information collective), l’ouvrage de 1963 abonde en vues aussi neuves que fécondes.
6Esprit non conformiste, J. Stoetzel s’est attaché à saisir et à comprendre les variations sociales et culturelles des comportements. Il l’a fait dans l’enquête dont l’Unesco le chargea fin 1951 sur les attitudes de la jeunesse japonaise d’après guerre. Jeunesse sans chrysanthème ni sabre (1954) – contredisant les conclusions formulées par R. Benedict dans The chrysantheum and the sword (1946) – en est issu. L’auteur s’y montre d’emblée « fort du sentiment que, pourvu qu’on l’aborde sous l’angle voulu, aucune culture n’est impénétrable pour une intelligence formée à n’importe quelle autre culture ». Son enquête européenne Les Valeurs du temps présent (1983) témoigne d’un similaire effort de compréhension, ici des transformations qui affectent la représentation des valeurs de la culture occidentale. Elle permet, grâce à un bon usage du comparatisme, de mettre en évidence des « différences » qui, rapportées aux contextes culturels, sont identifiées dans leur spécificité.
7Mais cet enquêteur cosmopolite qui a sillonné la planète était aussi un pourfendeur d’idées reçues. De l’opinion publique, bien distinguée des opinions privées, il a montré qu’elle était souvent et à tort confondue avec celle des médias ou des hommes d’influence, à tort aussi considérée comme le produit de déterminismes sociaux ; des médias, il a dénoncé le mythe de la toute-puissance. Il a constamment affirmé que les sondages, représentation d’un état de l’opinion publique, ne créent pas celle-ci. Ses idées sur la science sociale ont fortement marqué les instances scientifiques, nationales et internationales, auxquelles il a appartenu ou qu’il a présidées. Son action a été déterminante au CNRS, ainsi qu’à l’Ined où la collaboration d’Alain Girard lui fut assurée. De cette carrière universitaire qui s’achève en 1978, les cours dispensés devraient pouvoir être reconstitués, grâce aux notes qu’il a laissées, en particulier sur la « psychologie du vêtement », thème traité en 1960-1961 et 1974-1975.