1Pour celui qui regarde, de manière un peu trop pressée, l’œuvre de Louis Marin (1931-1992), rien ou presque ne semble concerner les Sciences de l’information et de la communication. Spécialiste de la Logique de Port-Royal ou de Pascal, de la peinture religieuse ou politique du xviie siècle (Poussin, Champaigne, Le Brun, Félibien, etc.), il est à l’écart de la construction de sciences ancrées dans le contemporain et plus intéressées par les médias que par les œuvres d’art. Le seul lien apparent peut-être trouvé dans une participation, pendant quelques années, à l’aventure de la sémiotique narrative. Et encore est-ce à propos de textes à caractère religieux ou bien à propos de contes comme en témoignent les articles rassemblés à la fin des Études sémiologiques (1971). Et pourtant... Faut-il rappeler que Louis Quéré, dès 1982 dans Des miroirs équivoques, ouvrage consacré à la critique de l’approche fonctionnaliste de la communication, avançait que Louis Marin était l’un des auteurs pouvant servir à repenser la communication ?
2D’où vient donc une telle importance ? Probablement de ce que Louis Marin, tout en travaillant sur des objets situés à distance de nous, a largement contribué à déplacer le regard que nous pouvions porter sur des objets contemporains dont traite précisément les Sciences de l’information et de la communication. Je vois en effet trois déplacements majeurs.
3Le premier a concerné la sémiotique des images. S’éloignant des approches qui visaient à retrouver dans les images des signes, il propose, avant même les années 1970, une approche pragmatique qui considère l’ensemble image-lecture afin de comprendre comment le sens vient à ces composants du tableau que sont les « figures » (voir par exemple les articles de la première partie des Études sémiologiques, spécialement les « Éléments pour une sémiologie picturale »).
4Cette ouverture à ce qu’on pourrait appeler rétrospectivement une « pragmatique des stratégies énonciatives », qui situe l’espace de la signification entre production et lecture et non plus dans un assemblage de signes, va permettre d’aborder l’objet culturel (en l’occurrence, le tableau) comme un dispositif. Déplacement majeur qui fait de l’organisation même de l’objet culturel (tableau ou texte) l’objet de l’étude : c’est dans cet objet, à travers la régulation de la relation monde réel ou imaginaire (la référence) et des positions du producteur et du récepteur de l’objet (l’énonciation) qu’il faut chercher comment s’opère la production de la signification. Louis Marin s’intéresse ainsi à la forme que va prendre cette régulation dans les objets qu’il étudie et qui d’ailleurs appartiennent pour la plupart au xviie siècle : se référant aux distinctions introduites par Émile Benveniste entre discours et histoire, d’une part (présence ou absence du sujet parlant dans le discours), et entre sémiotique et sémantique, d’autre part (niveau des signes et niveau du discours), il ouvrira le chantier d’une analyse de cette forme spécifique de fonctionnement des objets culturel qu’il désigne par le terme de « représentation » ou de « systèmes représentatifs » (voir par exemple l’article sur la représentation narrative paru en 1980 dans l’Encyclopaedia universalis).
5Un troisième déplacement a toujours joué en parallèle des deux premiers. Il porte sur ce que j’appellerai volontiers l’usage social et politique de ces dispositifs que sont les objets culturels étudiés (qui appartiennent d’ailleurs pour la plupart au xviie siècle). Il y a en effet chez Louis Marin une interrogation continue sur la transformation des signes en force : cela commence avec ses travaux sur l’utopie (j’ai à l’esprit son texte sur Disney dans Utopiques, jeux d’espaces), sur le récit (Le Récit est un piège), puis dans Le Portrait du roi. La réunion sous forme d’ouvrage (Politiques de la représentation) d’un ensemble d’articles sur cette question montre à quel point nous avons encore là matière à réflexion pour une analyse de l’opérativité des médias et plus largement des objets culturels, c’est-à-dire pour une analyse de leur efficacité symbolique.