1Attentifs à la « question sociale », loin des feux de la rampe, deux anthropologues ont contribué, chacun à sa manière, à la communication sociale, entendue comme une relation entre un individu et un collectif, dans le respect de ces deux entités à la configuration changeante. Ces deux intellectuels « préoccupés » plus qu’« engagés » sont Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) et Henri Desroche (1914-1994), ils sont de la même génération, appartiennent à la même mouvance du catholicisme social critique et ils ont été influencés un temps par le marxisme. Ce sont également des collègues de la VIe section de l’École pratique des hautes études, devenue ensuite École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui progressivement ouvrent leurs enseignements au tiers-monde et au monde, percevant intuitivement que dorénavant le local s’enlace au mondial et réciproquement.
2Tous les deux ont une démarche intellectuelle et une production éditoriale difficiles à classer. En effet, pour mener à bien leurs diverses investigations, ils puisent à différents savoirs (sociologie, histoire sociale et économique, théologie, histoire des idées, philosophie…). Ayant eu l’immense privilège d’être associé à la rédaction de leurs mémoires [1] et donc de lire l’ensemble de leur œuvre, de fouiner dans leurs archives et de les rencontrer longuement, je crois que l’appellation d’« anthropologue » les satisferait. En effet, c’est l’humanité de l’humain qui les taraude, c’est ce mystère-là (celui de l’être) qu’ils chercheront toujours à percer, comprendre, analyser, révéler, saluer. Ce sont des anthropologues au sens philosophique du terme, et aussi dans une certaine mesure au sens ethnographique. En effet, Henri Desroche réalisa une thèse sur une « ethnie », qui a depuis longtemps disparu (les Shakers américains), après avoir obtenu l’aval de Claude Lévi-Strauss ; de son côté, Paul-Henry Chombart de Lauwe collabora avant-guerre aux cours de Marcel Mauss et partit en mission au nord du Cameroun, tandis qu’après-guerre, en 1949, il monta et dirigea le Groupe d’ethnologie sociale (devenu en 1959 Centre d’ethnologie sociale).
3En fait, tous les deux visent à saisir l’Homme dans la pluralité de ses aspirations, tant individuelles que collectives. Ces deux intellectuels mettent toujours en avant la coopération. Henri Desroche a été fortement marqué par l’idéal chrétien de la communauté lors de sa période religieuse (il est dominicain jusqu’en 1950). Après, il ne cesse de construire des coopératives et il anime le Collège coopératif, créé en 1959, ainsi que les Archives internationales de sociologie de la coopération qu’il lance dès 1957. Quant à Paul-Henry Chombart de Lauwe, il insuffle l’esprit coopératif dans les « recherches-actions » qu’il organise et supervise, et il termine sa carrière comme président du Comité d’orientation du réseau de recherche coopérative internationale (ARCI). Sans vraiment se fréquenter, ils ne se perdaient pas de vue, s’estimaient grandement [2] et partageaient quelques références, à leurs yeux majeures, comme Roger Bastide, le Père Lebret et Marcel Mauss, sans oublier les utopistes et Fourier en particulier.
4Il n’est pas question ici de présenter, même rapidement, leurs apports respectifs aux sciences humaines et sociales, et de tenter d’en comprendre leurs relatives marginalités, tant à l’université que dans les médias, mais de s’attarder sur leur manière de faire de la communication sociale. Je m’explique : tous les deux étaient intimement persuadés que chaque individu possède, sans toujours la reconnaître et la valoriser, une réelle richesse, faite de possibilités créatives et de potentialités relationnelles, qui se trouve bridée par l’éducation, la famille, les institutions ou la hiérarchie spécifique au monde du travail, bloquée par divers mécanismes psychologiques, dominée par un sentiment d’infériorité ou de dépendance. Seul un travail sur soi à partir des autres peut déverrouiller le sujet de l’intérieur et l’ouvrir à lui-même et aux autres, et révéler cette richesse. La communication est alors ce processus d’interaction entre soi et autrui, qui permet, par la médiation, une conscientisation inestimable.
L’écoute, révélateur de soi
5Paul-Henry Chombart de Lauwe est un « individu-groupe » : j’entends par là qu’il cherche toujours à faire groupe, à fédérer, mutualiser, collectiviser ce qui ressort des individus et de leurs interrelations. Jeune étudiant, il fréquente les Équipes sociales de Robert Garric ; au début de la guerre, il participe à l’École d’Uriage, puis s’engage dans la Résistance, avant de monter d’innombrables groupes de travail au CNRS. Guère étonnant alors de repérer dans son œuvre de régulières références à la psychologie des comportements, à la « dynamique de groupe », et parfois, plus prudemment, à la psychanalyse. Il est vrai que son épouse, Marie-José, adopte une approche psychosociologique pour étudier la femme et l’enfant dans la société moderne et qu’à son contact, et à celui des doctorants, il lit des biologistes, des psychologues, des médecins, comme K. Lewin, F. Hoppe, H. A. Murray, A. H. Maslow, H. Cantril, J. Piaget, I. Meyerson, F. Jacob ou J. Monod.
6Le « sujet-acteur » est le personnage principal de l’auto-formation à laquelle Paul-Henry Chombart de Lauwe invite tout un chacun, mais un sujet-acteur qui réclame l’association. Un des meilleurs exemples de cette pratique d’une réflexion sur soi, menée collectivement, est l’enquête de plusieurs mois que conduit Maurice Combe avec des ouvriers de Saint-Étienne, sous la direction de Paul-Henry Chombart de Lauwe [3]. L’autobiographie, le récit de vie, l’entretien personnalisé sont les outils utilisés pour l’enquête, dont le résultat est double. Grâce aux méthodes utilisées, une information de première main est fournie et simultanément l’informateur devient analyseur. En construisant l’histoire sociale d’un licenciement, par exemple, l’ouvrier chercheur apprend de lui et sur lui, il s’auto-éduque. C’est dans La Culture et le pouvoir [4] que Paul-Henry Chombart de Lauwe théorise une des aspirations [5] de tout humain : la communication. Comme il l’énonce clairement « Une de ses aspirations fondamentales est d’ailleurs, nous le savons, une aspiration à la communication » (Chombart, 1983, p. 338).
7C’est après de nombreuses enquêtes sur la classe ouvrière, le logement social, la vie de quartier qu’il passe de la notion de « besoin » à celle plus riche d’« aspiration ». Il explique ce qu’il entend par ce terme : « L’aspiration est un processus psychosociologique par lequel un sujet désirant (individu ou groupe) est attiré, ou poussé vers un objet proche ou éloigné, dont il prend conscience à travers des images, des représentations, des symboles, et qui contribue à définir et à orienter ses projets (Chombart, 1983, p. 267). » On voit à nouveau qu’il articule l’un au multiple, sachant que ce dernier rassemble plusieurs individus, tous dissemblables mais absorbés par la même finalité, apprendre. Il note que « l’élaboration culturelle créatrice s’effectue grâce à la volonté de l’individu et du groupe, à une orientation qu’ils se donnent et à laquelle ils se préparent par une auto-éducation » (Chombart, 1983, p. 265).
8Ainsi, l’unité du groupe, tout comme la construction de soi, est-elle assurée par l’auto-éducation. Celle-ci « consiste, pour un individu ou un groupe, à prendre conscience en même temps des conditions réelles dans lesquelles il vit, des possibilités qu’il a de réaliser ses projets et des efforts qui lui sont nécessaires pour les faire aboutir. Cette découverte de soi et des possibilités d’expression et d’action intéresse toute la vie personnelle et sociétale des sujets, aussi bien dans leurs désirs esthétiques, sexuels, de communication que dans leur démarche rationnelle de participation à une action méthodique. » (Chombart, 1983, p. 330). L’humain (anthropos) souhaite communiquer, c’est-à-dire (re)connaître l’autre, mais pour cela il faut qu’il y ait du soi, d’où l’impérative auto-éducation, qu’il nomme parfois « conscientisation », en se référant au pédagogue brésilien Paolo Freire.
9C’est par la parole prononcée, entendue, échangée, prise au sérieux que le soi se distingue de l’autre et ouvre le dialogue, manifestation de l’humanité des humains. Avec la parole et l’écoute, chaque individu élabore son auto-éducation, se révèle à lui-même et à autrui, et s’insère dans un collectif, ce qui donne sens à son existence, et à ses projets et actions. L’attention à l’autre attend une réciprocité, en cela l’écoute s’apparente au don. Les témoignages que j’ai recueillis auprès de ses thésards et collègues de laboratoire corroborent cet idéal de l’échange paritaire entre le « maître » et ses « élèves ». Chombart de Lauwe était toujours en état de disponibilité, c’est-à-dire prêt à faciliter la communication entre les individus et le groupe. Sa manière d’être avait sans doute été influencée par Marcel Mauss et divers psychosociologues, et aussi par une période, celle du syndicalisme, des mouvements sociaux et des groupes d’actions populaires auxquels a collaboré Paul-Henry Chombart de Lauwe, persuadé que seul l’engagement collectif pouvait assurer la conscientisation du sujet, c’est-à-dire sa libération des multiples formes d’aliénation que le système économique dominant lui impose.
10Lors de nos entretiens, il voyait avec inquiétude la montée de l’individualisme provoquée par la « société de consommation », le « culte de la performance », le « souci de soi » et il savait que cette nouvelle situation exigerait une nouvelle analyse. Que penserait-il de l’« explosion de la communication », de la généralisation du téléphone portable, de ce flot continu de paroles pas nécessairement entendues ? Certainement qu’il s’agit d’un piège tendu à chaque individu, pour lui faire croire qu’avec l’individualisme, il conforterait son individualité !
S’entreprendre pour apprendre
11Avec Henri Desroche, nous avons affaire à un redoutable expérimentateur de pédagogies alternatives, qui inlassablement « monte » des enseignements, reçoit des adultes à former, dirige des doctorants, élabore des projets de formation, etc. Il ne craignait pas de se présenter comme « entrepreneur » multi-terrains. Il confiait que son passage par un ordre prêcheur avait contribué à son incontestable talent d’animateur, de conteur, de communicant. À l’instar de Paul-Henry Chombart de Lauwe, il multipliait les publics – étudiants, travailleurs sociaux, militants syndicalistes, bénévoles d’ONG, membres d’associations… – et du coup inventait de nouveaux apprentissages [6]. Ce terme résume assez bien sa démarche, sa « conduite maïeutique » comme il préférait dire ou encore sa « stratégie éducative », car il s’agissait de déclencher le désir de connaître, mais aussi de se nourrir de l’autre en apprentissage auprès de vous.
12Henri Desroche non seulement ne méprisait pas la culture orale, mais il considérait que par l’échange de paroles, chaque interlocuteur apprend de soi et de l’autre, et il n’hésitait pas à citer le verset biblique « Ta parole est comme une lanterne autour de mes pas ». Il appréciait également l’autobiographie qui exige un long – et parfois douloureux – accouchement. Jusqu’au soir de sa vie, il a reçu dans un « atelier maïeutique », installé dans son garage, des adultes quelque peu perdus qui rédigeaient leur biographie et ainsi s’enseignaient à eux-mêmes. Autant l’avouer, cette écriture était salvatrice, thérapeutique.
13Dans l’ouvrage à deux voix que nous avons rédigé ensemble, Mémoires d’un faiseur de livres, Henri Desroche indique que chacun, même le moins scolarisé, le moins « éduqué », sait des choses mais l’ignore tant il doute de lui, tant il se croit dévalorisé par son entourage ou par « la société ». Ainsi, il écrit : « Qu’il s’agisse des ouvriers autodidactes des “communautés de travail”, des partenaires-Sud en invention d’opérations décisives, de “vocations” en mal, en peine ou en gésine de leurs métiers, plus généralement d’opérateurs en requête de coopération ou de travailleurs en mal d’une université ouverte, […] ils avaient leurs sciences, leurs cultures, en tout cas leurs savoirs, qui équivalaient et équivalent à des trésors de connaissances. » (Desroche, 1992, p. 216). Le point de départ, qui n’est aucunement démagogique, c’est d’admettre que chacun sait et peut savoir ce qu’il sait. À partir de là, il chemine et lors de son cheminement il rencontre d’autres apprentis en maïeutique avec lesquels il va effectuer un morceau de route. C’est ainsi que la connaissance se conforte, s’accroît, questionne, se renouvelle, se mémorise.
14Tout apprentissage fonctionne à des vitesses différentes. C’est ainsi que Henri Desroche dénombre quatre « séquences » ou « sous-systèmes », qu’il énumère ainsi (Desroche, 1992, p. 235) :
- S1, le temps du sujet : maïeutique d’accouchement mental.
- S2, le temps de l’objet : maïeutique d’entraînement mental.
- S3, le temps du trajet : maïeutique d’accompagnement mental.
- S4, le temps du projet : maïeutique de réinvestissement total.
- S1 = apprendre à surprendre, ou la maïeutique proprement dite.
- S2 = apprendre à apprendre, ou préférablement la didactique.
- S3 = apprendre à comprendre, c’est-à-dire la dialectique ou mieux l’heuristique.
- S4 = apprendre à entreprendre, ou finalement la logistique.
15Toujours enclin à classer, lister, associer – un peu à la manière de Fourier – les diverses actions liées à une situation, Henri Desroche (1990, p. 31) considère que la maïeutique repose sur l’acquisition/expression de trois savoirs, « savoir savoir, savoir faire, savoir être », et que chacun d’eux nécessite de nombreuses combinaisons entre celui qui apprend de et celui qui apprend avec. Rien que pour le couple « apprendre/comprendre », il repère sept associations élémentaires (1990, p. 168) :
- je m’apprends à me comprendre
- je m’apprends à te comprendre
- je t’apprends à me comprendre
- je t’apprends à te comprendre
- tu m’apprends à te comprendre
- tu m’apprends à me comprendre
- nous nous apprenons à nous comprendre.
Notes
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[1]
Cf. Henri Desroche, Mémoires d’un faiseur de livres. Entretiens et correspondances avec Thierry Paquot, Lieu commun, 1992, et Paul-Henry Chombart de Lauwe, Un anthropologue dans le siècle. Entretiens avec Thierry Paquot, Descartes & Cie, 1996.
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[2]
Cf. Henri Desroche, « Les personnes dans la personne : éléments pour un bilan “vocationnel” », in Paul-Henry Chombart de Lauwe et Marc Augé (dir.), Les Hommes, leurs espaces et leurs aspirations. Hommage à Paul-Henry Chombart de Lauwe, L’Harmattan, 1994, p. 421-436, et Paul-Henry Chombart de Lauwe, « Rencontre avec Henri Desroche », in Émile Poulat et Claude Ravelet (dir.), Henri Desroche, un passeur de frontières. Hommage, L’Harmattan, 1997, p. 279-280.
-
[3]
Cf. Nous travailleurs licenciés par un groupe d’ouvriers licenciés : les effets traumatisants d’un licenciement collectif, UGE, collection 10/18, 1976 ; Un Groupe d’Ouvriers, Le Mur du mépris, Stock, 1978 ; Maurice Combe, « Effets d’un licenciement collectif, Saint-Étienne, 1964 », in Paul-Henry Chombart de Lauwe et Marc Augé (dir.), op. cit., p. 187-191.
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[4]
Cf. Paul-Henry Chombart de Lauwe, La Culture et le pouvoir, transformations sociales et expressions novatrices, Stock, 1975, 2e éd. L’Harmattan, 1983.
-
[5]
Cf. Paul-Henry Chombart de Lauwe, Pour une sociologie des aspirations, Denoël, 1969, 2e éd. révisée, 1971, et Thierry Paquot, « Des “besoins” aux “aspirations”, pour une critique des grands ensembles », Urbanisme, n° 322, janvier-février 2002, p. 79-80.
-
[6]
Cf. Henri Desroche, Apprentissage, 3 tomes, vol. 1 Apprentissage en sciences sociales et éducation permanente (préface de Roland Barthes), vol. 2 Éducation permanente et créativités solidaires, vol. 3 Entreprendre d’apprendre. D’une autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-action, Les Éditions ouvrières, 1971, 1978 et 1990.
On lira également Henri Desroche, Théorie et pratique de l’autobiographie raisonnée, document UCI n° 1, Québec, 1994, et Entretien avec Jean-François Draperi « Maïeutique et collégialité », Recherche et formation, n° 12, octobre 1992, repris dans Anamnèses. Cahiers de maïeutique, n° 15, 1993.