1Cet article [1] aborde les réseaux de savoirs indigènes face aux usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) selon trois aspects : la relation entre savoirs, organisation sociale et pratiques d’information et communication, au sein des communautés indigènes ; le recours à des dispositifs technologiques flexibles et hybrides correspondant à des mentalités et des traditions culturellement complexes ; l’innovation technique dérivant des changements sociaux, et vice-versa.
2On pense à tort que les peuples indigènes ne sont pas capables de comprendre les usages des TIC parce qu’ils ne disposent pas de ressources économiques et technologiques abondantes et modernes. Cependant, en observant de près les modalités d’appropriation des technologies développées chez eux, on s’aperçoit que la richesse économique n’est pas un facteur essentiel. En revanche, la possibilité de créer et de distribuer des informations à partir d’une logique communautaire structurée en réseaux (la « communication réticulaire ») a sauvegardé les savoirs de ces peuples malgré 500 ans de colonisation (Bonfil Batalla, 1991). En dépit de l’idée reçue selon laquelle les peuples autochtones ne disposent que d’une infime capacité d’innovation en matière de TIC, notre enquête [2] montre une participation de haut niveau via des pratiques tout à fait singulières.
3Les questions relatives à l’accès et à l’infrastructure technologique, à la fracture numérique ou à la « société de l’information » ne sont pas évoquées ici. Cette recherche sur les cultures indigènes ne concerne pas, non plus, le mouvement néo-zapatiste ; notre champ d’étude concerne les usagers des TIC qui se trouvent dispersés dans l’ensemble du Mexique et, au-delà, dans l’ensemble des communautés autochtones d’Amérique [3].
4Nous partons de plusieurs interrogations. Quelles pratiques d’information et de communication sont adoptées par les cultures indigènes confrontées à l’arrivée des TIC, de façon à minimiser la désintégration et la disparition de leurs savoirs millénaires ? Depuis quand, comment et pourquoi les peuples autochtones cherchent-ils à s’équiper avec des technologies modernes ? Comment arrivent-ils à intégrer les TIC dans les modèles de communication traditionnels ? L’organisation communautaire [4] étant l’une des forteresses de leurs modes de communication (Paoli, 2001), quelle importance jouent les réseaux techniques ? Arrivent-ils à influencer leur organisation sociale, à l’affaiblir ou bien à la fortifier ? C’est à travers les réponses à ces questions qu’on peut suivre et comprendre les innovations techniques et les principaux changements sociaux opérés sur leurs territoires [5].
Des pratiques préexistantes qui favorisent l’adoption des TIC
5Au point de départ de notre recherche, rappelons que les cultures indigènes du Mexique ont développé depuis longtemps certains systèmes d’information et de communication en étroite relation avec leur vision du monde. La marginalisation qu’elles subissent depuis l’arrivée des Espagnols au xvie siècle, et encore à présent, rend leurs pratiques culturelles incomprises et même récusées par l’État ainsi que par une grande partie de la société mexicaine [6].
6Ces méthodes d’information et de communication concourent au sauvetage de langues et cultures en risque de disparition. La communication par la parole et le dessin domine, et cela de façon aussi importante que l’écriture pour d’autres cultures. Leurs langues n’ayant pas été écrites en raison des restrictions imposées par le système officiel (qui encourage peu leur utilisation dans l’éducation scolaire et la presse), les communautés indigènes ont plutôt utilisé la radio communautaire et la vidéo, comme medium principal de communication aux niveaux local, régional et international. Ces pratiques leur ont sans doute permis de se familiariser assez rapidement avec des technologies plus avancées comme les ordinateurs, Internet ou les téléphones portables. Avant même l’arrivée des TIC, il existait chez eux une tradition de « travail communicationnel » (Miège, 2000) et une organisation sociale réticulaire créant des « réseaux de correspondants électroniques indigènes ».
7La conception des TIC dans les cultures indigènes s’inscrit dans une conception circulaire du temps et de l’espace. C’est leur temps long. De ce point de vue, telle ou telle technologie ne peut pas passer de mode, car il n’y a pas de temps linéaire dans leurs pratiques quotidiennes et dans leur vision du monde. Toute technologie utile à la communauté doit être considérée comme susceptible d’être adoptée définitivement [7]. C’est pour cette raison qu’on trouve dans les communautés autochtones des outils très diversifiés permettant de faire circuler la communication : haut-parleurs, radios, cassettes enregistrées, téléphones portables, etc.
Un dispositif dont la flexibilité est à l’épreuve
8Les TIC possèdent une énorme flexibilité (Flichy, 1995) qui sied aux intérêts des populations autochtones, en étant capable de répondre à des mentalités très complexes. Étant habitués à une vision plurielle du monde (mélangeant héritage amérindien et apport européen), ces populations utilisent et combinent toutes les technologies de communication traditionnelles et modernes, allant des conversations quotidiennes jusqu’aux téléphones portables, en construisant selon leurs besoins et leurs ressources, les dispositifs technologiques les plus divers (Paquienséguy, 2006).
9Le dispositif technologique, cette possibilité que chacun a de construire son propre système d’information et communication, est ainsi mis à l’épreuve. Il s’agit de faire arriver une information importante par n’importe quel moyen : c’est une suite de voix, d’images, de câbles, d’annonces radio, de téléphones portables et autres « PDA » [8] qui se combinent pour faire arriver l’information à un destinataire situé à des centaines des kilomètres de leurs territoires (Gómez Mont, 2005). Il peut s’agir, par exemple, d’une paquet contenant un message enregistré dans une cassette, qui sera transporté par mulet ou en vélo, au sommet de la montagne afin d’être transmis à d’autres par un poste de radio, touchant certains villages très éloignés par des haut-parleurs et permettant de relayer l’information jusqu’à qu’elle arrive dans un endroit doté d’un accès Internet. Voilà le parcours que peuvent suivre des informations arrivant à un destinataire final, situé probablement aux États-Unis ou au Canada. Cette chaîne de transmission (humaine et technique) recourt à plusieurs dispositifs de communication, parfois séculaires, mais tous bien actuels et utiles pour les intéressés.
Une nécessaire écriture des langues mais qui ne chasse pas l’oralité
10Avec l’arrivée des TIC, les peuples indigènes ont commencé à écrire leurs langues car à la différence de la machine à écrire, l’ordinateur leur donnait une certaine autonomie, tant pour créer de nouveaux graphismes que pour diffuser des textes sans passer par les éditeurs officiels. Au Mexique, on parle plus de 62 langues et 21 dialectes : 83 façons donc d’interpréter le monde. Or, à cause de l’exode rural, les langues locales disparaissent à grande vitesse. En les écrivant, on fixe une norme grammaticale et à partir de celle-ci il est possible de les retransmettre aux générations futures. La langue est fondamentale pour les cultures autochtones, car c’est leur principal ancrage identitaire, après le territoire. Actuellement on compte un certain nombre de dictionnaires de langues amérindiennes sur divers sites Web [9]. Ceux-ci permettent d’entamer le dialogue avec plusieurs groupes ethniques. De même, on peut y lire des contes en six ou sept langues, de façon simultanée [10].
11Cependant, il faut souligner que même si leurs langues commencent à être écrites, les communautés indigènes du Mexique (et des autres pays d’Amérique latine) privilégient encore la communication orale. C’est ainsi qu’actuellement, couplant informatique et oralité, elles figurent parmi les usagers les plus fréquents du logiciel de téléphonie gratuit sur Internet, Skype, ce qui leur permet de parler avec leurs familles résidant aux États-Unis, au Canada ou dans le reste du Mexique.
Les TIC face aux savoirs indigènes
12Dans la culture indigène, on trouve une étroite et inséparable relation entre le territoire et la culture. Les savoirs, à la différence de ceux des Occidentaux, ne sont pas formalisés et se transmettent par voie orale. Ils appartiennent à l’ensemble de la communauté, ce qui induit qu’il n’existe pas d’auteur individuel reconnu et donc pas de propriété intellectuelle. Toutefois, l’existence de brevets sur leurs pratiques traditionnelles obtenus par de grandes compagnies transnationales pousse les communautés à coder et enregistrer leurs savoirs afin qu’on leur reconnaisse un droit d’auteur.
13Pour comprendre la formation des pratiques informationnelles dans les communautés indigènes, il faut d’abord souligner l’importance pour le monde actuel de leurs savoirs. On y découvre une information stratégique (Huenchan, 2002) permettant de résoudre certains problèmes auxquels doit faire face l’humanité, notamment l’environnement (biodiversité) et la santé (médecine traditionnelle).
14En naviguant sur Internet, on peut ainsi trouver plusieurs sites indigènes consacrés à la diffusion de la médecine traditionnelle. On y présente des remèdes très anciens [11] et notamment certaines pratiques utilisant le pouvoir médical des plantes. Sur certains sites, on trouve des photos où l’on peut apprécier comment soigner un malade, ou bien, à travers une vidéo, on peut voir les rites qu’il est nécessaires d’accomplir avant la naissance d’un enfant. Auparavant, toutes ces informations étaient réservées aux seuls initiés. Aujourd’hui, pour faire face aux menaces représentées par des intérêts extérieurs à leurs cultures, les communautés amérindiennes elles-mêmes ont commencé à diffuser leurs propres savoirs, afin de créer une relation légale entre les contenus et les auteurs.
15Quelles transformations peuvent connaître les savoirs indigènes une fois qu’ils ont été ainsi codés et diffusés sur Internet ? Quelles relations établissent ces savoirs quand ils font désormais partie des circuits commerciaux ? Quelles caractéristiques assument les savoirs collectifs traduits selon les principes de l’informatique et d’Internet ? Jusqu’à quel point sont-ils dénaturés, rédigés en numérique et accessibles pour des utilisateurs extérieurs à leurs communautés et à leurs cultures ?
16Nous n’avons pas encore la réponse à toutes ces questions, mais la voie qui est désormais prise par les peuples autochtones est de faire reconnaître par l’ensemble de la communauté humaine leurs droits traditionnels, et cela en utilisant le plus largement possible l’outil informatique international.
L’utilisation d’Internet par les réseaux de femmes
17Les savoirs dans les communautés résident principalement chez les femmes et les hommes âgés, qui sont les principaux responsables de la socialisation des jeunes générations. En outre, les femmes sont largement en charge de la santé de la famille grâce à la pratique de la médecine traditionnelle.
18Les femmes indigènes ont un accès restreint aux TIC à cause des longues tâches qu’elles doivent accomplir pendant la journée. Cependant, elles sont en mesure non seulement de transmettre les pratiques culturelles ancestrales, mais aussi d’innover et de créer, notamment dans le domaine artistique et artisanale (musique, poésie, peinture, céramique, tissage, etc.). On trouve parmi elles de remarquables « interprètes », sachant traduire leur vision du monde dans les langages des médias modernes : cinéma, radio, vidéo et, récemment, sites Web.
19De même que leurs compagnons masculins, les femmes comprennent l’importance d’établir des liens, au niveau national comme international, avec les autres peuples autochtones afin de conserver, transmettre et renouveler leurs savoirs. Ces pratiques sont tout à fait nouvelles [12] car, depuis le début de la colonisation, une grande partie des cultures indigènes du continent étaient restées isolées, la communication entre elles étant des plus difficiles à rétablir.
20Actuellement, les organisations de femmes indigènes ont créé des liaisons continentales allant de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu [13]. Les sites qu’elles animent contiennent notamment des nouvelles courantes, des informations pratiques ou culturelles, des forums, des chats, des photos, des vidéos, des blogs, ainsi que des offres de produits artisanaux ou médicaux.
21Ces organisations ont trouvé dans l’utilisation d’Internet la possibilité de se constituer en réseaux pour la vente de leurs produits, jusqu’à un niveau international. Sur leurs sites, on trouve des descriptions très détaillées de la manière dont elles créent leurs produits. Dans leurs textes, il y a des éléments sur l’histoire de leurs communautés et sur la condition sociale (marginale) dans laquelle elles se trouvent. Le site remplit ainsi plusieurs fonctions : diffusion de marchandises et dénonciation politique, médiatisation pour établir des liaisons avec d’autres groupes ethniques dans la même situation, création de repères pour établir une communication avec d’autres peuples autochtones, à travers des sites Web [14] ou l’échange de courriels.
Conclusion
22Étudier les systèmes d’appropriation technologique des peuples autochtones est un défi pour la recherche qui peut aboutir à des résultats fascinants. Actuellement, nous constatons la résurgence de ces communautés tout au long du continent américain ainsi que dans d’autres parties du monde (Afrique et Asie). Les peuples autochtones demandent à participer aux scènes mondiales de représentation sociale afin d’empêcher la disparition de leurs langues et cultures. Pour eux, comme pour le reste du monde, avoir une présence sur Internet devient fondamental.
23Les communautés indigènes mexicaines constituent un terrain important d’étude de ce phénomène, étant donné l’immense héritage que ces cultures ont su conserver jusqu’à nos jours, et cela, en grande partie, grâce à la possibilité de transmettre et de conserver leurs savoirs à travers des systèmes d’information et de communication complexes. Cependant, il ne s’agit pas seulement de parler du passé et de la tradition, mais de découvrir, à partir des logiques communautaires, des innovations communicationnelles.
24La relation entre TIC et cultures indigènes est fondamentale, car d’elle dérivent certaines pratiques innovantes, mais méconnues par la plupart des « décideurs ». Ces organisations sociales possèdent une logique réticulaire très forte, construite dans la longue durée, et elles bénéficient ainsi de solides modèles communicationnels utilisant des réseaux multiples et complexes. C’est pour cette raison que l’appropriation et la maîtrise des TIC leur furent relativement faciles. La création des savoirs dans les cultures indigènes forme une école d’apprentissage importante due à la vaste expérience dont elles disposent pour la transmission d’informations et la création de modèles de communication en réseaux.
25Enfin, il ne faut pas oublier que si le développement technologique a permis la réalisation de nouvelles formes de communication respectant l’héritage culturel amérindien, celles-ci sont aussi enracinées dans une prise de conscience universelle qui est apparue à partir des années 1970. Les TIC ne sont venues que quelques années plus tard prêter main forte à ce réveil culturel. En quelque sorte, l’outil est venu répondre au besoin.
Notes
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[1]
Le présent article est basé sur une communication présentée au colloque d’hommage à Bernard Miège, Penser les sciences de la communication : questions vives, 28 septembre 2006, Grenoble.
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[2]
Notre recherche, « Les usages sociaux des NTIC et la multiculturalité des peuples indigènes », fait partie d’un programme interdisciplinaire de l’Unam (Université nationale autonome de Mexico) intitulé « Société de la connaissance et diversité culturelle » et coordonné par Léon Olivé.
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[3]
Il est assez difficile de délimiter un terrain de recherche sur les TIC utilisés par les peuples indigènes car les équipements informatiques dont ils font usage ne se trouvent en général ni chez eux ni sur leurs lieux de travail. Aussi, nous commençons par des contacts directs et personnels avec les utilisateurs potentiels, ce qui nous permet d’identifier les outils de communication qu’ils utilisent, que ce soit Internet, des vidéos, des CD, des cassettes ou des portables
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[4]
La communauté est une structure globale, économique, politique, sociale et culturelle dont tout indigène est membre. Celle-ci est largement fondée sur l’organisation des activités agricoles et artisanales. De plus, le sens communautaire est la base de l’« identité » de ceux qui ont migré vers d’autres villes ou à l’étranger.
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[5]
Le territoire est un concept d’une grande importance pour les peuples autochtones. Le territoire est un lieu physique – la terre et ses ressources – intimement lié à la culture humaine qui s’y est développée. C’est aussi l’emplacement où les ancêtres sont enterrés. Le territoire est donc « inaliénable ».
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[6]
Au niveau officiel il existe une version très simplifiée et parfois folklorique de la complexité de leurs cultures.
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[7]
Premier séminaire et atelier sur l’utilisation des TIC chez les peuples indigènes du Mexique : Las cosas que vienen de afuera, Oaxaca, mai 2002.
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[8]
Personal Digital Assistant.
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[9]
Par exemple, le site officiel de la Comisión para el desarrollo de los pueblos indígenas : <www.cdi.gob.mx>. Quelques sites indigènes proposent aussi des lexiques et des vocabulaires sommaires comme une manière d’introduire les autres à leur culture.
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[10]
Voir le projet Hacedores de palabras : <http://www.e-indigenas.gob.mx/wb2>.
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[11]
Voir le site de l’Organisation des médecins indigènes du Chiapas : <www.medicinamaya.org>.
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[12]
Même si elles existaient entre les peuples amérindiens avant l’arrivée des Espagnols, ces liaisons ont été interrompues durant cinq siècles.
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[13]
Voir notamment le site <http://enlace.nativeweb.org>.
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[14]
En général, on a de la peine à trouver les sites Web indigènes sur Internet, même en utilisant des moteurs de recherche tels que Google ou Yahoo. Il faut tracer un long chemin et faire preuve d’une bonne stratégie pour parvenir à leurs URL.