1Au cours des années 1970, dans une époque de triomphe des mass media, l’idée d’une communication différente émerge et des initiatives, majoritairement issues de mouvements populaires, se multiplient, en s’appropriant les nouvelles techniques de communication. Comment ces expériences émergent-elles et fonctionnent-elles ? L’exemple de la radio Antélim permet de le comprendre et d’appréhender les difficultés auxquelles elles ont été confrontées. Ces initiatives ont développé des systèmes de communication interpersonnelle à distance. Sont-elles pour autant une préfiguration d’Internet ?
Les années 1970 : vers un modèle multipolaire de communication
2Durant les années 1970, le développement des nouveaux moyens de communication est considéré comme souhaitable par les mouvements sociaux, et certains intellectuels tels que J. d’Arcy, P. Schaeffer, J. Voge ou encore H. M. Enzensberger y voient un moyen de démocratiser la prise de parole. On assiste à une percée remarquable de la vidéo dite « légère » et les premiers réseaux câblés se développent. Parallèlement, des interrogations sur les relations entre les supports techniques et « le droit à communiquer » (d’Arcy, 1978), la production de messages, la diffusion, la réception (Voge, 1978) et la nature de la participation induisent le désir de lancer des expérimentations. Des télévisions éducatives se développent au Venezuela, au Niger, en Côte d’Ivoire... et des mouvements populaires ou syndicaux utilisent la radio (« Lorraine cœur d’acier ») et la vidéo (« vidéographe » de Montréal ou « vidéogazette » du quartier La Villeneuve à Grenoble-Echirolles) comme vecteurs de diffusion d’idées nouvelles, pour donner la parole à ceux qui en sont privés.
3Alors que la théorie dominante repose sur le modèle des mass media, héritière des théories fonctionnalistes et des recherches de H. Lasswell, des contre-analyses de ce modèle se développent, principalement aux États-Unis et au Canada. La théorie de la communication de groupe à groupe s’élabore avec les travaux de W. Schramm, plaçant la communication hors du contrôle d’un pouvoir centralisateur.
4Pierre Schaeffer, préoccupé par le rapport de l’homme à l’outil, est l’un des rares intellectuels français à s’interroger sur le rôle des médias et sur la mise en œuvre d’un modèle alternatif aux mass media. Face au modèle en étoile au sein duquel un groupe restreint d’émetteurs s’adresse unilatéralement à un large public anonyme par le biais de journalistes servant d’intermédiaires, Pierre Schaeffer imagine un modèle médiatique alternatif, original et multipolaire reliant directement les utilisateurs entre eux. Il crée la notion de « réseau spécifique de communication sociale », favorisant la communication de groupe à groupe et répondant à certains besoins sociaux. « Les usagers ne subissent pas l’information omnibus fournie par des tiers, ne consomment pas un produit, mais trouvent un lieu d’échange, allant de l’information à la coopération, de la concertation à la négociation. Les contenus ne sont pas seulement associatifs, mais visent l’économique, le social, voire le politique, qui intéressent un milieu donné. [1] »
Pour une communication de groupe à groupe innovante
5À la fin des années 1970, le milieu maritime subit une mutation technologique et professionnelle profonde, amorcée depuis une vingtaine d’années : transformation technique des navires générant une réduction des effectifs à bord et accroissement des tonnages des bateaux modifiant l’organisation du travail à bord [2]. L’impact social de ces transformations est multiple : problèmes liés à la mobilité de l’emploi, à la promotion et à la réinsertion professionnelle, mais également problèmes culturels, relationnels, affectifs et familiaux.
6Un premier diagnostic des besoins en matière de communication révèle des sentiments de solitude, de frustration et d’exclusion chez les personnels embarqués. Les séparations prolongées d’avec leurs familles, le manque d’échange d’informations avec leurs propres compagnies maritimes, la difficulté d’établir des relations sociales variées, l’absence de journaux, le faible accès à des moyens de formation et de distraction contribuent à un sentiment d’isolement et de « déconnexion de la vie réelle » [3].
7À partir de ce constat, Yves et Marie Le Gall entreprennent en 1978 un programme de « recherche-action » portant sur la création de nouveaux modes de communication – horizontaux et interactifs – correspondant à un véritable critère d’utilité. Antélim (Association nationale des télécommunications du littoral et de la mer) a pour objectif d’assurer la promotion culturelle, sociale et professionnelle de la marine marchande, de favoriser l’accès à l’information et d’offrir aux navigants la possibilité de parler de leurs activités quotidiennes. La perspective d’établir les conditions d’un véritable dialogue social, avec des intervenants responsables et actifs, est au cœur du projet.
8Deux hypothèses de travail sous-tendent ce programme. La première envisage le perfectionnement des compétences et l’acquisition de nouveaux savoirs comme réponse possible au caractère évolutif du métier de marin et aux reconversions nécessaires liées à des carrières plus courtes. La seconde accorde à la médiation audiovisuelle un rôle important de vecteur d’informations de toute nature et d’éléments récréatifs, afin de créer une alternance entre le travail et les moments de loisirs, et de fournir un outil d’autoformation et de perfectionnement individuel et collectif. Dans ces conditions, l’apport culturel, le soutien pédagogique et le rôle formateur et animateur de cette médiation doivent être envisagés simultanément.
Un réseau spécifique de communication sociale : Antélim
9Yves Le Gall [4], appuyé par les conseils de chercheurs et de professionnels (P. Schaeffer, J. Poullin, F. Billetdoux, J. Perriault, T. Gaudin, J. de Noblet, J.-M. Cublier, G. Sarrazin ou encore J.-P. Demalleyer, D. Darbois, P. David et E. Guibert) lance une action de mobilisation. Il s’agit de convaincre les institutions de financer une infrastructure permettant le fonctionnement d’un réseau spécifique de communication sociale à l’aide d’un maillage hertzien du territoire, d’entraîner les responsables associatifs à défendre des objectifs médiatiques nouveaux pour eux, et de faire accepter aux partenaires sociaux (armateurs, syndicats, pouvoirs publics) des habitudes nouvelles de transparence dans le déroulement des traditionnels dialogues sociaux.
10Différentes actions sont programmées : émissions radiophoniques, productions audiovisuelles pédagogiques, échange et diffusion de productions existantes et création d’un journal. Les associations familiales maritimes, foyers de jeunes, clubs et maisons du marin, ainsi que les comités d’entreprises et les écoles sont contactés. Il leur est proposé de prendre en charge l’expression de leur vécu professionnel, culturel et relationnel. Une trentaine de groupes (cinq à dix personnes, amateurs et bénévoles, constituant des Unités d’expression et de communication, UEC) répondent positivement. Une initiation technique succincte est assurée localement par l’équipe d’Antélim qui répondra aux questions sur la fabrication d’un reportage, d’une revue de presse, d’interviews… mais sans intervenir sur les contenus.
11Après d’âpres négociations, Radio France Internationale (RFI) propose un créneau hebdomadaire de cinquante minutes qui permet de toucher les bateaux en mer par six canaux d’ondes courtes (49 m, 41 m, 31 m, 25 m, 19 m, 16 m). Comme le précise Pierre Schaeffer, « il ne s’agit plus d’un programme continu ni d’une longueur d’onde exclusive, mais de créneaux horaires réguliers sur un réseau porteur, neutre et auxiliaire, offrant des rendez-vous à de véritables participants » [5].
12Assurées habituellement par des professionnels de la communication, les responsabilités de programmation (choix des sujets), de production (fabrication des messages) et d’évaluation (impact), sont de fait « transférées » à des amateurs. Des règles du jeu, fondées sur un engagement collectif, sur l’apprentissage de la parole démocratique et du consensus, apparaissent pour garantir à la fois la spontanéité et la production (respect des délais, des volumes). La responsabilité des contenus est collective.
Des contenus pour des actions
13Les émissions radiophoniques, d’une durée de quarante-cinq minutes, sont diffusées chaque mercredi après-midi. Elles sont originales et diffèrent en tout – par l’abondance des sujets, leurs variétés, leurs formes et leurs tons – de celles que des professionnels de la radio auraient pu faire. Les émissions reflètent les préoccupations quotidiennes des marins : des sujets graves (licenciements) ; des sujets pédagogiques (hygiène et sécurité à bord) ; des informations locales (fêtes patronales, rencontres sportives) ; des informations pratiques ou culturelles (souvenirs d’anciens, conseils pour observer les oiseaux de mer…).
14Toutefois, il faut lutter constamment pour que RFI ne reprenne pas ses prérogatives formelles et institutionnelles. La station de radio veut imposer un de ses animateurs pour introduire et conclure les émissions, multiplier des espaces de respiration au sein du programme et raccourcir les interventions jugées trop longues. Un décalage se creuse entre ce que veulent les professionnels des médias et ce que les auditeurs attendent véritablement du « Rendez-vous des marins » : connaître et comprendre, dans les nuances et dans les détails.
En guise d’évaluation
15Ces émissions ont été assurées pendant six ans sans défaillance, de mars 1979 à septembre 1984, parce qu’elles répondaient à des besoins. Lancer puis alimenter des échanges interactifs a permis de sortir de l’isolement, du ressassement, et à terme, du découragement conduisant à la résignation. Les espaces offerts à la participation étaient suffisamment ouverts pour permettre à chacun d’y trouver un rôle. Comme les autres initiatives de réseaux spécifiques de communication sociale, elles reposaient sur des valeurs comme la solidarité, la réciprocité, la recherche de l’autonomie, la spontanéité et la convivialité.
Témoignage d’un marin
• Le plus difficile c’est d’établir une communication. Au carré, on est facilement sept-huit : chacun a ses idées qu’il essaie de défendre. […] L’ennui, c’est qu’à la fin tout le monde reste sur ses positions parce qu’on sait qu’on ne pourra pas communiquer.
• C’est un des premiers problèmes des bateaux. […] Il faudrait que ce qu’on entend à la radio ou ce qu’on voit à la télé, on puisse en discuter ensemble. Alors, si on avait un sujet de discussion comme un film ou une émission, on pourrait parler par exemple de la censure et alors on dirait “qu’est-ce que t’en penses, toi, de la censure ?”.
• Actuellement, avec les moyens qui nous sont donnés à bord, on ne peut pas organiser ce genre de discussion…
• Le dialogue n’est pas ouvert parce que chacun se retranche dans son moi intérieur et n’ose afficher ses idées… Enfin, on veut bien afficher une idée, mais on n’a pas envie qu’elle devienne fausse à cause du raisonnement de quelqu’un d’autre… On défend jusqu’aux limites ses idées, c’est cela la difficulté de la communication. Ce qui serait bien, ce serait de pouvoir communiquer avec quelqu’un d’autre. »
16Cependant, cette expérience a toujours été fragile et, d’une certaine façon, non maîtrisable à cause de résistances, d’obstacles et de freins nombreux. Et cela aussi à tous les niveaux du milieu maritime lui-même qui tenait à son isolement autant qu’il voulait en sortir.
17La force de l’expérience résidait dans l’engagement des personnes ; ceci en constituait également les limites. Le turn-over de la vie, ou même la lassitude des leaders, arrêtèrent momentanément ou définitivement l’apport de production de certaines UEC (Unités d’expression et de communication). L’investissement en formation et en mobilisation du réseau était en permanence à surveiller et à recréer. « Faire faire » supposait une vigilance incessante de la part de l’animateur des animateurs. La tentation était toujours là, soit de manipuler ou de se substituer aux responsables pour obtenir des résultats, soit d’être laxiste sur la qualité par lassitude. Les soutiens institutionnels étaient nombreux mais disparates ; quant aux appuis des sociétés médiatiques, ils n’étaient jamais acquis d’avance. La recherche de financements était incessante et sans assurance, et les versements effectifs se faisaient avec des retards considérables. L’association a toujours connu la précarité, jusqu’à ce qu’elle disparaisse en avril 1985.
18Cet arrêt s’explique de plusieurs manières :
- « Antélim se voit souvent placé dans un étau. Sous prétexte de particularité, on le traite aussitôt comme une entreprise privée qui aurait à justifier de son produit […] sans même s’apercevoir qu’avec des crédits inférieurs à une petite station régionale, il assume un réseau outre-mer d’usagers dispersés, des stages de formation et des produits originaux, le tout après s’être installé lui-même sans aide extérieure [6] », comme l’écrivait Pierre Schaeffer qui argumentait et usait de son influence pour faire agir les institutions.
- Le partage de sens, fondamental dans les réseaux spécifiques de communication sociale, tendait à se dissoudre de façon générale. Par ailleurs, entre 1979 et 1985, les emplois actifs de la marine marchande passèrent de 37 000 à 13 000. La réorganisation du service public (dont Radio France) rendait difficile le respect des engagements pris et faisait la part de plus en plus belle à des actions rentables et visibles. Déjà les logiques commerciales des sociétés de médias pointaient. Soutenir une action sociale qui avait fait ses preuves n’était plus d’actualité.
Les freins à l’innovation en communication sociale
19L’expérience d’Antélim atteste qu’un certain mode d’autogestion des outils modernes de communication par les usagers est possible, avec des délais d’accoutumance de l’ordre de quelques mois.
20Les expériences menées dans le champ de la communication sociale génèrent souvent de nombreuses innovations, tant dans le domaine de l’action que dans celui de la communication, en mettant en œuvre des formes d’expression spontanées et non conformistes. « Lorsqu’on part du terrain et que les acteurs de base sont partenaires et deviennent porteurs de l’innovation, la force de conviction et de changement devient irrésistible, et l’exclusion peut reculer » (Schwartz, 1997, p. 95). Cependant, ces réalisations, qui permettent de se libérer de l’emprise des professionnels de la communication, suscitent peu d’intérêt, tant dans la société qu’au sein du monde des universitaires et des chercheurs.
21Pierre Schaeffer relève, dans différentes notes qu’il a rédigées à l’époque, deux freins principaux au déploiement de ces réseaux spécifiques de communication sociale. Le premier est d’ordre politique. La demande sociale risque d’être de plus en plus forte si des créneaux de communication se libèrent et se transforment en forums pour permettre de débattre des affaires publiques. Plus que des émissions d’information, ces espaces constitueraient une restructuration complète des instances de réflexion et de décision qui risqueraient alors de contrarier le pouvoir politique. « Tout projet mobilisateur, d’un emploi différent des médias, perturbe l’ordre établi. Il ne peut être porté que par un dynamisme politique venu de la base ou du sommet. On observera qu’un rendez-vous sur les ondes, s’il est vraiment fréquenté, est aussi un rassemblement sur la voie publique, et que cette voix ressemble fort à celle de la démocratie directe. [7] »
22Le second frein identifié par le chercheur consiste à prêter aux individus constituant ces milieux spécifiques un désir d’échange, d’information mutuelle et de concertation, surévalué par rapport à la réalité. Pierre Schaeffer note que les habitudes acquises, la passivité des gens et leur peu de goût à s’associer autrement que dans la revendication ne favorise pas la pérennité de ce type d’actions [8].
23Près de trente ans plus tard, le constat n’est guère différent. Cette désaffection peut s’expliquer de différentes manières. Comme le relève Hervé Collet, ces expériences sont souvent peu visibles. Peu attractives pour le grand public, elles ont du mal à trouver un écho dans les grands médias. Le milieu associatif manque d’homogénéité et de méthodologie pour se donner à voir. À cela s’ajoute le fait que les sujets dont il se préoccupe sont « souvent ingrats et dérangeants » (Collet, 2004, p. 102), abordant des thématiques liées généralement aux minorités et aux personnes en difficulté.
Vers une préfiguration d’Internet ?
24Le champ de la communication sociale s’ouvre lorsqu’il existe des déséquilibres importants dans l’information et la vie affective. Au travers du réseau Antélim, les marins peuvent trouver un palliatif à leur solitude à bord, car il possède les principales caractéristiques des réseaux spécifiques de communication sociale :
- il s’agit d’un réseau multipolaire au sein duquel les Unités d’expression et de communication entrent en relation les unes avec les autres et avec la globalité du réseau ;
- le principe de communication horizontale est appliqué, chaque Unité (UEC) est à égalité en matière de communication ;
- le réseau possède une identité commune et affinitaire, celle de la marine marchande ;
- son organisation est autoporteuse, du moins tant que le sens est partagé ; en effet, lorsque le sens s’affaiblit, la mobilisation décroît jusqu’à la déliquescence du réseau ou sa fermeture.
25Le développement de radios sur Internet, particulièrement dans les pays en voie de développement, sont une autre forme de ce rapprochement, avec une fonctionnalité supplémentaire : celle de proposer des forums de discussion oraux ou écrits.
26Il paraît donc possible aujourd’hui d’imaginer une mutualisation des connaissances acquises sur la communication de groupe à groupe, dans le cadre de la radio et des potentialités qu’offre la technologie Internet. Toutefois, le système de diffusion est différent. Antélim était diffusé gratuitement par le service public. Aujourd’hui, Internet est sous le contrôle de l’ICANN, organisme placé sous la tutelle du ministère américain de la Défense, et la question du contrôle se pose en d’autres termes.
Notes
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[1]
P. Schaeffer, « Problématique de la communication », projet d’article pour l’Encyclopaedia Universalis, 1981, p. 31.
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[2]
Marie Avron - Le Gall a étudié l’univers de la marine marchande dans sa thèse, Les Problèmes actuels de la vie professionnelle et sociale à bord des navires de commerce, soutenue en 1968.
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[3]
L’étude Le Métier de marin : l’imaginé et le vécu, réalisée par l’Union sociale maritime, a permis de dresser ce diagnostic.
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[4]
Yves Le Gall, né en 1926, a été administrateur en chef de l’ORTF puis à TDF. Il a également été chef de mission pour des projets de télévision éducative en Côte-d’Ivoire et au Niger et a monté un centre de formation pour l’audiovisuel au Maroc. Il est décédé en 1987.
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[5]
Note du 27 octobre 1980 de Pierre Schaeffer, adressée au ministre de la Culture et de la Communication.
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[6]
Idem.
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[7]
P. Schaeffer, op. cit., 1981, p. 32.
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[8]
P. Schaeffer, Pour une écologie culturelle, document non publié, 1981, p. 19.