1J’ai connu Jean Rouch au Niger en 1984. Quand il venait à Niamey, il avait l’habitude de recevoir quiconque le souhaitait, et sans protocole, le matin en prenant son petit déjeuner au Celhto [1], à quelques mètres de la case de passage de l’IRSH [2] où il avait sa chambre toujours prête à le recevoir. Lors de mes premières rencontres, j’ignorais tout de lui et je ne savais pas qu’il était cinéaste, ethnologue, auteur de livres, etc. Heureuse ignorance qui m’a permis de ne voir d’abord en lui que l’homme et ses rapports avec les Nigériens sans me laisser influencer par la renommée du personnage.
2C’était à l’époque du président Seyni Kountché et, à Niamey, les rapports avec les étrangers étaient certes polis et courtois mais sans marque de sympathie apparente et, pour tout dire, ils étaient plutôt distants – ce qui tenait, certes, à la réserve nigérienne habituelle, mais aussi et surtout à l’atmosphère du régime politique très inquisiteur et constamment soucieux d’être « renseigné » sur tous les sujets. Dans ce contexte pour le moins peu favorable, l’attitude de Jean Rouch m’a subjugué car elle formait un contraste saisissant : rire, convivialité et humour présidaient aux petits déjeuners avec ces mêmes Nigériens que j’avais auparavant jugés froids, voire méfiants à mon égard. Avec Jean Rouch, tous ses interlocuteurs nigériens étaient détendus, critiques, confiants. C’est ainsi que j’ai compris que je m’étais trompé sur la « froideur » des Nigériens et que je ne devais pas prendre des circonstances politiques passagères pour des traits culturels solides.
Les qualités humaines du vrai communicateur
3Jean Rouch était éminemment sociable, disponible et attentif à tous ; et chacun le lui rendait à la mesure de ses capacités et de sa condition.
4La position sociale n’avait pas d’effet particulier sur son attention à autrui. Tout homme, du moment qu’on sait lui témoigner du respect et de l’écoute, est susceptible d’apporter des connaissances, des motifs de réflexion et, parfois, des occasions de création. Jean Rouch a eu comme premiers compagnons des gens de petite condition, dont il a montré qu’il s’agissait d’hommes pleins de talents, de savoirs et d’ingéniosité. Damouré Zika, Lam et Tallou furent, en effet, toute sa vie durant ses trois inséparables compagnons (tour à tour, aides professionnels, acteurs, inventeurs de scénarios…), mais il fut aussi l’ami de Boubou Hama, le président de l’Assemblée nationale du Niger (qui l’a d’ailleurs qualifié de « Blanc sonraïsé » dans un de ses livres) et de nombreux intellectuels nigériens. Ses livres et articles comme ses films témoignent de la même écoute attentive envers ses informateurs (hommes comme femmes, adultes comme enfants, toutes positions sociales confondues) et ses partenaires, indépendamment de la hiérarchie sociale, pourtant si importante au Niger.
5En regardant ses films et sa manière de les réaliser, on se rend compte à quel point ils sont animés par cette attitude de disponibilité et de confiance réciproque à l’égard d’autrui. Il suit le docker Oumarou Ganda à Treichville (Moi un Noir), il se laisse guider par des élèves de première du Lycée de Cocody (La Pyramide humaine), il s’amuse à filmer les trouvailles et les cocasseries de Lam, son cuisinier-chauffeur et homme à tout faire (Cocorico Monsieur Poulet), il attend sans impatience ni contrariété qu’intervienne une scène de possession qu’il filme en en perturbant le moins possible le déroulement – du fait de la souplesse et de la légèreté de son dispositif cinématographique et de la place que les personnes présentes lui ont assignée dans cet événement social très particulier (Les Maîtres fous) dans lequel il a su s’insérer sans s’y perdre. Le film monté, il se soucie de le présenter aux acteurs pour accueillir les commentaires et les remarques : c’est ainsi qu’après les propos critiques des pêcheurs sur un de ses films, il décida de ne plus mettre de fond musical dans ses documentaires ethnographiques. Il aime rire (Petit à petit, VW voyou) créant ainsi des relations avec les acteurs et le public.
6Preuve supplémentaire, s’il en fallait, de cette disponibilité : lui qui était plutôt anarchiste et peu enclin à la religion, il a passé une grande partie de sa carrière à s’intéresser par ses enquêtes et par ses films au monde des esprits, à la magie (Les Magiciens de Wanzerbé) et au monde du divin. S’il avait trop mis en avant ses convictions personnelles dans ce domaine, il est peu probable qu’il eût pu y porter la moindre attention.
Un artiste de la communication
7Dans les sociétés de l’oralité, l’art du conteur est primordial, or Jean Rouch était précisément un maître dans ce domaine. Il savait captiver son auditoire qui ne se lassait jamais de l’écouter, alternant gravité et drôlerie, fantaisie et sérieux. Cela lui valut, à juste titre, l’étiquette de « griot gaulois ». Cet art de la communication se vérifiait dans ses conversations à bâtons rompus, aussi bien que dans ses narrations cinématographiques et ses écrits (la préface qu’il a rédigée en 1972 pour Le Double d’hier rencontre demain de Boubou Hama en est une bonne illustration).
La communication durable
8Il importe de souligner le rapport de Jean Rouch au temps. Le temps ne l’inquiètait pas : il savait attendre, il ne travaillait pas dans l’urgence et la rapidité. Ses films sur la chasse et sur la transe, par exemple, illustrent combien l’observateur dépend de beaucoup de paramètres qui exigent de la patience sans être assuré de réussir. L’obligation d’aboutir absolument oblige parfois à écourter, à déformer et à fausser le réel étudié. Rien de tel chez Jean Rouch.
9Pour Jean Rouch, l’œuvre cinématographique et livresque doit être bien faite pour servir de repère et de témoignage pour l’avenir. Ainsi en est-il des documents sur le Sigui, fête dogon qui ne se renouvelle que tous les soixante ans ! Au Niger, la plupart des films de Rouch sont déjà des témoins de réalités sociales disparues.
10À une époque où le « scoop » et l’instantané sont les maîtres mots de l’information et des relations, à une époque où les « missions sur le terrain » durent de quelques jours à quelques mois, Jean Rouch montre au contraire la nécessité des rapports longs et durables. Plus de soixante ans (de 1941 à 2003) l’ont lié au Niger et à ses amis nigériens ; cela mérite réflexion. Peut-on encore comprendre cette évidence, pourtant bien banale, que sans durée il n’y a pas de réelle amitié, pas de confiance vraiment partagée, donc pas de véritable communication ? Ramener la communication à l’information instantanée est certes utile au travail journalistique (audiovisuel et écrit) qui opère dans l’éphémère du moment présent mais le provisoire n’engendre ni ne fonde une relation authentique à travers laquelle se nouent lentement et se déploient respect réciproque et amitié. Ce principe de base a toujours été balayé par l’administration coloniale comme dans les échanges récents d’experts et de coopérants, comme si on redoutait que quelqu’un puisse comprendre un milieu donné en apprenant la langue des gens et en s’informant sur leur culture – effort qui n’est possible que par la durée. La vieille crainte coloniale et administrative était que l’individu qui dure quelque part ne se perde pour la « Civilisation », à la manière de ce missionnaire dont parle Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville. Jean Rouch n’a été interrompu que par la mort dans son souci d’une communication toujours entretenue et renouvelée.
La communication entre les hommes
11La troisième partie de Merveilleuse Afrique (Présence Africaine, 1971) de Boubou Hama est un dialogue entre deux personnes, Mogo et Jean, qui ne sont autres que Boubou Hama (Mogo) et Jean Rouch. Le thème majeur est celui de la possibilité d’une communication réelle entre les deux cultures auxquelles appartiennent ces deux hommes : « Je cherche tout simplement l’homme, tel qu’il pourrait, nouveau, sortir dans un dialogue fraternel, de la rencontre de l’Afrique et de l’Occident », affirme Boubou Hama. C’était tout autant le projet de Jean Rouch le communicateur : aller au plus loin de la communication entre les hommes.