1Philosophe de formation, un temps professeur de lycée (il aura Georges Perec comme élève), Jean Duvignaud publie d’abord des récits (Le Sommeil de juillet, 1947 ; Les Dents ne poussent pas sur des chicots, 1948) et des romans (Quand le soleil se tait, 1949 ; L’Or de la République, 1957 ; L’Empire du milieu, 1971 ; Dis, l’empereur, qu’as-tu fait de l’oiseau ? 1991), tout en étant passionné de théâtre. Il rédige des critiques (avec Roland Barthes) et fréquente de nombreux comédiens et metteurs en scène (Antonin Artaud, Jean Vilar, Gérard Philippe, Roger Blin...), puis il devient l’assistant de Georges Gurvitch (1894-1965) à la Sorbonne, et ainsi se fait « sociologue ».
2Le lecteur de son imposante œuvre, à la fois variée dans les thèmes et cohérente intellectuellement, constate en lisant les notes de bas de page et les bibliographies, l’incroyable étendue de ses références. Jean Duvignaud connaissait ses classiques ! Dans le texte ! Aussi bien la philosophie, de l’Antiquité grecque à nos jours, que la sociologie (celle des pères fondateurs et de leurs diverses progénitures), les anthropologues, les historiens (il admire l’École des Annales de Marc Bloch et Lucien Febvre, et de leurs successeurs, Fernand Braudel ou Jacques Le Goff) tant français qu’étrangers. Sans oublier la poésie et la littérature : combien de ses illustrations sociologiques sont empruntées à des romans ? Donc, une solide formation « classique », sans cesse réactualisée de façon très sérieuse quoiqu’un peu dispersée. Il se maintint constamment au courant des débats, des ouvrages importants et des nouvelles sensibilités grâce à son inlassable activité au sein de nombreuses revues : Arguments avec Edgar Morin, Pierre Fougeyrollas, Kostas Axelos ; les Cahiers internationaux de sociologie, dont il sera secrétaire général ; Cause commune, qu’il fonde et anime avec Georges Perec et Paul Virilio ; L’Internationale de l’imaginaire, qu’il lance avec Françoise Gründ et Chérif Khaznadar, à la Maison des Cultures du Monde ; sa collaboration épisodique à Esprit, Les Lettres nouvelles, La Quinzaine littéraire…
3Comme Georges Gurvitch, la sociologie n’est pas un métier pour lui, mais une vocation ; il faut entendre par là, une curiosité joyeuse, l’impérative nécessité de comprendre le monde, le rendre intelligible, en orienter, si possible, le cours. Jean Duvignaud a été un excellent enseignant, au ton vif, à la synthèse panoramique, à l’esprit incitatif, démonstratif et un animateur d’équipes, aussi bien à Tunis qu’à Tours, et enfin à Jussieu. Plusieurs de ses enquêtes collectives ont eu un grand retentissement : La Planète des jeunes (Stock, 1975) et Les Tabous des Français (Hachette, 1981) dirigées en collaboration avec Jean-Pierre Corbeau ; La Banque des rêves (Payot, 1979) en collaboration avec Françoise Duvignaud. Il est mondialement connu pour ses travaux sur le théâtre (Les Ombres collectives, L’Acteur, Sociologie du théâtre…), mais il s’est aussi aventuré dans les coulisses de la société moderne où les décors s’amoncellent et où le souffleur ignore son texte, tant les intrigues se modifient en cours de jeu, laissant chaque individu improviser.
4Émile Durkheim (1858-1917) lui offre un cadre, qu’il accepte volontiers, celui d’une sociologie qui s’attache aux « représentations collectives », aux institutions (et processus d’institutionnalisation) et aux pratiques marginales (ou, plus précisément, hors des normes). « Seuls donc apparaissent comme sociaux, écrit-il, les états de la conscience collective, opaques aux consciences individuelles qui se manifestent par des contraintes, des rites, des traditions, des symboles et même – correction importante à ce qu’a de figé cette définition coercitive du social – des courants sociaux libres. Ces états, quand ils s’extériorisent, modifient l’assise géographique et démographique des sociétés qu’ils imprègnent de leurs idées et de leurs valeurs. » (Durkheim, 1965, p. 35).
5Jean Duvignaud repère chez Durkheim le concept d’anomie : « Le concept d’anomie sert de concept opératoire aussi bien pour La Division du travail social que pour Le Suicide – puisqu’il caractérise les conséquences d’une “rupture d’équilibre” au sein de l’organisme social, rupture consécutive à de “graves réarrangements”, à un “soudain mouvement de croissance” ou à un “cataclysme inattendu”. […] L’anomie correspond donc à la phase “catastrophique” des sociétés, entraînées par un devenir qu’elles ont elles-mêmes suscité par le déterminisme du progrès et de la production industrielle. Elle aide à définir le symptôme à partir duquel le sociologue peut élaborer une explication. » (op. cit., 1965, p. 16-17). Il s’intéresse aussi à l’analyse de la solidarité faite par Durkheim : « La solidarité est un phénomène qui se situe au carrefour de plusieurs ordres de réflexions – la morale qui l’examine comme une valeur, la sociologie qui l’étudie comme un fait. » (op. cit., 1965, p. 20).
6Il reviendra sur ces notions à plusieurs reprises et sous divers angles. En 1986 dans Hérésie et subversion, il rend hommage à Jean-Marie Guyau (1854-1888), inventeur du mot « anomie », à qui Durkheim l’empruntera sans le dire, et il s’interroge : « Si le mot d’anomie a un sens, il désigne les manifestations incasables qui accompagnent le difficile passage d’un genre de société qui se dégrade à un autre qui lui succède dans la même durée et qui n’a pas encore pris forme. Nous sommes dans l’écluse. » Cette image de l’écluse est récurrente dans la pensée de Jean Duvignaud, cet entre-deux, cette hésitation, non pas un vrai choix sartrien, mais un mouvement imprévu dans l’ordre des choses, un passage dont notre destin dépend.
7La même année 1986, il publie La Solidarité, dans lequel il expose les deux solidarités durkheimiennes (la solidarité organique et la solidarité mécanique) et en décrit de nouvelles, aux formes changeantes, aux durées de vie inégales, à l’institutionnalisation plus ou moins précaire. Il ne conclut pas vraiment avec cette remarque (p. 223) : « Comment expliquer le foisonnement des formes de sociabilités qui accompagnent le choc de la modernité ? Et que ces solidarités s’accroissent et se reproduisent dans toutes les sociétés, fussent-elles les plus écrasées ? À cela, on ne répondra pas ici, pas plus que les autres ne l’ont fait : c’est un constat. Un constat qui appelle une fiction. […] Dans le désert, parfois, se dessinent à la surface du sol desséché des figures qui, peu à peu se cristallisent : on les nomme des fleurs de sable. […] Les solidarités, les groupes qui émergent depuis deux siècles de modernité ne sont plus soudées par des liens archaïques ou idéologiques. Elles cherchent leur coexistence propre [comme les fleurs de sable]. »
8Il est donc attentif au moindre frémissement de l’écume qui enveloppe le quotidien, c’est de là que la métamorphose va surgir quand on ne l’attend pas vraiment. Avec Fêtes et civilisations (1973), admirable étude de ces rituels qui introduisent des ruptures dans le déroulé d’une société, des moments de liberté, de transgression, d’insolence et aussi de jeu. La postface ajoutée en 1991 constate une perte du sens de la fête, comme si le cœur n’y était plus, comme si le mythe divorçait d’avec son temps, comme si l’on consommait de la fête au lieu d’être consommé par elle. Un peu dépité, il note (p. 237) : « Peut-être la fête souffre-t-elle de ce mal qui affecte la plupart des habitants de ce monde qu’on appelle moderne et que résume assez bien la question : Et, maintenant que faire ? Et après ? Après, rien, le masque se décompose à la chaleur de la danse, le fard coule, l’irrésolution… Et après… Les masques ne peuvent aller au bout de ce qu’ils représentent. A-t-on peur de cette liberté qu’on découvre par l’imaginaire pratique du jeu ? On attend. Qui ? Rien ne vient : la fête, cette nuit, se décompose… »
9Ce qui provoque un regain d’énergie, un appétit de rêves, ce sont les passions, pas si souvent étudiées d’un point de vue sociologique. Avec La Genèse des passions dans la vie sociale (1990), Jean Duvignaud observe comment la passion vient contrebalancer les convenances sociales. « La société entière, note-t-il, n’obéit pas nécessairement à ces codes sublimés, mais elle en implique d’autres, plus souples, sinon aussi contraignants. Une “culture”, une “dimension cachée” diraient Linton ou Hall : des ordonnancements éducatifs qui répondent à l’image acceptable, capables de légitimer ou d’infirmer, quand elles sont appliquées, la valeur d’un individu. À peine si l’on abandonne à quelques sensations clandestines le champ libre de l’affectivité. » Ce sont ces affectivités qu’il débusque dans diverses sociétés, traversant les siècles au pas de course, mêlant les citations, télescopant les désirs et les interdits, avec une aisance aussi légère que le trait est sûr. Voilà un livre passé inaperçu. Pas assez conceptuel ? Trop foisonnant ?
10« La passion, écrit-il en conclusion, n’est pas le délire personnel pour surmonter une anomalie, un obstacle, elle aspire à cet “infini sans limite” qui isole, farouchement, celui qui s’en trouve le dépositaire momentané. Un dérèglement, sans doute. Que sont alors les intérêts primordiaux, les idéologies, les visions du monde ? La passion est le modèle d’un arrachement de l’être à l’existence, vers une autre existence, qui n’est pas encore. » L’écluse, encore, l’entre-deux eaux, sans saisir le mouvement du flux.
11Ce dernier chapitre est intitulé « Le prix des choses sans prix ». C’est une formule qu’il affectionnait et qu’il reprend comme titre d’un court essai, en 2001, comme quoi notre homme a de la suite dans les idées ! Une œuvre d’art, la lecture d’un livre, une séance de cinéma, une représentation théâtrale, une promenade dans une ville, une rencontre, une rêverie, un moment de repos, il y a bien, dans le « sous-texte » de notre quotidien, des valeurs qui n’ont pas de prix ? Des activités qui échappent à la comptabilité et au marché ? Ce sont ces « choses sans prix » (à la différence de celles de Perec, du reste) qui donnent plus que ce qu’on en espérait, car l’on attendait rien d’elles ou si peu. La mémoire appartient-elle à ces « choses sans prix » ? Certainement. Le lecteur en fait l’expérience en lisant Perec ou la cicatrice (1993), L’Oubli (1995) ou encore La Ruse de vivre (2006) dans lesquels, Jean Duvignaud relate ses amitiés, ses rencontres, ses lectures, ses voyages et en noue les récits à son appréciation socioanthropologique du monde.
12Alternant la description fictionnelle des coulisses de la réalité à l’affirmation hésitante du soi, il manifeste encore et encore son insatiable faim du connaître. Dans l’avant-propos à la seconde édition de Terres du sucre de son ami brésilien Gilberto Freyre (Quai Voltaire, 1992), il confie : « L’homme n’est pas ici un objet : ses attaches affectives ou mentales à l’existence, à la mort, à l’invisible, au travail, à la terre, à l’oubli, exigent de celui qui en tente la reconstruction une qualité d’écriture étrangère aux idéologies, aux morales, aux tics de la mode. Toute œuvre, romanesque ou anthropologique, est un pari sur la vie, le passé, l’histoire, une insurrection du possible contre l’inéluctable, l’oubli ou la triste sclérose des idées mortes. » Jean Duvignaud ou le malicieux parieur…