1En envisageant la communication dans une perspective anthropologique, Dell Hathaway Hymes (1927) a introduit le langage en acte – verbal et non verbal – au cœur de l’analyse sociolinguistique. Cette « ethnographie de la parole », qui entre en résonance sur ce point avec la position de William Labov, pose la centralité de la variation dans l’étude du langage et fait de la pragmatique le présupposé de toutes les dimensions linguistiques. Dans ce cadre, communauté et individu sont en co-détermination réciproque, dès lors que « sens et syntaxe de la langue ne se laissent pas définir indépendamment des actes de parole qu’elle présuppose » (Deleuze et Guattari, 1981, p. 81).
L’étude du langage dans un champ social et culturel donné
2Le projet d’étudier les relations existant entre société et langue se trouve, en France, dans la pensée sociologique d’Émile Durkheim, aux États-Unis dans l’anthropologie de Frantz Boas et Edward Sapir, en Grande-Bretagne chez Bronislaw Malinowski et chez John Rupert Firth. Les travaux établissant une relation entre la structure et les fonctions d’un langage en acte s’inscrivent en particulier dans la continuation de B. Malinowski qui, au cours de ses enquêtes auprès des Mélanésiens des îles Trobriand, pour distinguer la narration de l’action, avait désigné par « fonction pragmatique » le rôle du langage décrivant les actions de la vie quotidienne.
3Dans l’ouvrage collectif d’ethnographie de la communication consacré à l’approche interactionnelle des conduites langagières (Gumpers et Hymes, 1972), John J. Gumpers présente des paradigmes de recherche. Il identifie de grands axes, parmi lesquels une typologie des situations de langage qui combine des recherches empiriques sur les habitudes verbales des groupes humains, des problématiques liées à la diversité linguistique (bilinguisme, multilinguisme, diglossie, bidialectalisme, multidialectalisme), des travaux de terrain et des études comparatives menées sur les usages langagiers de groupes humains dans le cadre d’enquêtes interdisciplinaires. Un autre axe majeur posé par J. Gumpers est consacré à l’adaptation des techniques d’enquêtes portant sur des dialectes régionaux à des études du langage en environnement urbain moderne, cela ouvrant sur une nouvelle tradition de travaux en dialectologie sociale urbaine (Idem, 1972, p. 10-14). Dans ces recherches, des concepts analytiques émergent, tels que « comportement discursif » (speech behavior), « communauté langagière » (speech community), « acte de discours » (speech event), « variables sociolinguistiques » et « répertoires linguistiques » (Idem, 1972, p. 14-25).
4L’objet d’étude de D. H. Hymes est la langue en acte, son utilisation et ses variations à l’intérieur des collectifs. Il s’appuie sur l’observation et l’analyse des relations entre les usages de la parole – les « actes de discours », la parole en tant qu’action – et les structures sociales. Il « plaide en faveur d’une linguistique socialement constituée » (Hymes, 1984, p. 20).
5Sa conception anthropologique du langage et de la communication l’amène à privilégier l’enquête de terrain comme mode d’observation directe des interactions langagières, ce qui le rapproche des méthodes de la sociolinguistique.
6À l’instar de D. H. Hymes, W. Labov, le principal représentant de l’approche sociolinguistique américaine du langage, disciple de Uriel Weinreich (Languages in Contact, 1951), s’est attaché à étudier la covariation d’éléments de la langue et de facteurs sociaux par observation conjointe d’une langue et d’une communauté. L’enquête de dialectologie urbaine qu’il mena dans la ville de New York établit une corrélation entre des éléments (phonologiques et grammaticaux) de variation linguistique et d’usage quotidien, et des processus sociaux (Labov, 1966). Toutefois, même si l’anthropologue et le sociolinguiste font de la variation de la langue un élément central, ils posent un rapport différent entre la parole et l’identité des membres d’une communauté. La conception covariationniste de D.H. Hymes réserve ainsi une part de liberté au locuteur qui choisit, dans une situation donnée, un « style » porteur d’une signification sociale (les phénomènes langagiers sont « situés », « radicalement sociaux et personnels »), tandis que, dans les travaux de W. Labov, le discours du locuteur semble davantage contraint par les situations, les paramètres sociaux (la classe socio-économique, l’âge, le sexe…) et les groupes d’appartenance.
7À partir des travaux de D. H. Hymes et de W. Labov (quelles que soient leurs différences), la linguistique est posée comme une pragmatique (sémiotique ou politique), comme une instance d’effectuation des conditions du langage dans un champ social spécifique.
D’une ethnographie de la parole à une ethnographie de la communication
8Pour D. H. Hymes, la parole est un système régi par des règles : « Les règles de la parole correspondent aux manières dont les locuteurs associent des modes d’élocution particuliers, des sujets ou des formes de message, avec des activités et des contextes particuliers » (Hymes, 1972, p. 36). La « compétence de communication » correspond à « ce dont un locuteur a besoin de savoir pour communiquer de manière effective dans des contextes culturellement significatifs » ; elle renvoie à « une capacité performative » (ability to perform). La notion centrale est « l’adéquation (appropriateness) des messages verbaux à leur contexte, ou leur acceptabilité (acceptability) [sélection et élection] au sens le plus large » (Gumpers et Hymes, 1972, préface). En s’appuyant sur « l’acte de discours » (speech event), ou acte de parole, l’analyse vise à décrire les stratégies, les valeurs et les contraintes combinatoires qui portent le « sens social » des actes de parole dans un certain cadre culturel. Cette compétence de communication est « indissociable de certaines attitudes, valeurs et motivations touchant à la langue, à ses traits et à ses usages et tout aussi indissociable de la compétence et des attitudes relatives à la relation entre la langue et les autres codes de conduite en communication (Hymes, 1984, p. 74). Par ailleurs, cette compétence est le plus souvent plurilingue du fait de la co-existence complexe, par exemple d’une langue officielle avec une langue minorisée.
9Cette conception du langage s’oppose à l’héritage de la linguistique structurale, construit sur la distinction entre langue et parole, impliquant un système linguistique homogène et la négation des variations, courant de pensée dont Noam Chomsky est le représentant majeur. L’approche chomskienne repose, en effet, sur les postulats suivants (Deleuze et Guattari, 1981, p. 95-139) :
- « le langage serait informatif et communicatif » ;
- « il y aurait une machine abstraite de la langue qui ne ferait appel à aucun facteur extrinsèque » ;
- « il y aurait des constantes ou universaux de la langue qui permettraient de la définir comme un système homogène » ;
- « on ne pourrait étudier scientifiquement la langue que sous les conditions d’une langue majeure ou standard ».
10Focalisée sur les cas de l’enfant et de l’apprenant, la « compétence de communication » a été notamment utilisée dans le domaine de l’acquisition du langage et dans celui de l’apprentissage et de l’enseignement des langues étrangères (Hymes, 1984, p. 18-19). D. H. Hymes a fait état des nombreuses notions qui en furent dérivées : la compétence de conversation, d’interaction ou de situation ; la compétence sociale, sociolinguistique, pragmatique, réceptive, productive… (Idem, 1984, p. 125-128). Toutefois, la notion globale de « compétence de communication » lui semble plus pertinente en ce qu’elle est à même de recouvrir les compétences d’un individu dans plusieurs langues et d’inclure le langage non verbal (Idem, 1984, p. 18-19).
11Ainsi, par l’élargissement du champ de compétences, l’ethnographie de la parole peut devenir une ethnographie de la communication.
La fonction pragmatique du langage : de l’acte de parole à « la parole en tant qu’action »
12Pour D. H. Hymes, il convient de dépasser les dichotomies récurrentes caractéristiques du xxe siècle, telles « langue et parole », « culture et comportement », y compris « compétence et performance » ; elles se sont avérées inadéquates à appréhender la complexité de la notion de langue. L’auteur formule, en 1984, cette critique envers son propre texte, écrit en 1974 et qui, selon ses termes, « est en grande partie une argumentation modelée par la dichotomie langue/parole » (Idem, 1984, p. 194). Pour reprendre une formule de W. Labov, de Saussure à Chomsky, c’est le même paradoxe : « L’aspect social du langage se laisse étudier dans l’intimité d’un bureau, tandis que son aspect individuel exige une recherche au cœur de la communauté » (Labov, 1976, p. 259 et 361).
13La prise en compte de la dimension sociale et pragmatique est donc essentielle. Toutefois, bien que la fonction pragmatique du langage soit présente dans la théorie linguistique comme dans l’ethnographie de la communication, elle recouvre des pratiques scientifiques et des concepts distincts : l’étude intuitive et théorique des « actes de langage » (speech acts) reste fondamentalement différente de l’observation empirique des « actes de discours » (speech events), reliés à la parole.
14Par ailleurs, il existe, observe D. H. Hymes, en complément des actes de parole, d’autres éléments linguistiques susceptibles de réaliser des effets déclaratifs sur le plan de l’action (par exemple, des marques de déférence ou de politesse).
15Visant autant la « compréhension du langage » que la « compréhension du langage dans la vie sociale », D. H. Hymes choisit de privilégier « une perspective centrée sur l’action parce que c’est elle qui autorise l’approche la plus globale ». D. H. Hymes se situe donc au cœur de l’évolution vers les aspects énonciatifs de la communication (1970-1980) dans leurs dimensions interactives et relationnelles (à partir de 1980). Rappelons, dans ce contexte et au-delà de l’apport d’Émile Benvéniste, l’importance des travaux de John Austin – ce dernier montrant qu’il n’existe pas seulement, entre l’action et la parole, des rapports extrinsèques, mais aussi des rapports intrinsèques entre les paroles et les actions que l’on accomplit en les disant, en les énonçant. Cette mise en évidence du rôle décisif du performatif, et de manière plus large de l’« illocutoire » avec John Searle, a renforcé la position pragmatique. Il n’y a que de la pragmatique, et différentes instanciations de cette pragmatique.
16Dans cette lignée, se trouvent la sémantique générative de Georges Lakoff (1972) ou la sémantique discursive d’Oswald Ducrot (1972).
D’une pragmatique à une anthropologie communicationnelle
17Les travaux de D. H. Hymes contribuent à approfondir la pensée des phénomènes communicationnels. Son refus de considérer le langage comme un système clos et autonome l’amène à repenser la manière dont il est à la fois l’exprimé et l’expression d’agencements sociaux, eux-mêmes pris dans une perspective historique.
18Ses travaux entrent, sur ce point, en résonance avec tous ceux qui, dans le domaine linguistique et sémiotique, donnent un rôle essentiel aux processus historiques et conçoivent « la machine abstraite du langage non comme un mécanisme automatique enchâssé dans le cerveau, mais comme une sorte de diagramme gouvernant les mécanismes des interactions collectives » (De Landa, 1997). Ils font également écho aux travaux de Zelig Harris (Harris, 1976) qui, dans le cadre d’une théorie mathématique du langage, reprend la notion de « contraintes locales ». Selon son point de vue, les contraintes impliquant l’association de certains mots à d’autres sont transmises en tant qu’informations sociales obligatoires. Z. Harris développe son modèle de transmission sociale des contraintes combinatoires en termes évolutionnistes ; il utilise différents types de contraintes, en compétition, pour des niches informationnelles. Comme tous les grands pragmatistes, il rejette ainsi le concept d’un noyau stable du langage et sa vision rend possible un questionnement sur les variations dialectales et le caractère profondément hétérogène du langage. Car la source des contraintes réside, en partie, dans les processus de standardisation progressive des usages. De ce point de vue, les phénomènes d’imitation, les processus de répétition et de stabilisation-convergence jouent un rôle décisif.
19Dans le modèle de Z. Harris, « le langage est un produit historique, c’est-à-dire qu’il est le résultat d’un procès d’accumulation de restrictions concernant les co-occurrences de mots relatives à un autre mot et les contraintes combinatoires sont profondément morphogénétiques » (De Landa, 1997 : 215-254). De plus, les nouvelles contraintes qui émergent du processus de conventionnalisation des usages changent les probabilités de co-occurrences des mots. La structure du langage s’autoorganise comme procès impliquant, en termes mathématiques, des tirages successifs d’équiprobabilité (aléatoires) appliqués aux combinaisons formées par des « normes répliquantes » – qui permettent la répétition et la codification du langage. La théorie de Z. Harris donne la possibilité d’accéder à une machine abstraite plus large que ne l’est « l’automate chomskien » et qui se trouve en mesure de se connecter aux dynamiques sociales.
20La pragmatique, telle qu’elle s’incarne dans D. H. Hymes et ceux qui le précèdent, l’accompagnent ou le prolongent, trouve dans les mathématiques, alliées à l’informatique, un puissant outil pour accéder à la description et à l’exploitation des agencements – constitués de collectifs plus ou moins hétérogènes. C’est la raison pour laquelle D. H. Hymes s’est rapidement intéressé aux usages possibles des ordinateurs (1965). On connaît, aujourd’hui, l’utilisation de plus en plus grande de programmes informatiques et de traitements statistiques des corpus, qui donnent à la pragmatique, dans toutes ses instanciations, des moyens puissants pour explorer les diverses sémiotiques, leurs co-existences, les variations qui les parcourent et les affectent, ainsi que les rapports différentiels entre les processus morphogénétiques à l’œuvre au sein des collectifs communicationnels.
21Les fondements d’une politique, voire d’une géopolitique des langues, sont également posés. Car il s’agit bien d’étudier les rapports de forces qui s’expriment et se déploient à la traversée des grandes fonctions du langage (Hymes, 1971, p. 3). C’est la raison pour laquelle la question du multilinguisme, des langues minoritaires et des multiples variantes dialectales occupent une place importante dans le travail de D. H. Hymes, à l’instar d’autres sociolinguistes. On sait combien le problème est complexe dès lors que l’on envisage la profonde hétérogénéité interne du langage. Le concept de « littérature mineure », tel qu’il est développé dans l’ouvrage Kafka pour une littérature mineure (Deleuze et Guattari, 1975), et le modèle tétraglossique proposé par H. Gobard (1976), s’inscrivent dans cette direction.
22En conclusion, la posture scientifique de D. H. Hymes aura cherché à se dégager des postulats de la linguistique structurale, formalisante, ce qui l’a conduit à fonder une anthropologie pragmatique et communicationnelle. Hymes a tenté d’explorer et de penser le couplage structurel, les co-déterminations et leurs variations, entre la communication linguistique et non linguistique. Enfin « l’ethnographie de la communication » – formulée par D. H. Hymes – présente un intérêt majeur pour étudier le statut des processus communicationnels situés au cœur des collectifs d’énonciation complexe et qui impliquent des régimes de signes et des substances d’expression hétérogènes.