CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au début des années 1960, Edgar Morin crée avec Roland Barthes et Georges Friedmann le Centre d’études des communications de masse (Cecmas) à l’École pratique des Hautes études en sciences sociales. Ces trois intellectuels venus d’horizons différents – la sociologie du travail, la sémiologie et l’anthropologie – décident de faire de la communication et de la culture de masse un objet d’étude en soi. C’est une première en France et en Amérique. Les grands prêtres de la communication aux États-Unis appartiennent à des centres de recherche assez divers. Wilbur Schramm est directeur de l’Institute for Communication Research à l’Université Stanford, Harold Lasswell est professeur de droit à l’Université Yale, Daniel Katz est professeur de psychologie et directeur du Survey Research Center à l’Université du Michigan, Paul Lazarsfeld vient du Bureau of Applied Social Research de l’Université Columbia. Il n’y avait aucun centre universitaire ayant fait de la communication de masse son premier et propre objet d’étude. La création du Cecmas constituait une idée avant-gardiste.

2En réunissant trois intellectuels et penseurs de grande envergure, venus d’horizons de recherche différents, le Cecmas allait donner ses lettres de noblesse à la culture et à la communication de masse, alors que ces éléments constituaient des vecteurs de recherche peu enviés. Le Cecmas s’est donc construit avec l’idée d’occuper un champ nouveau et d’essayer de comprendre sa densité et sa complexité.

3Or, cette approche nouvelle était presque à contre-courant. Car c’est autour de la même période que Cioran publie La Tentation d’exister[1] et qu’Althusser donne des leçons pour Lire le Capital[2] ; tandis que Mao est devenu l’idole politique de toute une génération, dont le livre phare Fanshen[3] présente le récit épique d’une révolution réussie dans un petit village de la Chine. C’est à la même époque que s’impose en Occident la thèse de Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Pour Marcuse, « La pensée unidimensionnelle est systématiquement favorisée par les faiseurs de politique et par leurs fournisseurs d’information de masse » [4]. Et la grogne de mai 68 se prépare.

4À quoi s’intéresse alors celui qu’Albert-Marie Schmidt présente comme étant « tour à tour mythologue, sociologue, psychanalyste, philosophe et biologiste… », lors de la réédition du livre L’Homme et la mort, en 1970. Dans la préface de cette deuxième édition, Edgar Morin écrit : « La première édition de ce livre a paru en 1951 […] en un temps où de tous côtés j’inspirais méfiance… »

5Vingt ans plus tard, en 1970, plane toujours autour de Morin un doute. À quoi s’intéresse-t-il vraiment ? Au trivial, diront ses détracteurs. Il est un véritable touche-à-tout : la mort (1951), le cinéma (1956), les stars (1957), l’esprit du temps (1962), l’événement et la crise (1968), la métamorphose de Plodemet (1967) ou la rumeur d’Orléans (1969) ; ce sont des sujets disparates entremêlés de récits autobiographiques comme Autocritique (1959), Le Vif du sujet

6(1969) et le Journal de Californie (1970). Or, toutes ces recherches sont des pierres qui vont constituer la base d’une nouvelle approche de la sociologie de la communication et de la compréhension des communications de masse. C’est en cela que Morin est un incontournable des Sciences de la communication.

Un précurseur

7Edgar Morin a été en France l’un des premiers chercheurs à s’intéresser à la culture populaire et aux pratiques culturelles. Lorsqu’Abraham Moles publie sa Sociodynamique de la culture, en 1967, cela fait déjà dix ans que Morin a publié Les Stars et cinq ans L’Esprit du temps.

8Lorsque Jacques Monod publie Le Hasard et la nécessité, en 1970, cela fait vingt ans que Morin parle des liens entre biologie et sociologie, avec L’Homme et la mort. Ce n’est donc pas étonnant qu’il fut invité à la fin de l’année 1969, au Salk Institute for Biological Research, à San Diego, en Californie.

9Lorsque Patrick Lagadec [5] commence à s’intéresser à la communication du risque et à la crise au début des années 1980, cela fait plus de quinze ans que Morin a publié en 1968, un premier article intitulé « Pour une sociologie de la crise » [6].

10Lorsque, au milieu des années 1990, on commence politiquement à se préoccuper des effets de serre, cela fait vingt ans que Morin parle d’écologie. En effet, il signait en 1972, dans Le Nouvel Observateur, un article intitulé : « L’an I de l’ère écologique », titre qui allait être repris pour son livre sorti en 2007, sur le même thème [7].

11Il n’est pas de notre intention de penser que Morin a influencé les études des uns et des autres, mais on peut affirmer qu’il fut visionnaire. Éminemment curieux, grand érudit, il est à l’écoute des phénomènes et des comportements qui marquent son époque. Il tente de les comprendre et de les expliquer d’une façon globale en évitant de réduire à un seul angle de vue son interprétation des phénomènes qu’il étudie.

Une méthode originale d’exploration

12Non seulement Morin étonne par la diversité des sujets et des objets qu’il étudie, mais il innove aussi par sa méthode d’analyse de ces phénomènes. Morin a regardé l’univers social qui l’entourait comme un anthropologue étudie une population nouvelle. Il pose un regard curieux sur l’ensemble des comportements humains, mais ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les comportements en soi, mais leur niche dans un univers de rapports sociaux certes, mais aussi dans leur environnement. Et il intègre à cette large vision, la dimension proprement biologique qui propulse et contraint l’être humain. C’est le tout qui le fascine. Et c’est à travers ses parties qu’il reconstitue le tout. Et comme tout anthropologue, Morin est un observateur qui s’étudie en même temps qu’il analyse son objet. D’où ses fréquentes interrogations sur lui-même et sur sa perception du monde qui l’entoure, dans ses récits. Il l’affirme lui-même : « … pour répéter une fois de plus cette vérité évidente et toujours oubliée, que les chemins de l’objectivité passent par la reconnaissance et l’aveu de la subjectivité de l’auteur » [8].

Le Centre d’études sur les communications de masse (Cecmas)

13Le nom de Morin reste étroitement attaché au Cecmas. Celui-ci deviendra le lieu de rencontre de dizaines de chercheurs qui marqueront en France la recherche en communication et en sémiologie. Véritable incubateur d’idées nouvelles et audacieuses, formidable bouillon de culture, les chercheurs viennent présenter chaque semaine, à quelque 25 étudiants, le fruit de leurs réflexions et l’état d’avancement de leurs travaux.

14Outre les trois fondateurs, de nombreux collaborateurs viennent donner des séminaires. Bourdieu, Eco, Baudrillard, Metz, Gritti, Moles, Gidden, Kristeva, Todorov, Glucksmann, Violette Morin, Burgelin, Brémont et tant d’autres ont partagé avec toute une génération d’étudiants préoccupés par la communication de masse leurs interrogations, leurs recherches et leurs découvertes.

15Et contrairement à Marcuse, qui condamnait les médias et la pensée unique qu’ils véhiculaient, les chercheurs du Cecmas démontraient la richesse et la complexité de la communication de masse et essayaient d’en comprendre les mécanismes et les enjeux. C’était l’âge d’or de la découverte de la culture populaire.

La revue « Communications »

16Le Cecmas possède également une revue intitulée Communications. Chaque numéro s’articule autour d’une thématique particulière. L’orientation de la revue est rappelée à son endos « Grande presse, radio, télévision, cinéma, publicité, chansons et romans populaires : par toutes ces voies massives d’information et de rêve, dont le développement étonnant caractérise le monde moderne, l’homme de la civilisation technicienne est en train d’élaborer une nouvelle culture. Quels en sont les contenus ? les langages ? les fonctions ? les valeurs ? les effets ? Comment se définit-elle par rapport aux savoirs traditionnels, aux autres cultures ? Sur ce sujet, situé au carrefour même de la grande actualité et de la science sociologique, la revue Communications publie les travaux, les réflexions et les questions des chercheurs du Cecmas ainsi que de spécialistes du monde entier. »

17C’est ainsi que ceux qui ne peuvent pas assister aux séminaires peuvent participer au partage de la connaissance. Outre les personnalités énumérées plus haut, la revue attire des chercheurs comme Michel Crozier, Leo Bogart, George Gerbner. Nous sommes dans les années 1960. Barthes, Morin, Friedmann, Eco et tant d’autres participent à la construction d’une nouvelle science, et cette construction n’est plus limitée aux quelque 25 étudiants privilégiés qui peuvent assister aux séminaires mais est proposée à toute la communauté scientifique. Tous ces auteurs auront par la suite une influence indéniable sur le développement de la réflexion sur la communication.

Une approche originale : la sociologie du présent

18Le point commun entre tous ces chercheurs s’articule autour de ce que l’on pourrait appeler la « sociologie du présent ». Le Cecmas cherche moins à construire des théories qu’à comprendre et expliquer la réalité. La crise n’est plus rupture, elle devient expression de tensions souterraines. Le désordre n’est pas ce qui déstabilise la réalité, mais c’est ce qui lui donne vie.

19Dès lors, Morin va étudier le présent et surtout ce qui le fait vivre et le dérange. L’Esprit du temps, c’est la façon dont les industries culturelles envahissent l’imaginaire, et ce sur tous les continents. Morin termine son livre avec un sous-chapitre intitulé « la culture planétaire ». Nous sommes en 1962. L’expression « le village global » de McLuhan apparaît pour la première fois dans son livre La Galaxie Gutenberg publié en anglais en 1962, mais traduit en français en 1967.

20L’approche de Morin fera école. Selon Willett [9], « Pierre Schaeffer, en tant que directeur du Service de la recherche de l’ORTF, développe un modèle qui s’inscrit dans le prolongement des recherches de Morin. Il s’inspire des théories socioculturelles, notamment du concept de culture de masse comme produit d’une dialectique entre production et consommation, tel que développé par Edgar Morin dans son livre de 1962, L’Esprit du temps. »

Une dimension essentielle : la multidisciplinarité

21Les trois fondateurs du Cecmas viennent de disciplines différentes. Morin se sent le plus à l’aise lorsqu’il est entouré de chercheurs qui lui permettent d’élargir ses horizons. À la fin des années 1960, un nouveau courant d’idées circulent dans le monde scientifique avec les découvertes des propriétés de l’ADN et les bouleversements que cela amène sur la connaissance de la génétique. Et c’est dans cette mouvance que Morin est amené au Salk Institute, aux États-Unis en 1969.

22Il y reviendra avec un changement de cap dans ses recherches. Alors que jusqu’alors, il cherchait à comprendre l’être humain dans ses différentes manifestations culturelles et sociales, il découvre la complexité de l’être biologique qui compose l’acteur culturel et social. Lui-même le dira dans la deuxième édition de L’Homme et la mort, qu’il avait eu, vingt ans plus tôt, l’intuition en écrivant ce livre qu’il se devait de faire un pont entre le biologique et le social. De ce constat germera la grande aventure du Paradigme perdu : la nature humaine (1973) où il établira les bases de sa réflexion sur la complexité et donnera le coup d’envoi à son œuvre maîtresse que constituera La Méthode.

23Pour plusieurs, Morin a quitté à ce moment-là l’univers des communications. Le Cecmas change de nom et devient en 1973, le Cetsas, c’est-à-dire le « Centre d’études transdisciplinaires : sociologie, anthropologie, sémiologie ». Certains croient que les communications de masse constituent un réservoir trop étroit pour ses ambitions. Et ils n’ont pas tort. Morin veut comprendre et expliquer la richesse incommensurable de la communication dans des univers plus complexes que les communications de masse.

24Dans le premier tome de sa Méthode intitulé « La nature de la nature », il décrit le fonctionnement des circuits de l’information dans la constitution de l’être biologique. Ce modèle biologique de la communication est une petite merveille qui peut en tout temps être transposé sur le plan social. Mais les querelles de discipline ont bloqué ce transfert. En quelques mots, ce modèle repose sur la façon dont fonctionne l’ADN. Celle-ci n’est pas un programme qui se déroule linéairement dans la constitution de l’embryon, mais elle est une mémoire qui aide l’embryon à se constituer, selon les paramètres de l’environnement.

25Donc, l’organisation biologique se structure à partir d’une mémoire qui s’actualise selon les informations qu’elle transmet et reçoit du milieu ambiant. Dans ce circuit d’échanges d’information, il y a donc des stimuli et des contraintes. Si on transpose cela sur le plan de l’organisation sociale, ou de la circulation de l’information entre les acteurs et les médias, il y a des parallèles formidables à tirer. Parce que le modèle tient compte de la complexité et non de la linéarité des échanges, et qu’il fait intervenir tous les facteurs de succès ou d’échec du produit final.

26Un des grands apports de Morin dans la réflexion scientifique, c’est cette recherche de la complexité, et non la présentation d’une dualité entre deux pôles qui souvent ne s’opposent pas. Entre l’ordre et le désordre, il n’y a pas opposition, mais nécessité et complémentarité. Entre les libertés et les contraintes, il n’y a pas d’opposition, mais des équilibres. Entre l’acquis et l’inné, il n’y a pas de fossé, car les deux doivent conjuguer ensemble.

Un être engagé

27Edgar Morin est un intellectuel engagé. Depuis Sartre, c’est peut-être celui qui s’est le plus mouillé pour défendre ses idéaux. Mais, contrairement à Sartre, il n’a jamais été un inconditionnel d’une cause. Morin recherche la compréhension de la complexité et non l’affirmation d’un parti pris. Il a été communiste et avec ce parti, il a été actif dans la Résistance. Puis il a quitté le parti car il n’acceptait pas le stalinisme. Son analyse de la rumeur d’Orléans combattait l’antisémitisme. Quarante ans plus tard, sa compassion pour les Palestiniens le fait condamner pour antisémitisme, condamnation renversée ultérieurement.

28Morin publie un essai sur l’Europe, s’interroge sur l’éducation, commet un recueil de textes sur l’écologie. Il est habité par l’esprit du temps. Sa façon de vouloir comprendre et d’expliquer les événements, comme un sage qui réfléchit et qui ne veut pas se fermer les yeux sur ce qu’il voit, comme il l’a fait pour le parti communiste, le confronte à des orthodoxies rigides. Son livre Le Monde moderne et la question juive, paru en 2006, a complètement été occulté par la plupart des grands médias.

29Morin, parlant de 1951, rappelait, comme nous l’avons signalé plus haut, que c’était « un temps où de tous côtés j’inspirais méfiance… ». Cinquante ans plus tard, pour certains, cet homme engagé inspire toujours méfiance. Mais son humanisme, sa richesse de pensée et d’écriture, sa profondeur d’être, son érudition, sa faculté de jongler avec les concepts, en font un penseur incontournable.

Notes

  • [1]
    Éd. Gallimard, 1956.
  • [2]
    Louis Althusser et Étienne Balibar, Lire le Capital, Petite collection Maspero, 1970.
  • [3]
    William Hinton, Fanshen, a Documentary of Revolution in a Chinese Village, Vintage Books, 1968.
  • [4]
    Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Éd. de Minuit, 1968, p. 39.
  • [5]
    Patrick Lagadec, La Civilisation du risque. Catastrophes technologiques et responsabilité sociale, Le Seuil, coll. « Science ouverte », 1981.
  • [6]
    Edgar Morin, « Pour une sociologie de la crise », Communications, n° 12, 1968, p. 2-16.En ligne
  • [7]
    Edgar Morin, L’An 1 de l’ère écologique, Tallandier, 2007.
  • [8]
    Edgar Morin, L’Homme et la mort, Le Seuil, 1970, p. 12.
  • [9]
    Gilles Willett, La Communication modélisée, Éd. du Renouveau pédagogique, 1992, p. 378.
Français

En créant le Centre d’études des communications de masse en 1960, Edgar Morin s’affirmait comme un précurseur. Jusqu’alors, l’étude de la communication de masse était logée en sciences politiques (les élections), en psychologie (les effets de la violence à la télévision), en sociologie ou ailleurs, mais personne n’avait pensé en faire un objet propre d’étude. Pendant une dizaine d’années Edgar Morin va se pencher sur « l’esprit du temps » : le cinéma, les stars, les crises et les rumeurs. À la fin des années 1960, Morin pousse plus loin sa réflexion et tente de faire un pont entre les dimensions biologique et sociale de l’être humain. D’où naîtra son œuvre maîtresse, La Méthode, au sein de laquelle il propose un formidable modèle de compréhension de la circulation de l’information dans un univers complexe, tant sur le plan biologique, social que celui des idées.

Mots clés

  • Edgar Morin
  • Communication de masse
  • Circulation de l’information
Bernard Dagenais
Bernard Dagenais est professeur au département d’Information et Communication de l’Université Laval (Québec). Il se spécialise dans les stratégies de communication utilisées par les acteurs de la scène publique, domaine sur lequel il a écrit plusieurs ouvrages et articles. Récemment, il a fait paraître dans le numéro de décembre 2006 de la Revue française du marketing un article intitulé : « Une personnalité politique peut-elle survivre sans un spin doctor ? ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24119
Pour citer cet article
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