1Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un élan d’idéalisme, les pays alliés, victorieux, créèrent l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Dans son préambule, l’Acte constitutif de l’Unesco proclame que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». Suite aux expériences de la tyrannie nazie, de la propagande et du racisme, les fondateurs de l’Unesco misent sur la solidarité humaine et la compréhension mutuelle pour bâtir les bases de la paix internationale. En 1945, l’espoir était grand : la création d’un forum international permettrait une nouvelle architecture de la perception du monde, de la production de l’information et de la réalité. Alors que les nations prenaient conscience des opportunités illimitées des moyens de communication de masse pour changer les valeurs et les perspectives, le préambule de l’Unesco invitait ses États membres à « élever les défenses de la paix » à une échelle globale et donc à modifier les comportements partout. Vu que la communication entre les peuples risque d’avoir deux effets opposés (intensifier les peurs ou apaiser les suspicions mutuelles), il est logique que l’Unesco, en créant des espaces de rencontre entre les acteurs au niveau international, se soit positionnée en tant que médiateur pour veiller à la qualité des échanges dans le sens de son mandat constitutif.
2Dès son origine, ce mandat légitime les actions de l’Unesco en matière de communication. Même si, lors de la naissance de l’Unesco, aucun service en charge de la communication n’a été institué en tant que tel, la diffusion à une échelle mondiale des savoirs liés à l’éducation, la science et la culture, s’imposait de fait. Concrètement, l’Organisation s’est engagée à favoriser « la connaissance et la compréhension mutuelle des nations en prêtant son concours aux organes d’information des masses […] pour faciliter la libre circulation des idées, […] en facilitant par des méthodes de coopération internationale appropriées l’accès de tous les peuples à ce que chacun d’eux publie » (article 1er). Le concept de liberté de l’information est donc inhérent à l’Acte constitutif de l’Unesco.
Les premiers pas : dresser l’état des lieux
3Dès l’origine, la plupart des programmes et activités de l’Unesco impliquaient les moyens de communication de masse, que ce soit dans l’utilisation ou dans la création de médias. Par exemple, dans le domaine des actions en faveur de la liberté de l’information, il fallait, au préalable, faire un état des lieux de la capacité de production de chacun des pays [1]. Très tôt en 1949, afin de faciliter l’amélioration des moyens techniques de l’information dans le monde, l’Unesco a lancé une enquête sur les besoins techniques de la presse, de la radio et du cinéma et a rassemblé une documentation précise. À l’issue de l’enquête, le Secrétariat de l’Organisation a préparé une série de 56 rapports sur les agences d’information, la presse, le cinéma et la radio des pays étudiés. Les enquêtes se sont poursuivies de 1947 à 1951, permettant au Secrétariat de l’Unesco d’identifier les besoins des professionnels et des organisations qui utilisent les moyens d’information, puis de définir et mettre en application un programme d’activités y répondant de façon adéquate. Après une période de transition en 1952, les activités ont reçu en 1953 une orientation nouvelle, dans le cadre d’un programme visant à aider à la diffusion de connaissances sur les techniques de l’information éducative, scientifique et culturelle. En poursuivant son enquête mondiale sur les moyens techniques de l’information et en recommandant aux gouvernements des mesures propres à éliminer les barrières qui font obstacle à la circulation internationale du matériel d’information, l’Unesco s’efforçait de faciliter et développer l’information des peuples.
4Partant de cette idée, pendant les années 1950, l’Unesco a encouragé l’intensification des échanges internationaux dans le domaine de l’information en proposant aux États membres des mesures juridiques et économiques appropriées. Le programme de l’Unesco pour la réduction des obstacles à la circulation internationale de l’information s’est fondé sur l’emploi de trois méthodes principales : celle des accords internationaux, celle de la coopération avec d’autres organisations internationales et enfin la publication d’études appelant l’attention du public sur ce sujet. En 1954, deux conventions internationales patronnées par l’Unesco ont pris leur plein effet, tandis que les projets qu’elle entreprenait en coopération avec d’autres organisations internationales contribuaient à faciliter la circulation internationale de l’information, notamment en ce qui concerne les télécommunications et les services postaux. Les études de l’Unesco ont été accueillies avec beaucoup d’intérêt et favorablement commentées dans la presse, ce qui a justifié de nouveaux tirages et de nouvelles éditions, ouvrant la possibilité de nouveaux concours dans ce domaine.
5Dans le même élan, l’Organisation s’est appliquée à stimuler l’emploi de la presse, du cinéma et de la radio pour renforcer la compréhension internationale en développant l’accès des masses à l’éducation, la science et la culture. En 1955, par exemple, le Secrétariat de l’Unesco s’est intéressé activement au développement de l’emploi de la radio, du film et de la télévision à des fins éducatives, et en particulier au développement des ciné-clubs et de la radio scolaire. Puis, cette même année, afin de promouvoir la dignité de l’homme et de l’avenir de la civilisation, la conférence générale de l’Unesco a fait un appel pour « encourager, dans tous les pays, l’emploi de la presse, la radio et du cinéma en vue d’améliorer les relations entre les peuples, et pour neutraliser ainsi l’action de ceux qui, dans quelque pays que ce soit, essaient d’employer ces moyens de grande information aux fins d’une propagande pouvant provoquer ou visant à favoriser des menaces à la paix, la rupture de la paix ou les actes d’agression » (résolution IV.1.5.02). Depuis lors, de nombreuses publications des Éditions de l’Unesco traitent des moyens de communication de masse, tout comme beaucoup de ses études, rapports et documents.
Face à une impasse…
6Le contexte de Guerre froide dans lequel a dû évoluer l’Organisation fut marqué par de vifs affrontements de visions et d’intérêts. Malgré cela et bien que les oppositions de l’époque aient failli entraver la neutralité de la naissante Organisation [2], il faut souligner que plusieurs accords ont été alors signés sous les auspices de l’Unesco. Citons quelques exemples : en 1950, l’Accord de Florence concernant l’importation d’objets de caractère éducatif, scientifique et culturel, qui a fait l’objet du « Protocole de Nairobi » en 1976 ; dès 1948, l’Accord de Beyrouth, première convention internationale de l’Unesco pour faciliter la circulation internationale du matériel audiovisuel et auditif de caractère éducatif, scientifique et culturel.
7Arrêtons-nous ici pour considérer plus en détail les enjeux qui existaient autour de ces accords. Au-delà de l’illustration de ce qui a, peut-être, été la plus importante contribution de l’Unesco, à l’époque, en faveur de la communication et des médias, l’analyse de ces événements majeurs offre, de surcroît, un témoignage de « prise en charge de l’espace social et politique en matière de liberté de l’information par les différents acteurs [grâce] aux arbitrages croisés […] de l’Unesco et de l’ONU » [3].
8Si le résultat a aboutit à la signature de ces différents accords il ne faut pas sous-estimer la complexité des enjeux et les contradictions qui existaient autour de la question de la liberté de l’information. La Guerre froide mettait en scène une guerre idéologique, où les médias de masse et la diffusion de l’information avaient le potentiel de solides armes au service des nouvelles puissances. Comment réussir à mettre en place un accord alors que des visions opposées s’affrontaient ? Certes le point de départ était commun : le libre-échange des informations demandait de réduire les obstacles à la circulation des idées. Mais cela sous-entendait pour les uns une vision proche du libéralisme économique, c’est-à-dire un libre-échange de tout genre y compris de l’information. Alors que pour d’autres, la liberté de l’information exigeait nécessairement un engagement pour le pluralisme, l’assimilation mutuelle de différentes cultures, des échanges équilibrés et réciproques, faute de quoi éliminer les barrières à la circulation de l’information signifierait une simple dissémination des idées des plus puissants. Les intérêts n’étaient donc pas les mêmes pour tous. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que la Conférence sur la liberté de l’information qui s’est réunie à Genève en 1948 se soit conclue par un échec dans la négociation des accords. À défaut d’une vision partagée et acceptable pour tous, cette crise aurait pu mettre en péril les avancées déjà obtenues.
9Toutefois, parce que les débats au sein des Nations unies avaient permis des échanges et des contacts entre les participants, ceux-ci se sont démarqués des positions idéologiques des pays dont ils devaient porter le message : « Les nombreux points de convergence qui émergeront de tous ces contacts réussiront à créer une dynamique et à mettre en lumière les revendications des membres des organisations professionnelles des pays de l’Est et de l’Ouest » [4]. De ce point de vue, la Conférence des Nations unies à Genève constitue aussi un premier espace concret où des experts et des professionnels de la presse peuvent se rencontrer, s’exprimer et amorcer des stratégies d’action alternatives aux programmes irréalisables des gouvernements. L’intégration de nouveaux acteurs à la dynamique et aux buts poursuivis par l’ONU et par l’Unesco, offrira donc une réelle marge de manœuvre à des acteurs libres pour déterminer eux-mêmes leurs intérêts et de nouvelles postures de négociation. À partir des contacts qui se sont produits lors de la Conférence de Genève, ce même processus pourra désormais aboutir à l’Accord de Florence pour l’importation d’objets de caractère éducatif, scientifique et culturel.
Un chemin tracé pour l’avenir
10C’est pourquoi la Conférence de Genève n’a pas été uniquement un échec. Elle a aussi permis l’émergence d’une nouvelle voie d’action par les acteurs eux-mêmes. Face aux menaces suscitées par l’environnement politique de la Guerre froide, le contrepoids d’un cercle vertueux est né d’un intérêt réciproque : l’action des membres des professions de la communication et la démarche proposée par l’Unesco se renforçaient mutuellement. Ce fut une étape décisive. C’est ce que Jean-Louis Santoro a décrit en faisant référence à la volonté des membres des professions de la communication « d’aider l’Unesco à mettre en place un dispositif de communication des idées et de sélection d’intérêts légitimes » [5]. Cette dynamique se renforce par la concrétisation de projets de conventions, lesquels scellent le rapprochement entre l’Unesco et les professionnels des médias. Une autre manifestation de ce même mouvement est la participation toujours croissante des organisations non gouvernementales autorisées à se faire représenter à l’Unesco [6]. Parce qu’elles s’intégraient à ce projet, le nombre des ONG qui ont participé à la 4e conférence générale de l’Unesco à Paris [7] a plus que triplé depuis 1947 ! On peut noter également que beaucoup de ces ONG sont plus anciennes que l’Unesco et possèdent une expérience précieuse dans les domaines du programme de l’Organisation. Pour synthétiser, l’importance de l’Unesco dans ce processus a été capitale : l’organisation a été à l’initiative de la construction d’un véritable espace public international où les représentants de plusieurs ONG ont pu prendre part aux travaux des commissions chaque fois qu’une question relevant de leur compétence est venue en discussion. Ce phénomène a bénéficié en retour à l’Unesco. Car l’expertise des ONG a été mise à contribution pour enrichir également le processus. La remontée d’expertise a abouti à ce que, pendant la cinquième session qui se déroulait à Florence [8], la Commission des relations officielles et extérieures de l’Unesco avait décidé de faire figurer en bonne place de l’ordre du jour le rapport sur la contribution apportée par les ONG à l’Organisation.
11Prenons un exemple pour illustrer cela. Soucieux d’aider l’Unesco à intensifier les échanges internationaux, les membres de la Fédération internationale des éditeurs de journaux (FIEJ) sont parvenus à définir de nouvelles formes de solidarité. Les débats autour du projet de convention, relatifs à la liberté de l’information qui ont eu lieu au cours du 3e congrès de la FIEJ à Rome [9] ont posé une question fondamentale qui a permis d’avancer dans ce processus. La question était : comment réintroduire les professions des médias comme véritables agents culturels, alors qu’on les a exclus du jeu économique ? Les membres de la FIEJ ont montré à quel point cette question était capitale, car « la perte d’autonomie de leurs savoirs professionnels rend illusoire l’exercice des droits démocratiques » [10]. En réponse à cela, lors de la 5e session de sa conférence générale à Florence, l’Unesco a adopté un texte qui allait contribuer dans une large mesure à supprimer les obstacles économiques à la libre circulation du matériel éducatif, scientifique et culturel. Les effets de cet accord se sont fait sentir immédiatement, notamment dans la possibilité offerte aux éditeurs européens d’imprimer librement ce qu’ils étaient obligés d’importer des États-Unis. Avec les dispositions de l’Accord sur l’importation d’objets à caractère scientifique, culturel et éducatif, l’Unesco proposait encore un autre objectif : le droit des journalistes et des récepteurs à exiger que chacune des publications qu’ils éditent ou qu’ils lisent possède une autonomie de conception. Ainsi, par deux fois, l’Unesco a fait du journalisme et du public les destinataires de son action en matière de liberté de l’information.
12Au travers de cet éclairage sur les actions en faveur de la communication et des médias, menées par l’Unesco dès ses premières années d’existence, un phénomène se révèle à nos yeux : l’un des atouts indéniable d’institutions multilatérales comme l’Unesco est de permettre aux acteurs intéressés de contribuer aux objectifs de l’organisation par leur expertise et action en créant des espaces d’échanges au niveau international. Si les enjeux portés par un contexte particulier peuvent être contradictoires et changeants, le rôle de proposer et de nourrir en permanence des forums d’échanges est capital. Par ailleurs, les échecs ou succès des activités souvent attribués à une seule institution sont aussi le reflet des mouvements d’acteurs engagés dans une construction collective. Alors que l’Unesco peut proposer un espace de dialogue, c’est en grande partie l’apport de ces partenaires qui permet de renforcer la mission originelle de l’Organisation. Or, souvent, de l’extérieur, l’institution peut être blâmée ou au contraire encensée, car perçue comme responsable d’un tout, en oubliant les dynamiques des acteurs qui la composent ou qui participent à ses initiatives.
Notes
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[1]
D’autres exemples d’action sur les mêmes sujets peuvent être trouvés dans les rapports annuels du Directeur général présentés aux diverses conférences générales de l’Unesco. Ces documents sont disponibles dans les archives de l’Organisation, au siège de l’Unesco, place de Fontenoy à Paris.
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[2]
Voir par exemple William Preston Jr, Edward S. Herman et Herbert I. Schiller, Hope & Folly: The United States and Unesco, 1945-1985, University of Minnesota Press, 1989.
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[3]
Thèse de doctorat présentée par Jean-Louis Santoro, Liberté de l’information, logiques institutionnelles et logiques professionnelles au plan international (1947-1972), Université Michel de Montaigne, Bordeaux III, 1991, p. 4.
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[4]
Idem, p. 105.
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[5]
Idem, p. 107.
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[6]
Parmi ces ONG, on peut noter la présence de l’Association internationale des études et recherches sur l’information et la communication (AIERI/IAMCR) qui a tenu son congrès à Paris, du 23 au 25 juillet 2007 au siège de l’Unesco, à l’occasion du 50e anniversaire de sa fondation. Sites de l’AIERI/IAMCR : <www.aieri.org>, <www.iamcr.org>, <www.aiecs.org>.
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[7]
La 4e conférence générale de l’Unesco eut lieu à Paris, du 19 septembre au 5 octobre 1949.
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[8]
La 5e conférence générale de l’Unesco eut lieu du 22 mai au 17 juin 1950.
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[9]
Le 3e congrès de la FIEJ se déroula du mardi 16 au vendredi 19 mai 1950.
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[10]
Voir Jean-Louis Santoro, op. cit., p. 109.