CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La technique, l’art et le mouvement social ont joué un rôle aujourd’hui oublié dans la construction des idées, des pratiques, des théories et de la notion même de communication. Technique, art et mouvement social entretiennent de multiples relations et l’hypothèse présentée ici est qu’ils sont constitutifs de la niche où s’est forgée entre 1950 et 1975 une des acceptions contemporaines de ce concept. Un écrivain, Bertolt Brecht, s’intéresse à la radio et en construit une théorie. Un musicien, Pierre Schaeffer, propose le concept de « machines à communiquer » à partir de sa pratique des médias. Le mouvement social s’empare de la technique vidéo pour des pratiques militantes, etc.

2Ces démarches empiriques, fondées sur l’expérience, aboutissent souvent à des constructions intellectuelles synthétiques, méthodiques et organisées, en partie hypothétiques. C’est bien là la définition d’une théorie que nous donne le dictionnaire Robert. Le modèle émetteur/message/récepteur de Shannon, le triangle de la communication de Schaeffer, l’anthropologie communicationnelle de Dell Hymes, le centre de ressources sont ainsi des constructions théoriques d’ampleurs diverses, nées de la pratique d’un art ou d’une technique. Dans ces démarches, la communication s’exerce entre de multiples tensions. L’image du canal est trompeuse car elle évoque un flux monotone et univoque, alors qu’il s’agit d’un parcours chaotique. Ce qui se passe dans cette période suggère que la communication est dans l’après-guerre une notion dialectique.

3La prise de conscience d’un champ disciplinaire s’est opérée lentement et progressivement, à partir d’expériences sporadiques, dans les années 1960. Les courants américains étaient assez peu connus. Trois filières s’esquissent. La filière académique est initiée par la création du Cecmas en 1960 [1]. Georges Friedmann, Roland Barthes, Edgar Morin, Violette Morin réunissent leurs travaux dans sa revue, Communications. La seconde filière est celle du milieu professionnel des médias et des télécommunications. Ici, les figures d’Abraham Moles et de Pierre Schaeffer sont emblématiques. Leurs travaux sont aujourd’hui plus connus à l’étranger qu’en France. La troisième filière enfin est celle du mouvement social. Au cours des années 1960, il s’emparera de la radio et de la vidéo en vue de renforcer les revendications.

Inquiétudes à propos de la technique

4La technique a joué un grand rôle en tant qu’activité générale de l’Homme dans la genèse du concept actuel de « communication ». Dans l’Europe de l’après-guerre, la réflexion à son sujet se fonde sur l’inquiétude suscitée par le souvenir encore récent de la guerre qui a produit une vaste démonstration de ces moyens de communication que sont les bombardements et les tanks. En écoutant Radio Londres on risquait l’arrestation. Cette inquiétude conduit dans cette période à deux changements radicaux concernant la façon de considérer la technique. Le premier est que le sens de ce terme abandonne progressivement la définition monolithique que lui avaient donnée les ingénieurs pour s’enrichir de l’apport des sciences sociales. À l’opposé, le second est la prise de conscience de l’autonomisation grandissante des systèmes techniques.

L’évolution profonde de la définition de la technique

5Au milieu du xxe siècle, l’on n’admettait généralement pas que la technique est aussi un rapport social et que la technique influe sur les cultures, malgré l’hypothèse de Marx, publiée déjà depuis 1894 dans le tome III du Capital. Elle était le plus souvent considérée comme un en soi, à la fois symbole de progrès et de mort. La remise en question de cette conception s’amorce très tôt. En 1947, Georges Friedmann avait créé et défini ainsi le mot « techniciste » : « Voir sous l’angle exclusif de la technique des problèmes concernant l’Homme tout entier, son équilibre, son épanouissement. » La réflexion que Gilbert Simondon entreprend au cours de ces années reflète cette prise de conscience (Du mode d’existence des objets techniques, 1969). Pour lui, la pensée initiale des sociétés humaines est une pensée magique qui relie des faits par induction. Mais l’induction suggère des hypothèses qui ne sont pas toujours vérifiées par l’expérience. D’où la dissociation progressive entre la pensée technique qui accumule des expériences et la pensée religieuse qui relie des faits sans vérification.

6L’idée que la technique peut modifier la culture s’introduisit progressivement dans le champ de la communication. La première manifestation en fut l’appropriation des médias dits légers (magnétoscopes, vidéos) par les mouvements revendicatifs dans le but de modifier l’opinion [2]. Deuxième manifestation : la compréhension analytique d’un usage technique. Pierre Bourdieu fournit en 1965 dans Un art moyen un apport majeur ; il démontre que la logique technique – ici, d’un appareil de photographie – n’en est qu’une parmi d’autres, celles des logiques d’usage [3]. Guy Debord écrira en 1967 dans La Société du spectacle : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » Debord jouera un rôle de passeur [4] à propos des médias entre le mouvement intellectuel et le mouvement social par le truchement de l’Internationale situationniste.

7Dans le monde des médias comme dans celui de la presse, la composante technique est minorée. On s’en tient encore à l’équipe de tournage masquée par le réalisateur et à l’atelier de labeur. Une jonction importante s’opère toutefois à la fin des années 1950, entre des sociologues, dont Georges Friedmann, et des professionnels des médias, qui maîtrisent la technique, Abraham Moles et Pierre Schaeffer. De cette rencontre naît une nouvelle analyse critique des mass media, conçue en grande partie – c’est une innovation – de l’intérieur. Friedmann analysait les rapports des genres de communication avec les aspects d’une société de masse : production, consommation, audience. En écho à Marcuse et en accord avec Schaeffer (ils coopèrent : le Cecmas et le Service de la recherche de l’ORTF sont créés la même année, en 1960), il estime que les médias constituent un agent de nivellement car ils accentuent la standardisation intellectuelle et affective. Ce que confirme Schaeffer à sa façon en paraphrasant la loi de Mariotte : « qualité des productions × quantité des diffusions = constante. »

L’autonomisation grandissante des systèmes techniques

8Dans l’après-guerre, le constat s’établit que la technique échappe à l’Homme. Des textes marquants paraissent. En 1945, l’anthropologue André Leroi-Gourhan analyse dans Milieu et techniques la relation entre les sociétés, leurs cultures et les techniques qu’elles produisent. Technique et civilisation du sociologue Lewis Mumford est traduit en français en 1950 ; La Question de la technique du philosophe Martin Heidegger, en 1953. Les illusions lyriques s’effondrent : on constate alors avec stupéfaction à la lecture de ce dernier ouvrage qu’on ne sait pas détruire un barrage hydroélectrique. En 1954, allant dans le même sens, le philosophe Jacques Ellul estime, dans La Technique ou l’enjeu du siècle, que l’arraisonnement de l’Homme et de son milieu par la technique est irréversible [5] (ces idées de Heidegger et de Simondon seront reprises par Herbert Marcuse dont l’influence marqua le mouvement de mai 1968). Le même raisonnement s’applique aux médias. En 1965, dans La Mémoire et les rythmes, André Leroi-Gourhan considère l’audiovisuel comme un « langage qui est en train de quitter l’Homme ». Il prévoit ainsi l’autonomisation des médias, convergeant avec Heidegger et Simondon, depuis une autre approche disciplinaire.

9Au cours de la décennie suivante, les années 1980, plusieurs mouvements qui militent pour le contrôle démocratique de la technique ouvrent largement le débat sur la communication [6]. Ce sont notamment le Groupe de liaison pour l’action culturelle et scientifique (Marie-Simone Detoeuf, Marcel Froissart), « Culture technique » soutenu par la revue du même nom (Jocelyn de Noblet), le Groupe d’ethno-technologie (Thierry Gaudin), auquel Jean-Marc Lévy Leblond apporte son soutien. Des auteurs de plus en plus nombreux de la communauté « infocom » y publièrent. Après une longue coupure, Régis Debray reprendra le flambeau avec la médiologie, un discours raisonné sur les effets symboliques de la technique.

10Les relations entre technique et communication sont multiples et enchevêtrées. La technique est une question sensible, toujours ouverte, pleine d’incertitudes, liée de multiples façons aux composantes idéelles et matérielles de la société. Pour reprendre la définition qu’en donne Pailhous, trois moments caractérisent l’acte technique : le projet, la réalisation, l’évaluation. L’acte technique n’est pas linéaire, l’évaluation peut tout remettre en cause. La notion de communication ne peut que refléter cette instabilité, cette dialectique permanente inhérente à la notion de technique.

Art et communication

11« L’art, c’est ce qui rend visible », disait Kandinsky. L’art est communication. Abraham Moles, confirme : dans toute forme (Gestalt) artistique, de nombreuses informations sont identifiables par le spectateur, ce qui fait que toute expression artistique est aussi information et communication [7]. Trois éléments ont joué dans l’évolution de la pensée sur la communication : la construction d’utopies ; le rapport entre art, industrie et production expérimentale ; les simulacres.

La construction d’utopies

12Dans l’entre-deux-guerres, l’apparition de la radio a frappé écrivains et artistes. Ils imaginent la radio comme un moyen de communication horizontale [8], préfigurant ce que seront quatre décennies plus tard radios et vidéos communautaires, puis plus tard encore, Internet. Bertolt Brecht inaugure cette ligne de pensée en développant dès 1927 une « théorie de la radio ». Il en critique l’usage dominant et suggère une alternative [9] : « La radio est à faire passer d’un rôle de distribution à un rôle de communication. On peut penser que la radio pourrait être le plus fantastique appareil de communication de la vie publique, un formidable système de canaux (Kanalsystem) ».

13Brecht la voit déjà comme outil de construction de lien social : « C’est-à-dire qu’elle serait […] non seulement pour émettre, mais aussi pour recevoir, donc pas seulement pour que l’auditeur écoute, mais aussi pour le faire parler, non pas pour l’isoler mais aussi pour le mettre en relation. »

14En 1930, le philosophe Brice Parain, après avoir évoqué la solitude de l’auditeur, reprend le même thème [10] « Pourquoi ne pas imaginer qu’il y aura des hommes, qui, simplement… écouteront tout ce qui viendra du monde, parleront au monde et lui diront tout ce qu’ils ont à dire, jusqu’au moment peut-être où ils entendront une voix qui répondra ? » En 1933, Filippo Marinetti, auteur italien du Manifeste futuriste, propose une alternative à la radio, la radia, qui abolira l’espace, le temps, l’unité d’action, le personnage théâtral et le public [11]. Dans les années 1970, les radios et vidéos communautaires fondées sur la communication horizontale reprendront ces propositions, principalement quant à la critique de la notion de public, car elle entérine l’opposition entre producteur et récepteur du message.

Arts-relais, industrie et production expérimentale

15Radio, cinéma et phonographie ne mettent-ils pas l’art en question ? C’est l’alerte que donne Walter Benjamin dès 1936 dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il y constate que la reproduction industrielle fait perdre son « aura » à l’œuvre d’art. À la même époque, Pierre Schaeffer, polytechnicien et musicien, tente au contraire de concilier art et industrie par une réflexion sur la spécificité de l’art radiophonique. Le cas est exemplaire. Schaeffer a une vocation littéraire, il a déjà publié des romans remarqués et voudrait faire de la mise en scène théâtrale. Affecté à la radio en 1935, ses espérances théâtrales s’effondrent. Mais il rebondit en créant les premières dramatiques radiophoniques. Il se rapproche de Jacques Copeau. Tous deux mettront au point la mise en scène radiophonique en 1942 lors d’un séminaire à Beaune ; jusqu’alors on déclamait encore devant le micro à la façon de Mounet-Sully, un des derniers acteurs dont on possède des enregistrements sur gramophone.

16Les notions d’« art-relais » et de production expérimentale, que l’on doit à Pierre Schaeffer et à son Service de la recherche, constituent des médiations innovantes entre les projets du domaine de l’art et les possibilités de l’industrie de l’audiovisuel. La notion d’art-relais sanctionne un état de fait : l’art s’exprime aujourd’hui directement par les moyens modernes de communication (vu que nous ne sommes plus dans la problématique de la reproduction de Walter Benjamin). « Cinéma, radio et télévision forment, avec la photographie et la phonographie, un vaste ensemble de moyens d’expression et de communication qu’on pourrait regrouper sous l’appellation générale d’arts-relais. »

17La notion de production expérimentale repose sur le fait que pour Schaeffer, la communication est hypothèse ; production et passage à l’antenne sont des actes analogues à des actes scientifiques, vérifiés ou non par la faisabilité de la production et par l’accueil du public. La série Un certain regard d’André Voisin, confirma l’hypothèse que la télévision permet aux scientifiques de confier au public des pensées intimes, telles celles de Philippe Oppenheimer quant à son rôle dans la mise au point de la bombe à hydrogène. Le monde des médias ne comprit pas à l’époque que la production d’une émission pouvait constituer une hypothèse, car il vivait et vit toujours sur le postulat d’utilité de ses productions. Aussi bien pensait-il que Schaeffer changeait tout le temps d’avis ; non, Schaeffer vérifiait ou infirmait. Cette notion de production expérimentale n’est que très peu passée dans les pratiques de communication. Parle-t-on, par exemple de sites Internet « expérimentaux » ?

Les simulacres

18Cette notion a connu un sort injuste. Elle est consubstantielle de celle d’arts-relais. Pour Schaeffer, l’image de la pellicule et celle de l’électronique ne sont pas des reproductions du réel [12]. Ce sont des trompe-l’œil, des illusions, non pas d’optique, mais d’existence. Les conséquences de ce constat sont nombreuses. Citons-en quelques-unes. La mise en scène radiophonique gère des simulacres ; le séminaire de Beaune montre que pour être crédibles, ces simulacres doivent revêtir des formes spécifiques liées au média qui les porte. La notion de « machine à communiquer » que travailleront Friedmann, Schaeffer, Moles et Escarpit est conçue comme productrice, réceptrice et émettrice de simulacres. Cette notion qui s’inscrit dans l’évolution de la conception de la technique décrite plus haut intègre par essence l’Homme par son activité sémiotique d’interprétation desdits simulacres. Les simulacres requièrent une scénographie spécifique accordant une attention particulière à la représentation de l’espace et à sa gestion.

19Le simulacre est le produit d’une technologie de l’illusion qui évolue en même temps que les techniques. Dans un article célèbre, Umberto Eco avait signalé que sa fonction anthropologique est de duper de mieux en mieux les sens de l’Homme [13]. L’histoire des médias, de l’archéo-cinéma à la réalité virtuelle, vérifie cette hypothèse [14].

20L’art est un capteur ultrasensible des évolutions de la société, de son imaginaire, de ses aspirations. Générateur d’utopies, il anticipe parfois de très lointaines concrétisations. Technique, art et communication ont produit de nouveaux concepts dans la période de référence. Production expérimentale, arts-relais et simulacres en sont des exemples qui, à la date d’aujourd’hui, n’ont toujours pas droit de cité dans la communauté scientifique.

Mouvement social et théorisation des pratiques

21Au tournant des années 1960-1970, a-t-on dit, le mouvement social [15] considère la pratique des médias légers comme un acte militant de protestation et mobilise de nombreux groupes. Les militants de la vidéo communautaire englobent dans leur vision les acteurs, le terrain, l’action revendicative et le témoignage rapporté. Enfermés encore dans la représentation technicienne de la technique, dominante jusqu’au milieu des années 1970, beaucoup d’auteurs n’accordèrent pas d’attention au détournement d’usage de ces caméras prévues pour filmer les dîners de famille. En 1985, c’est ce que releva avec courage, dans cette ambiance, Anne-Marie Laulan dans son livre La Résistance aux systèmes d’information (Retz, 1986) où elle montre, exemples à l’appui, que l’injonction d’utiliser des dispositifs tout prêts se heurte à la résistance des usagers. On doit au mouvement social dans cette période une conception théorique de l’appropriation collective des moyens de communication et une ouverture de l’espace public à la communication par les médias légers.

L’appropriation collective des médias

22Dans les années 1970, diverses militances – en Belgique, en Bolivie, en Californie, en France, en Italie, au Québec notamment – considérèrent la vidéo légère et la radio comme instrument de revendication et de lutte. Se construisit ainsi progressivement une réflexion sur l’appropriation collective des médias. Le monde académique n’est pas intervenu – sauf rares exceptions – dans ce processus. Par contre, la revue trimestrielle Interférences, créée par Antoine Lefébure en décembre 1974 (qui parut jusqu’au début des années 1980), joua un rôle important auprès de son public, composé en grande partie d’animateurs des quartiers pratiquant la vidéo légère. Interférences a contribué par une critique des médias de masse et par la diffusion de pratiques innovantes à cette théorisation collective et à l’élaboration d’une pratique alternative démocratique. Les auteurs de référence furent notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari (Anti-Œdipe : la communication libidinale), Herbert Marcuse (L’Homme unidimensionnel : la fausse conscience de la technique), Hans Magnus Enzensberger (Culture ou mise en condition : le mensonge moderne de masse), Jean Baudrillard (Pour une critique de l’économie politique du signe) et Armand Mattelart (Mass media, idéologies et mouvements révolutionnaires). Une autre revue, Terminal, d’inspiration cédétiste, qui existe toujours, joue un rôle analogue en ce qui concerne les aspects sociaux de l’informatique.

Le centre de ressources audiovisuelles

23Le deuxième exemple, connexe au précédent, est celui des « centres de ressources audiovisuelles ». Au début des années 1970, le PSU lança un grand débat sur l’expérimentation sociale : en vue de l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers, il est démocratique d’y expérimenter de nouveaux services. On retrouve ici pour la communication, comme chez Schaeffer, le statut d’hypothèse à tester. Parmi ces nouveaux services figurait en bonne place la formation des habitants à la vidéo légère pour exprimer leurs aspirations, leurs revendications et pour rapporter – afin de les aider à « décrire » – des situations intolérables, dans le monde du travail notamment. À cette fin, des lieux d’accès public furent créés pour former à la vidéo, pour monter les émissions, pour les projeter sur place et pour en débattre en attendant que des circuits câblés en permettent la diffusion dans les logements. Le Vidéographe de Montréal et le centre de ressources de la Villeneuve de Grenoble sont des références emblématiques de cette expérimentation [16].

24Les animateurs chargés de ces actions forgèrent bientôt une conception du rôle du centre de ressources audiovisuelles comme outil de construction de la démocratie par une nouvelle forme de délibération : la production et la discussion collectives de messages audiovisuels. Ici aussi, le monde académique s’implique peu. Cette lignée de pensée fut relayée par le Service de la recherche de l’ORTF, puis par l’INA (Pierre Corset, Régine Chaniac, Michel Souchon) et l’Ofrateme [17]. Au milieu des années 1970, Schaeffer propose une théorie des « réseaux spécifiques de communication sociale », alimentée par l’expérience d’une radio singulière [18], Antélim. On retrouvera bien des années plus tard, à partir de 1996, la même philosophie, d’une part dans les « espaces publics numériques » qui sont l’équivalent informatique des centres de ressources audiovisuelles, et d’autre part dans de nombreuses pratiques communicationnelles sur Internet [19].

Conclusion

25Le statut de la communication a été examiné ici dans ses parcours chaotiques, entre 1950 et 1975, avec l’art, le mouvement social et la technique. Ces trois pôles ont de multiples rapports entre eux et nombreux furent dans la période de référence les passeurs de l’un à l’autre, voire aux trois. Une bonne trentaine en ont été cités dans les lignes qui précèdent sans souci aucun d’exhaustivité. Deux de ces pôles ont été fortement moteurs : la technique et le mouvement social. La technique a suscité dans l’après-guerre de fortes inquiétudes pour l’avenir de la société et des systèmes médiatiques qui deviennent les forteresses du pouvoir. Avec le recul, la réaction du mouvement social apparaît avec netteté : il s’est agi de combattre et de contourner ces forteresses et de construire une alternative démocratique. L’instrument de la riposte sera l’appropriation collective des médias et la création d’un nouvel espace public, où l’opinion pourra se familiariser par la pratique avec les nouveaux outils de la communication. Dans ce triptyque, l’art a été un fournisseur d’idées et de concepts. La construction d’utopies communicationnelles pour renforcer le lien social, la création des notions d’arts-relais et de production expérimentale, la notion de simulacre en tant que figure centrale de la virtualité médiatique illustrent ses apports.

26La notion de communication qui se forge dans un pareil cadre est en tension perpétuelle, modifiée sans cesse par les multiples liens qu’elle entretient avec la société. L’hypothèse qui en découle est qu’ainsi comprise, cette notion est d’essence dialectique. Elle se démarque fortement d’autres conceptions de la communication qui se développent en même temps dans d’autres régions et dans d’autres milieux. Elle ne se superpose pas à la communicatio socialis de l’Église catholique ni à celle du fonctionnalisme américain. Le terme « communication » recèle ainsi une multiplicité de sens qui est source de confusion et appelle une clarification.

Notes

  • [1]
    Au Cecmas, travaillèrent notamment Roland Barthes, Christian Metz, Edgar Morin et Violette Morin. La revue Communications y fut fondée et fut longtemps le seul vecteur scientifique français dans le domaine.
  • [2]
    Jean-Claude Quiniou et Jean-Marc Font, Ordinateurs : mythes et réalités, 1970.
  • [3]
    Jacques Perriault, « Sur le bon usage de l’informatique en sciences humaines », Revue internationale des sciences sociales, t. XXIII, n° 3, 1971.
  • [4]
    Ce fait est rarement souligné. Voir Cahiers de Médiologie, n° 1.
  • [5]
    Voir l’article d’André Vitalis dans ce numéro.
  • [6]
    Jacques Perriault, « Culture technique. Éléments pour l’histoire d’une décennie singulière : 1975-1985 », Cahiers de Médiologie, n° 6.
  • [7]
    Voir Abraham Moles, Théorie de l’information et perception esthétique, Paris, Flammarion, 1958, et Sociodynamique de la culture, La Haye, Mouton, 1967.
  • [8]
    Voir dans ce numéro les articles de Marie Le Gall et Mathilde Charpentier, et de Paula Capra.
  • [9]
    « Radio. Eine vorsintflutliche Erfindung ? » in Bertolt Brecht, Gesammelte Werke in 20 Bänden, t. 18, Tsd., Frankfurt am Main.
  • [10]
    Cité dans Interférences, n° 10, 1979.
  • [11]
    F. T. Marinetti et P. Masnata, « La Radia, manifeste futuriste, 1933 », repris dans Interférences (technique, media, société) [nouvelle série], n° 2, « Radio, mon amour », 1982.
  • [12]
    Pierre Schaeffer, Machines à communiquer. Genèse des simulacres, Paris, Le Seuil, 1970, p. 22 sq.
  • [13]
    Umberto Eco, « Pour une reformulation du signe iconique », Communications, n° 33.
  • [14]
    Jacques Perriault, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audiovisuel, préface de Bertrand Gille, Paris, Flammarion, 1981.
  • [15]
    Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1976.
  • [16]
    Voir l’article de J.-P. Lafrance dans ce numéro.
  • [17]
    La notion de centre de ressources a été forgée par une équipe de l’Ofrateme qui comprenait notamment Jacques Auclerc-Galland, Alain Chaptal, Robert Chesnais et Christian Malapris. Cette équipe fut chargée de la mise en place de la vidéo communautaire dans le quartier de l’Arlequin à Grenoble, en relation avec Daniel Populus, responsable du projet.
  • [18]
    Voir l’article de Mathilde Charpentier et Marie Le Gall dans ce numéro.
  • [19]
    Michel Arnaud et Jacques Perriault, L’Accès à Internet dans les espaces publics, Paris, PUF, 2002.
Français

Depuis le début des années 1960, l’information et la communication font en France l’objet de réflexions et de pratiques dispersées. Elles ont bénéficié à la fois de l’inquiétude des philosophes sur le devenir de la technique et d’apports extérieurs aux sciences sociales, avant que celles-ci ne finissent par les intégrer dans leurs problématiques. Ces apports proviennent notamment de trois milieux : le milieu des techniciens des médias, le milieu artistique et le mouvement social.

Mots clés

  • technique
  • art
  • communication
  • information
  • théorie de la pratique
  • mouvement social
Jacques Perriault
Jacques Perriault est professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris X - Nanterre (laboratoire Cris-Series). Ses recherches principales concernent les normes et standards pour l’accès au savoir en ligne, la géopolitique des réseaux numériques, et les pratiques et logiques d’usage des machines à communiquer. Parmi ses plus récents ouvrages, on peut citer : L’Accès au savoir en ligne (avec M. Arnaud, Odile Jacob, 2003) ; L’Accès à Internet dans les espaces publics (PUF, 2003) ; Éducation et nouvelles technologies, théorie et pratiques (avec V. Paul, Nathan Université, 2003).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24094
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...