1Les élections de 2006 au Brésil ont montré l’ampleur du divorce entre les médias et l’électorat brésilien, la distance entre la perception de la chose politique par les médias et par le public. Le 8 octobre 2006 se produisit le premier débat entre les deux candidats du second tour, le Président sortant Lula et son challenger de droite (ou de centre-droit), l’ex-gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, présenté par le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB). Ce politicien s’était fait la réputation de quelqu’un de très calme, même zen, et s’était attiré par là une série de critiques de ses supporters, qui le sommaient d’attaquer avec plus de vigueur le candidat du Parti des travailleurs (PT), surtout en matière d’éthique, du fait des scandales qui avaient terni l’image du parti qui, jusqu’à son accession au pouvoir en 2003, s’était présenté comme étant le plus moral du Brésil. Lula a raté de très peu – moins de 1 % – sa victoire au premier tour, et Alckmin a dépassé les 40 %, score nettement supérieur à celui auquel tous s’attendaient (30 à 35 % dans les sondages). La raison est claire : la semaine précédant l’élection, un groupe de petistas, engagés dans la campagne de leur candidat pour la fonction de gouverneur de l’État de São Paulo, avait été arrêtés au moment où ils s’apprêtaient à acheter un dossier plein d’accusations envers le candidat du PSDB. Les photos des billets de banque qu’ils portaient sur eux furent publiées à moins de 48 heures des élections, et ce genre d’image a d’ordinaire un effet dévastateur sur l’opinion publique. Lula fut donc mis en ballottage. Un énorme espoir saisit alors les supporters de l’ex-gouverneur de São Paulo, qui se prépara pour le débat.
2Au Brésil, les débats télévisés ont fini par prendre une forme rituelle. D’après la loi et les décisions des tribunaux électoraux, on doit inviter dans les débats tous les candidats, ou au moins ceux – quatre, cinq ou six – qui ont le plus de chances d’après les enquêtes d’opinion publique. Les autres sont alors invités à un débat séparé, en étant étiquetés – avec une méchanceté peut-être involontaire – candidats « folkloriques ». Les candidats se posent des questions les uns aux autres, selon un tirage au sort. Un candidat auquel une question a été adressée ne peut être le destinataire d’une nouvelle question. Ceux qui sont attaqués dans leur réputation ont un droit additionnel de réponse. Souvent un dernier bloc de questions (chaque bloc durant 15 à 20 minutes) est à la charge des journalistes de la chaîne de télévision responsable du débat. Tout cela est censé mener à une certaine égalité des chances. Mais, en fait, tous les opposants, soit au candidat sortant (la réélection est récente au Brésil), soit à celui qui a le plus d’intentions de vote dans les enquêtes, finissent par se poser des questions destinées à mettre celui-ci en cause. Par exemple : « M. X (demande un candidat de gauche à celui de droite), ne pensez-vous pas que le candidat Y (le Président sortant ou le favori des enquêtes) a un bilan assez pauvre en matière de politiques sociales ? » (les politiques sociales étant un must dans le débat brésilien – on devine aisément pourquoi, dans un pays où les inégalités sociales sont très prononcées). Cela implique que les candidats sortants ou en tête des intentions de vote n’ont aucun intérêt à participer à des débats. Si Lula fut attaqué par le PSDB parce qu’il n’est apparu dans aucun débat, le candidat du PSDB au gouvernement de São Paulo, José Serra, élu au premier tour, adopta exactement la même stratégie. Elle est rationnelle, elle est neutre, elle vaut pour tous.
Un adversaire de Lula agressif lors du débat télévisé
3Le 8 octobre, les Brésiliens s’attendaient donc à quelque chose d’inédit. Un Président sortant allait débattre avec son adversaire. La réélection n’existant que depuis 1997, un seul Président avait pu la briguer avant Lula : Fernando Henrique Cardoso, en 1998. Il s’était refusé de débattre au premier tour – et il n’y eut pas de second tour. En 2002, il ne pouvait plus être réélu. Ce ne fut donc qu’en 2006 que, pour la première fois, un chef de l’État alla débattre avec quelqu’un qui le contestait. Et Alckmin fut impitoyable. Il n’était plus le politicien zen, à l’allure de chef d’État, qu’on avait vu à la télévision pendant des années. Il disait : « Lula, você… ». Il faut expliquer l’usage des pronoms dans le portugais parlé au Brésil. Il existe le tu, mais il n’est utilisé que dans les deux États du Sud, certains quartiers de Rio de Janeiro, dans la ville paulista de Santos, dans certaines régions du Nord-Est et en Amazonie. L’emploi du tu est confiné à environ 15 % de la population. Il fut remplacé, le long des xixe et xxe siècles, par você, une contraction de vossa mercê, quelque chose comme « votre seigneurie », qui devint vosmecê et finit par perdre son caractère formel pour devenir une forme assez proche et douce de contact. Il est bien plus usité que le tu français. Il est souvent automatique. Il serait impensable par exemple de vouvoyer (c’est-à-dire d’appeler o senhor, a senhora) une personne jeune. Par contre, il peut exister une hiérarchie dans certains emplois des pronoms de la deuxième personne : on ne dit pas você au Président de la République – du moins en public – on lui donne du o senhor ; de même à ceux qui détiennent des postes d’autorité ; ceux-ci pourraient néanmoins dire você à leurs ministres ou aux citoyens en général. Les formes de traitement ne sont pas réciproques. Elles expriment des inégalités : l’âge, avant tout, ou la classe sociale, parfois. On ne peut confondre ces deux sortes d’inégalité, dont la première est très douce et la deuxième est autoritaire. Dans un débat entre le Président et son challenger, la normale serait que les deux se disent o senhor ou, si le Président en prenait l’initiative et seulement dans ce cas, d’employer réciproquement le você.
4On pourrait aussi s’adresser à tous les candidats de la même manière, en les appelant « candidat » ou en leur donnant leurs titres : « M. le Président », « M. le Gouverneur », « Mme la Sénatrice », « M. ou Mme un tel, une telle ». Or, ce qui sembla hors propos fut ce que fit Alckmin : dire você, donc presque tutoyer le Président de la République – qui, pour sa part, l’appela « M. le Gouverneur » et lui dit o senhor presque tout le temps. En plus Alckmin lui dit au moins une fois : « Lula, você mente », quelque chose entre « Lula, vous mentez » et « Lula, tu mens ». Le Président demanda alors au médiateur un droit de réponse – qui lui fut refusé. Cette demande et ce refus ne furent connus que quelques jours après, mais posèrent la question de la neutralité des journalistes et des médiateurs : si accuser son adversaire de mentir et d’être corrompu ne donne pas le droit de réponse, dans quels cas celui-ci sera-t-il accordé ?
5Immédiatement après le débat, les pages Web des journaux commencèrent des enquêtes auprès de leurs lecteurs on-line afin de savoir qui avait été victorieux. Environ 55 à 60 % des répondants considéraient qu’Alckmin l’avait emporté. Pourtant ce fut ce débat qui mena Alckmin à sa perte, lui qui perdit deux millions et demi de voix entre les deux tours. Il n’y eut pas d’analyse sérieuse dans la presse de ce phénomène. Probablement parce que les médias en général soutenaient Alckmin et qu’ils avaient souhaité sa tactique d’attaque du deuxième tour. Juste après le 29 octobre, et la victoire écrasante de Lula avec environ 60 % des voix, la presse se fit un devoir de signaler que le Président l’avait emporté là où il y a le plus de pauvres, là où les indicateurs sociaux sont les moins bons, là où il y a une qualité inférieure d’information, là où les programmes fédéraux d’aide sociale, tel le Bolsa Familia, jouaient un rôle plus important. Une explication clientéliste se dégagea donc, implicite dans les journaux, explicite dans les lettres de leurs lecteurs qu’ils publiaient en grand nombre : le gouvernement avait acheté les électeurs moins soucieux de la morale (les pauvres) contre l’avis de ceux qui s’en soucient vraiment (les riches et la classe moyenne).
Pourquoi la stratégie d’attaque d’Alckmin a échoué
6Plusieurs facteurs peuvent expliquer la défaite d’Alckmin. D’abord, le candidat des forces conservatrices a connu un problème de cohérence de personnalité. Il changea sa persona, celle d’un politicien modéré, qui se targuait de ne pas attaquer le Président et de parler non pas de politique, mais des politiques (politique de la santé, politique agricole, politique financière, etc.), en essayant de prendre le profil du fonceur, de celui qui n’épargne pas sa proie. C’est exactement la même mésaventure que connut le Premier ministre Laurent Fabius en 1985, dans son débat perdu face à Jacques Chirac, en ayant voulu se montrer pugnace et agressif. Ensuite, et c’est plus important : son changement de stratégie est dû à une mauvaise compréhension, par l’élite du centre-droit, des électeurs les plus pauvres. La joie des supporters d’Alckmin, la nuit du 1er octobre, s’expliquait par deux raisons. Primo, ils détestaient Lula et étaient ravis de voir leur candidat tenir les propos qu’ils désiraient ; ils se reconnaissaient donc en lui, il devenait leur procureur. Secundo, ils craignaient qu’Alckmin ne fût trop bien élevé, qu’il ne sût donc pas s’adresser à l’électorat pauvre. Or, soudain, ils le voyaient en train de cogner – et ils en déduisaient que maintenant les pauvres, les non-cultivés, allaient apprécier cet homme qui parlait morale au chef des immoraux, et qui lui parlait sans le ménager, sans lui donner le respect dû à un Président de la République décent.
7Ce fut là l’énorme erreur non seulement d’Alckmin et des leaders de sa coalition, mais aussi d’une large quantité de ses électeurs : ils se firent une idée condescendante, ou même méprisante, des électeurs pauvres. Ils pensèrent que faire fi des bonnes manières et frapper sans pitié serait une manière efficace de faire perdre des voix à Lula parmi les pauvres. Après tout, le Président n’est-il pas un homme qui dit des gros mots ? On ne le voit pas les prononcer en public, mais on sait qu’il les dit en petit et même en moyen comité. S’il est comme ça, s’il commet des fautes de portugais (en nombre égal ou inférieur à plusieurs de ses détracteurs d’origine aisée), s’il ne parle aucune langue étrangère (de même que des ex-Présidents, dont Itamar Franco, le responsable de la candidature – réussie – de Cardoso à la présidence), pourquoi ne pas supposer que ses pairs, les pauvres, ne seront pas sensibles à un langage grossier, pareil à celui qui serait le leur, de la part d’un challenger qui ne mesurera pas ses mots, qui tutoiera le Président devant tout le monde et lui dira ses quatre vérités ? « Lula, tu mens »… Voilà le calcul qui a dû être fait par Alckmin et ses conseillers en communication, ses marqueteiros, lors du débat.
8En fait, ce discours ne plut pas aux pauvres. Et cela pour plusieurs raisons : premièrement, il est très rare au Brésil que quelqu’un puisse gagner des voix en misant sur les mauvaises manières, surtout lorsqu’on s’adresse à quelqu’un qui, en plus de sa personne physique, représente une personne publique importante ; en deuxième lieu, parce que les attaques contre Lula furent vécues par beaucoup de pauvres comme des attaques contre eux-mêmes, contre leur culture ou leur supposé manque de culture ; troisièmement, parce que, si les politiques menées par Lula laissent le Brésil piétiner au même niveau (timide) de croissance économique que les années Cardoso, elles ont fait augmenter le PIB des pauvres à des taux dignes des tigres asiatiques ; finalement, parce que l’analyse que faisait le PSDB de la psychologie des pauvres (comme des êtres aimant la violence, prêts à donner leur vote à qui cognerait le plus et le mieux) était condescendante, méprisante et équivoque.
Le rôle des « marqueteiros »
9Marqueteiros est le nom qu’on donne au Brésil aux publicitaires qui se proposent de vendre un politicien – ou une politique – comme si c’était un savon : ils font du marketing politique. Ils eurent un rôle important dans les élections démocratiques – ou plutôt, ils surent vendre l’idée qu’ils tenaient ce rôle ! En 1989, Fernando Collor joua à être son propre marqueteiro. Le gouverneur du petit État d’Alagoas sut profiter de la grande peur que Lula et Brizola suscitaient auprès du patronat et de la droite brésilienne, et fonça. À peu près inconnu en dehors de son État, il se présenta comme le pourfendeur des profiteurs de l’argent public – les « maharadjahs » de la fonction publique, mot qu’un de ses ennemis avait curieusement créé pour s’autodésigner – et fit de la lutte contre la corruption son étendard. Il fut élu au deuxième tour contre Lula. Son utilisation de la télévision fut habile, mais celle de Lula aussi. En fait, si Collor l’emporta ce fut parce que, au dernier moment, il fit appel à une ancienne compagne de son challenger, qui avait eu une fille avec Lula : la femme déclara sur une chaîne nationale que Lula lui avait proposé d’avorter leur enfant, et ce fut le désastre. Lula démentit mais refusa d’autoriser leur fille commune à prendre la parole (elle s’était proposée de le soutenir et de désavouer sa mère) et le ravage était fait. Non seulement l’électorat se fia à Collor, mais Lula fut désarçonné. Ironiquement, trois ans après, le pourfendeur des maharadjahs fut condamné pour corruption par le Sénat, c’est le premier et le seul cas au Brésil d’un Président écarté de son poste par impeachment.
10L’entrée triomphale des marqueteiros sur la scène nationale date de 1994. Lula était cette fois-ci le favori. Collor avait été condamné ; le PSDB était encore un parti nouveau-né ; l’inflation battait son plein, atteignant les 100 % par mois. Trois mois avant les élections, un plan de maîtrise de l’inflation, le « Plan real », dont les traits généraux étaient connus de tous depuis le début de l’année, renversa la donne. En l’espace de quelques semaines, un candidat intellectuel, à l’allure professorale, devenait le favori – et Fernando Henrique Cardoso fut élu, en octobre, au premier tour, performance qu’il répéta quatre ans après, lors de la première réélection de l’histoire du Brésil (la Constitution avait été modifiée entre-temps, pour le permettre). Cette élection improbable d’un homme qui ne semblait pas fait pour plaire au peuple donna crédit à la thèse selon laquelle les marqueteiros pouvaient jouer un rôle crucial en influençant le vote populaire.
11Mais il n’est pas sûr, quand on examine rétrospectivement les élections présidentielles de 1994, 1998, 2002 et 2006, que les politologues et les marqueteiros aient eu autant d’importance que celle qu’on leur accorda. Cardoso l’aurait emporté en 1994 dans n’importe quel cas de figure, parce que le Plan real mit fin à un fléau qui sévissait depuis quinze ans au Brésil. De plus, quatre ans après, les failles de sa politique économique n’étaient pas encore visibles. En 1989, Collor avait su profiter de l’absence d’un candidat fort pour contrecarrer Lula ou Brizola par la droite, et il occupa ce vide politique.
12En 2002, les choses changèrent. Un député de droite à la fine intelligence, l’ancien ministre des Finances de la dictature, Delfim Netto, formula la « théorie du poteau » selon laquelle si Lula s’entêtait encore à se présenter à la présidence, même un poteau le battrait. De fait, il avait déjà raté trois présidentielles. Plusieurs analystes de gauche (dont moi) pensaient que – les préjugés contre le PT et son principal leader étant encore très forts – le plus simple serait que le Parti des travailleurs envisage un accès graduel au pouvoir. Il avait déjà fait élire plusieurs maires, y compris dans des villes importantes comme São Paulo, et des gouverneurs, comme ceux de Brasilia et du Rio Grande do Sul (mais pas encore dans les trois principaux États de São Paulo, des Minas Gerais et de Rio de Janeiro). Il pouvait donc faire élire d’autres maires et gouverneurs, et en point d’orgue, après Lula, obtenir la présidence de la République. Ce calcul se révéla faux.
13En 2002, Lula gagna la présidence, mais peu de gouverneurs de sa mouvance furent élus (quatre au total, et dans des petits États). Or, ce fut en même temps le triomphe des marqueteiros, ou plutôt d’un marqueteiro, Duda Mendonça, qui avait déjà refait la virginité d’un politicien d’extrême droite, Paulo Maluf, élu maire de São Paulo en 1992 après avoir perdu quatre ou cinq élections d’affilée. Mendonça raconte qu’il ne fit que révéler « le vrai » Lula. Ce dernier aurait longtemps présenté l’image d’un angry politician, de quelqu’un dominé par la rage, et Mendonça ne fit que montrer, derrière cette image chérie par les groupes les plus à gauche du PT, un homme de bonne humeur et d’humour. Il semble que c’est vrai. Il reste très peu, dans l’actuel Président de la République, du jeune homme en colère qui se vantait, dans la campagne de 1982 au gouvernorat de São Paulo, d’avoir été en prison (ce qui effraya beaucoup d’électeurs, pour lesquels la distinction entre prisonnier de droit commun et prisonnier politique n’était pas claire). Lula s’habille bien, parle un portugais de meilleure qualité que celui de beaucoup de ses critiques, il sourit.
La recherche d’une base électorale
14L’intervention de Mendonça dans la campagne de Lula fut exigée par le candidat lui-même, fatigué de ne se présenter aux élections que pour les perdre et, en plus, de devoir soutenir des programmes politiques imposés par la gauche du PT et avec lesquels il n’était pas toujours d’accord. Lula fut très clair : il ne serait candidat que si c’était pour gagner. Il fallait donc que le parti accepte le principe des coalitions, que le programme coïncide avec ses idées et qu’il soit libre de mener la campagne à sa manière, sans devoir rendre compte tout le temps à des militants férus de pureté idéologique. Les alliances faisaient partie de ses croyances. Il ne croyait pas qu’un parti puisse, seul, gouverner le Brésil. Il rompait ainsi avec une tradition forte au sein du PT, celle d’un parti qui se disait très différent des autres et qui n’acceptait de nouer des alliances que s’il en dictait les termes ; ce qui le limitait à des partis plus petits que lui et essentiellement d’extrême gauche.
15Mais le succès de 2002 est-il dû à un marqueteiro ? Vu ce qui précède, on peut supposer que les élections de 1989, 1994 et 1998 auraient eu le même résultat, avec ou sans spécialistes de marketing politique. Lors de l’élection de 2006, leur rôle fut petit ; on ne se rappelle même pas le nom des marqueteiros qui y prirent part, les grands publicitaires comme Mendonça et Guanaes s’étant retirés. Il est donc fort possible que les journalistes aient surestimé leur importance dans les choix électoraux. Tout de même, il faut reconnaître que le changement de l’image de Lula en 2002 ne fut pas une opération facile. L’opinion publique était vraiment habituée à son rôle de jeune homme en colère ; d’autre part, une partie importante de son parti n’acceptait pas la nouveauté, considérant qu’elle opérait un passage du PT – ou plutôt de son candidat – à droite. Effectivement, les dernières élections importantes que le PT a remportées furent celles où le candidat gagnant (Marta Suplicy à la mairie de São Paulo en 2000, Lula à la présidence en 2002 et 2006) avait acquis une envergure dépassant largement son parti, et s’était bâti par là une liberté d’action que le PT ne pouvait contrer. Dans un pays où les quatre principaux partis sont sensiblement à égalité de voix, il est presque impossible d’imaginer que l’un d’eux puisse, à lui seul, emporter une élection nationale. Des coalitions s’imposent donc, que ce soit pour gagner l’élection ou pour gouverner (certains partis sont toujours au gouvernement). De plus, la télévision et la radio, dans un pays où la campagne électorale passe par elles, jouent forcément un rôle capital : ce sont elles qui donnent accès aux images des candidats. Leurs idées ne sont pas très importantes, après tout. Les débats ne les éclaircissent pas. Leur rituel est insuffisant pour le faire. L’habitude du débat n’existe d’ailleurs pas au Brésil : dans la presse comme à l’université, la caricature de l’autre remplace souvent une critique sérieuse des idées.
16Il y a quatre ans je publiais dans le numéro 35 de cette même revue une analyse des élections qui avaient porté, pour la première fois dans l’histoire du Brésil, un candidat de gauche à la présidence – et cela dans un calme général. Mais, en 2006, l’ambiance avait eu le temps de s’échauffer. À cause des accusations de corruption, de nombreux électeurs qui avaient vu avec sympathie la première élection de Lula – même s’ils n’avaient pas voté pour lui à l’époque – étaient devenus entre-temps des critiques très acides, voire injustes, de son action au pouvoir. Le PT avait toujours eu de la difficulté à trouver des soutiens auprès des populations les plus misérables, les « pauvres non organisés », tandis qu’il obtenait les suffrages des pauvres organisés (les militants des syndicats et des mouvements sociaux) et aussi de certains membres de groupes sociaux plus aisés, qui le considéraient comme un parti éthiquement supérieur aux autres. Or, à la suite des programmes sociaux menés par Lula, les pauvres en général commencèrent à voter pour lui, tandis que les accusations de corruption amenaient la classe moyenne « luliste » à déplacer en partie ses voix vers d’autres partis, et que la classe moyenne « non luliste », qui l’avait toléré en 2002, prônait sa destitution.
Conclusion
17On peut conclure par trois propositions. Premièrement, le fait que les groupes sociaux les plus pauvres aient commencé à voter selon leur intérêt fit scandale. Cela est intéressant, parce que personne n’imagine que les riches puissent voter contre leur intérêt ou même en l’ignorant ; il semble donc que l’exclusion sociale dont pâtissent les pauvres dans un pays plus inégal et injuste que pauvre (dixit l’ex-Président Cardoso) doive inclure l’interdiction de défendre leurs propres intérêts lors d’un vote. Il y eut même des analystes politiques, habitués par leur métier à relier le choix politique aux intérêts des citoyens, pour se plaindre que les pauvres aient donné leur vote à celui qui avait accéléré les programmes sociaux, comme s’il s’agissait d’un achat de voix.
18Deuxièmement, le rôle de la publicité et des médias dans les élections a été moins fort qu’on ne l’imaginait. Il a été fondamental lorsque Lula, en 2002, eut besoin de changer son image de loser perpétuellement en colère, mais pas lors des autres élections présidentielles. Cela laisse supposer que le marqueteiro est vraiment important quand il faut mener un changement complet de cap, surtout si cela a trait à l’identité même du candidat. Duda Mendonça, avant d’être le marqueteiro de Lula en 2002, a connu un grand succès avec la reconstruction de l’image de Paulo Maluf, le politicien droitier de São Paulo, qui put être élu à la mairie de sa ville en 1992 et imposer son successeur en 1996, en large mesure parce qu’il fut « redessiné » par son publicitaire (grâce à un ensemble de changements de comportement qui comprenait de nouvelles lunettes et un entraînement de son regard, considéré comme arrogant et qui cessa d’être perçu comme tel quand il commença à baisser le menton).
19Troisièmement, dans un pays inégal et injuste, il existe une tendance latente des classes aisées à mépriser la perception populaire de la vie politique. Celle-ci, s’imaginent les couches dirigeantes, serait structurée, depuis la démocratisation de 1985, par les « formateurs d’opinion publique » : journalistes, intellectuels et membres de la classe moyenne en général. Mieux informés, allègue-t-on, ils influenceraient le vote des hoi polloi (« les masses » en grec ancien), des pauvres, qui après un certain temps suivraient les choix de ces « formateurs ». Cette théorie a été réfutée d’une manière cuisante. Les formateurs votèrent de manière tout à fait différente de leur public potentiel. L’une des raisons de la défaite du gouverneur Alckmin réside donc dans l’incapacité de ses supporters, des leaders de son parti et de leurs publicitaires, à se rendre compte que si les électeurs de Lula n’étaient pas particulièrement sensibles aux accusations de corruption, ce n’était pas par indifférence aux questions morales, mais plutôt parce que, dans un pays où les politiciens ont déjà une mauvaise image de marque en ce domaine, leurs votes pouvaient être déterminés par des raisons d’intérêt. Ce n’est pas par hasard si, les jours suivant la proclamation des résultats, on augmenta la pression dans les médias pour que le vote, qui est obligatoire au Brésil, devienne facultatif. Beaucoup, dans les classes moyennes, croient que, sans cette obligation, les pauvres ne se rendraient pas dans les bureaux de vote – et ils espèrent donc que la proportion du vote « conscient », celui contre la gauche, puisse s’élever en cas de réduction du vote populaire. C’est une illusion, je crois, mais qui en dit beaucoup sur la manière dont les classes aisées considèrent les sentiments politiques des plus pauvres.