CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Anne Marie-Laulan et Jacques Perriault : Nous venons d’achever une livraison d’Hermès dédiée aux « Racines oubliées des Sciences de la communication ». Nous estimons en effet que les jeunes générations de chercheurs n’ont pas la conscience exacte de la façon dont s’est formée cette discipline dès l’après-guerre. En voici le sommaire.

2Edgar Morin (Il consulte le sommaire et relève au passage quelques noms : Abraham Moles, Pierre Schaeffer, Henri Laborit) : La communication, c’était important pour moi. Laborit, Moles et moi, avec ou sans cette étiquette travaillions de façon différente sur ce chantier. En ce qui me concerne, le point de départ, c’est le cinéma. J’étais plus qu’un cinéphile, un cinéphage. J’entre au CNRS en 1951 comme stagiaire de recherche avec l’intention d’étudier le cinéma. S’est alors posée la question de rembourser le prix de mes séances de cinéma, qui était de deux à trois par jour. Le CNRS a décidé qu’on ne me rémunérerait pas pour une activité qui donne du plaisir. On m’a remboursé mes tickets de métro. J’ai d’abord considéré le cinéma d’un point de vie d’anthropologue, en me centrant sur la relation via l’image animée entre le réel et l’imaginaire. C’est ce que j’ai exposé dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Je me suis ensuite intéressé aux stars qui étaient à la fois des actrices, des mythes, des objets de culte, des marchandises.

3Dès lors je me suis intéressé aux médias, dont le cinéma, du point de vue de la « culture de masse ». Cette notion née en Amérique, incluait aussi la télévision, les vacances. Il y avait la production de masse que désignait justement le terme d’industrie culturelle, mais je montrais contrairement à l’opinion des intellectuels, que la production de films, chansons, etc. ne pouvait se passer de création, c’est-à-dire de singularité et d’originalité. D’où la relation à la fois complémentaire et antagoniste entre production et création.

4Georges Friedman créa le Cecmas, où il s’adjoignit Roland Barthes et moi-même. Friedman s’intéressait surtout à la civilisation technicienne dont il voulait comprendre les multiples aspects, dont les médias. Pour ma part j’ai fait divers articles pour la revue Communications, dont une étude sur l’assassinat de Kennedy vu en quasi-direct à la télévision (une télé-tragédie planétaire). Mon livre L’Esprit du temps paru en 1960-1961 est le fruit de mon travail sur la « culture de masse » qu’on pourrait appeler aussi culture médiatique

5J. Perriault : Vous faisiez de fréquentes visites au tout nouveau Service de la recherche de Pierre Schaeffer. Celui-ci était-il proche de ce que vous pensez avec sa production expérimentale ? En avez-vous parlé avec lui ?

6E. Morin : J’ai effectivement rencontré souvent Schaeffer au Service de la recherche. Je n’y ai pas travaillé. Je ne me souviens pas d’avoir parlé de cela avec lui.

7A.-M. Laulan : Il y eut à l’époque de nombreux travaux sur l’image. Comment expliquez-vous que depuis longtemps il n’y en ait pratiquement plus ?

8E. Morin : Les cultural studies sont tombées en déshérence. Le cinéma n’était pas digne d’intérêt pour les sociologues, qui le considéraient comme un amusement, comme un abêtissement d’ilotes (G. Duhamel). Des gens comme Fougeyrollas étaient l’exception.

9J. Perriault : Dans ses textes, Henri Laborit parle d’un Groupe des Dix dont lui et vous faisiez partie ?

10E. Morin : Oui ce groupe a fonctionné de nombreuses années. Fondé par Jacques Robin, il a existé tant qu’il a pu se réunir chez lui. En faisaient partie notamment Henri Laborit, le psychanalyste Jacques Sauvan, Jack Baillet psychanalyste, l’avocat Gérard Rosenthal, Michel Rocard, Jacques Attali. On « s’entr’enseignait » les uns les autres.

11Par ailleurs, j’ai moi-même parlé de la conception de Moles, dans le Bulletin de l’Unesco sous le titre « Nouveaux courants dans l’étude des communications de masse ». Je dois à Eric Macé d’avoir ressuscité mon livre L’Esprit du temps, qui va reparaître bientôt chez Armand Colin.

12J. Perriault : J’étais à la VIe section de l’EPHE à la fin des années 1960. Du 54 rue de Varenne jusqu’à l’entrée dans la MSH, l’école baignait dans une ambiance plutôt poétique. Puis cela a changé. Qu’est-ce qui a bloqué l’essor de ces individualités sans étiquette ?

13Edgar Morin : Il y a eu la sociologie bourdieusienne avec son déterminisme intégral ; il y a eu le structuralisme qui niait le sujet humain ; il y a eu la vague du marxisme dogmatique. Tous ces courants pratiquaient un réductionnisme total. Ils voulaient ignorer la réalité de la subjectivité, ainsi que celle de l’imaginaire

14J. Perriault : Il y a eu aussi la vague des mathématiques dans les sciences sociales. Je pense qu’il y a eu une alliance objective entre ces courants, la mathématique et l’informatique. On l’a vu s’imposer au milieu des années 1970. Plus tard, elle a été relayée par les neurosciences qui ont également pratiqué un réductionnisme massif. Ces divers courants vous ont d’ailleurs pris comme cible. Confirmez-vous cette analyse ?

15E. Morin : Oui, je confirme. Pour ma part je n’ai jamais considéré l’information seule, mais toujours encadrée par l’organisation et par la communication. Or l’informatique produit aujourd’hui de nouveau une réduction à l’information seule. C’est ce qu’expriment aussi les expressions « société de l’information » ou encore « société de la connaissance ». La primauté du calcul et du bit ne permet plus à l’humain d’entrer dans la démarche scientifique.

16J. Perriault : Mais alors, existe-t-il encore de petites lueurs d’espoir ?

17E. Morin : Oui… la complexité, la prise en compte des aspects à la fois complémentaires et antagonistes. Il y eut, dans les années obscurantistes, les œuvres de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis.

18J. Perriault : Les institutions elles-mêmes n’ont-elles pas souffert de ce réductionnisme ? L’EHESS avec la loi d’orientation de 1969, par exemple ?

19E. Morin : Si. Le CNRS s’est considérablement bureaucratisé. Auparavant, il avait crée le Centre d’études sociologiques où ont convergé des individus ayant les parcours les plus divers : Maucorps exofficier de marine, l’aviateur Chombart de Lauwe, l’historien Alain Touraine, Pierre Naville, trotskiste défroqué, Edgar Morin, défroqué du PC, Jean Duvignaud, Ballandier, Fougeyrollas écrivains devenus sociologues.

20A.-M. Laulan : En 1972, j’ai rejoint Jacques Bertin, Roland Barthes, Robert Escarpit et Jean Meyriat qui fondèrent avec quelques autres un groupe intitulé « Sciences de l’information et de la communication », en raison de ce désintérêt de la sociologie pour cette question contemporaine.

21J. Perriault : J’ai fait de même. À l’EHESS, la sociologie et l’anthropologie n’accordaient que peu d’intérêt à ces questions.

22A.-M. Laulan : Que pensez-vous, en fin de compte, de ce numéro d’Hermès. Le trouvez-vous légitime ?

23E. Morin : Tout à fait. Les jeunes générations de chercheurs, non seulement en sciences exactes, mais aussi en sciences humaines, ont une vision fausse et courte du passé de leur discipline. Et la myopie finit par entraîner la cécité.

Anne-Marie Laulan
Anne-Marie Laulan est professeur émérite de Sociologie à l’Université Bordeaux III - Michel de Montaigne. Dans ses nombreux travaux passés, elle a étudié le rôle de l’image dans la société, ainsi que l’appropriation des outils techniques (tout en contestant un pur déterminisme technologique). Elle est cofondateur et président d’honneur de la SFSIC (Société française des Sciences de l’information et de la communication). Dans le cadre de l’Unesco, elle étudie actuellement le défi que la diversité culturelle pose au concept de « développement ». Son dernier livre, codirigé par J.-P. Lafrance et C. Rico de Sotelo, s’intitule Place et rôle de la communication dans le développement international (PUQ, 2006).
Courriel : <amlaulan@msh-paris.fr>.
Jacques Perriault
Jacques Perriault est professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris X - Nanterre (laboratoire Cris-Series). Ses recherches principales concernent les normes et standards pour l’accès au savoir en ligne, la géopolitique des réseaux numériques, et les pratiques et logiques d’usage des machines à communiquer. Parmi ses plus récents ouvrages, on peut citer : L’Accès au savoir en ligne (avec M. Arnaud, Odile Jacob, 2003) ; L’Accès à Internet dans les espaces publics (PUF, 2003) ; Éducation et nouvelles technologies, théorie et pratiques (avec V. Paul, Nathan Université, 2003).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24120
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