La Pologne
1Comme le montre l’analyse de Jakub Lubelski, la presse polonaise a accueilli la mort de Jean-Paul II avec un intérêt particulier. Ce sujet a monopolisé toute la presse, de droite comme de gauche, laïque comme d’inspiration chrétienne. Les médias se sont d’abord intéressés aux réactions internationales qu’ils ont rapportées avec détail, en citant notamment les propos les moins attendus de Vladimir Poutine, Georges Bush, et Fidel Castro, rendant compte des manifestations spontanées de sympathie des sociétés civiles en Amérique latine et commentant également les propos des télévisions arabes ; tout cela en insistant sur le caractère global de l’événement. Dans les journaux polonais, il a aussi été largement question des réactions des États. Il n’a pas échappé à l’attention des journalistes que seules la France et l’Allemagne n’ont pas décrété un deuil national parmi les pays de tradition chrétienne.
2Ce qui frappe surtout, c’est le ton et le vocabulaire utilisés pour relater cet événement que l’on peut qualifier de solennel. Il y est question de la « fin d’une époque », de la « sainte semaine papale », d’une « récollection nationale », de la « paroisse globale ». On insiste sur le « processus du changement irréversible des médias », de l’« impulsion donnée à la culture chrétienne dont les conséquences seront sensibles seulement dans un avenir lointain » (Magdalena Sroda). Un journaliste de Polityka (hebdomadaire de gauche laïque) va jusqu’à considérer que le pontificat de Jean-Paul II a été un « mystère insondable ».
3Le thème qui occupe la place la plus considérable (et qui sera repris un an après avec la même intensité) est celui de la « génération JP2 ». Cette tranche d’âge de la population polonaise, dont on a annoncé la sécularisation rapide, après l’avènement de la démocratie et qui manifeste au contraire un intérêt grandissant pour les manifestations spirituelles, intrigue les journalistes et fait désormais l’objet de plusieurs études sociologiques. Il y est question de la marche blanche à laquelle ont participé un demi-million de jeunes, croyants ou non, dont on pense que la mort du pape a changé la conscience. On y voit une analogie avec une autre expérience forte qu’était Solidarnosc pour la génération de leurs parents. La mort du pape a mis en évidence l’existence d’une « génération à ethos commun », internationale et se reconnaissant autour des mêmes valeurs. La génération JP2 est bien sûr plus un idéal ou un projet qu’un état de choses réel. C’est donc plutôt sur le plan symbolique que cette image revient avec insistance dans toute la presse polonaise.
4Certains articles parlent d’une possible évolution spirituelle possible de la civilisation européenne. De nombreux auteurs expriment la conviction que l’exemple polonais – celui d’un État où une présence forte de la religion se maintient dans la sphère publique – peut être intéressant pour d’autres pays. En effet, certains imaginent que, loin d’être contraire à la démocratie, cette spiritualité peut au contraire l’enrichir et lui indiquer une nouvelle direction, ce qui serait alors une chance pour forger une nouvelle communauté d’Européens unie par des valeurs communes.
La France
5Joanna Miadowicz analyse la presse française pendant la même période en prenant pour échantillon représentatif Le Monde, Le Figaro, L’Humanité et Le Parisien. Elle met en évidence une certaine évolution dans le traitement de ce sujet en France. De neutre, voire grave lorsqu’il est question de l’agonie du pape, le ton devient critique lorsqu’il s’intéresse à l’avenir de l’Église catholique en tant qu’institution et au bilan du pontificat. Le plus souvent, la presse présente Jean-Paul II soit comme le pape de la jeunesse, engagée politiquement, soit comme un pape soutenant les peuples vivant à l’ombre des grandes puissances (un « ambassadeur du Tiers-Monde »), soit comme un pape médiatique, soit enfin comme le pape polonais combattant le communisme.
6À la différence de la presse polonaise, on constate qu’en France, le choix des sujets varie fortement en fonction de la ligne éditoriale du journal considéré. Ainsi dans les 18 articles de L’Humanité analysés, le pape est fortement critiqué pour avoir étouffé la théologie de la libération en Amérique latine, pour son attitude jugée passive vis-à-vis des dictatures en Chili et en Argentine, pour son conservatisme, son décalage avec la réalité sociale, pour ses liens avec l’Opus Dei. Son pontificat est perçu comme très géopolitique vu qu’on lui reconnaît le statut de « grand pape de la mondialisation ». La mort du pape incarne la fin de la Guerre froide, puisqu’il a consacré sa vie à la lutte contre le communisme en repoussant au second plan, selon les journalistes de L’Humanité, la défense des droits de l’homme.
7Pour leur part, les journalistes du Figaro (25 articles analysés) ont recueilli de nombreux témoignages, principalement sur le territoire français. Peu d’articles s’intéressent aux prises de position à l’étranger – là encore à l’opposé de la presse polonaise qui a souhaité donner une dimension internationale, voire universelle à l’événement. Les témoignages recueillis font état de l’émotion humaine, face à la souffrance du pape mourant, y compris au sein des minorités ethniques interrogées (principalement musulmanes). D’autres personnes interrogées manifestent de l’indifférence, ou critiquent les « déclarations rétrogrades » du pape dont les voyages à travers le monde n’ont pas nécessairement suffi à rendre les idées aussi sympathiques que le personnage. On lui reproche également de ne rien avoir fait pour la cause homosexuelle. Dans d’autres articles, les journalistes soulignent que le pape était l’ami de la jeunesse et parlent également de la génération JP2. Loin de lui reprocher son côté réactionnaire, on souligne au contraire que le pape n’est pas censé être à la mode. On lui sait gré d’avoir renforcé la société civile et d’avoir donné par sa mort une leçon de vie à de nombreuses personnes.
8Dans le journal Le Monde, à l’expression parfaitement neutre et objective des premiers articles, succède un ton teinté d’émotion et de respect, s’appuyant là aussi sur les témoignages, les souvenirs et les hommages. Le traitement de cet événement propose une approche analytique de la position officielle de la République française, ce qui explique la polémique autour de la laïcité, les opinions politiques des uns et des autres et les pronostics pour la succession au Vatican. Plusieurs comparaisons avec les pays étrangers sont faites et la dimension universelle de cette mort est clairement exprimée. Quelques formules en témoignent : « la presse mondiale dit adieu à un pape historique et contradictoire » ; « l’homme des médias était surtout l’homme de Dieu » ; « un héritage sans frontière » ; « le monde pleure la mort de Jean-Paul II ».
9Le quotidien traite largement de la polémique autour de la mise en berne des drapeaux en France. Les opinions des hommes politiques de gauche mais également de droite (François Bayrou) hostiles à cette décision du gouvernement Raffarin sont rapportées. Ces hommes politiques y voient une contradiction avec le principe de laïcité. Certaines personnalités parlent d’un « abus de pouvoir » de la part de Jacques Chirac qui force les Français à participer à ce fait qui relève pour eux du « domaine privé ». Mes ces protestations restent minoritaires et les grands partis politiques s’accordent pour honorer Jean-Paul II par la mise en berne des drapeaux. On peut donc dire que l’image de Jean-Paul II que donnent les pages du Monde est globalement positive : les critiques concernent davantage l’Église catholique en tant qu’institution – son manque de transparence, son conservatisme –, mais le pape lui-même est moins touché.
L’Italie
10Dans la presse italienne, analysée par Simonetta Ciula (sur un corpus de quatre quotidiens nationaux, Corriere della Sera, La Repubblica, Liberazione et Il Foglio), le fait le plus marquant est l’intensité du traitement médiatique. Les articles importants sont publiés sur un espace de quinze jours ; après quoi, le sujet disparaît de la Une des principaux journaux. Cette concentration de l’information s’accompagne d’une mise en récit, marquée par une large place laissée aux émotions. Le thème dominant est le charisme du pape, la force de son caractère et l’attraction qu’il a exercée sur les jeunes. Selon la sensibilité politique du quotidien traité, on insiste davantage sur l’aspect purement médiatique du pontificat du pape en le présentant avant tout comme un « grand communicateur », ou bien sur son charisme et la force de ses convictions (c’est un « athlète de Dieu »).
11Ce qui frappe également c’est la prise de parole de grandes plumes du journalisme italien, ainsi que la place donnée aux experts ou aux personnalités extérieures (on peut trouver par exemple les témoignages du général Jaruzelski et de Lech Walesa). Il existe aussi une sorte d’unanimité dans le ton des différents articles, ce qui ne permet pas facilement de se faire une idée des opinions ou des convictions réelles des auteurs. L’impression dominante est celle d’un recours à des stéréotypes bien ancrés dans l’opinion publique italienne. Malgré ce consensus spontané dans le ton, les clivages idéologiques se laissent décrypter. La gauche italienne, traditionnellement la plus critique à l’égard de l’Église, présente des jugements négatifs à l’égard de la hiérarchie dans les articles publiés dans La Repubblica et Liberazione. Ce qu’on appelle la « kermesse médiatique » dérange et on lui préférerait le silence. Le Corriere della Sera et Il Foglio, en revanche, font l’éloge du pontificat de Jean-Paul II en insistant sur le « caractère planétaire de l’événement qui a éclipsé tout autre réalité ».
Au-delà des nations, la génération JP2
12Le but de ce travail était de comprendre le rôle des médias dans la circulation des représentations et des cadrages sociaux des événements. La mort de Jean-Paul II a été, est encore un événement international, à la lumière de la définition proposée par Jocelyne Arquembourg. Le lien visible entre les différents médias des trois pays analysés repose sur des valeurs, des croyances et des symboles communs, qui ont certes existé auparavant, mais qui ont émergé sur la place publique à l’occasion de cet événement. Il s’agit principalement de la solidarité humaine, de ce qu’on peut qualifier d’« esprit humanitaire », porté avant tout par les jeunes regroupés au sein de la « génération JP2 ». Si cet événement a émergé à l’échelle internationale, c’est sans doute d’abord à cause de sa charge émotionnelle, liée à « la mort en direct » survenue en outre, non dans un cataclysme mais de manière naturelle. Cette mort ordinaire montrée au monde entier, alors que nos contemporains ont pris l’habitude de la cacher, avait tout pour interpeller les hommes de toutes les cultures, car chacun, dans ces circonstances, pouvait s’identifier à Jean-Paul II.
13D’autre part, la couverture médiatique était, si j’ose dire, maximale car les médias du monde entier avaient pris l’habitude d’accompagner le pape dans ses voyages et le dispositif était bien rodé. Les grands médias connaissaient à l’avance le succès du sujet. Il faut reconnaître également que l’Église catholique sait mettre en scène depuis des siècles les événements de cette nature, ce qui exerce nécessairement une influence sur l’imaginaire collectif.
14En ce qui concerne la réappropriation culturelle de l’événement dans les trois pays analysés, les différences sautent aux yeux. Dans le cas polonais, tout allait de soi : la mobilisation d’archétypes, de symboles nationaux et religieux confondus, a permis un travail interprétatif intense et habituel dans l’esprit de ce peuple, qui sait, depuis des siècles parler de ses souffrances morales, spirituelles mais aussi de sa fierté. La référence à la grande époque romantique apparaît alors clairement, avec l’imaginaire et la symbolique qui lui sont propres : souffrance pour une grande cause ; héros qui incarne le peuple, mais qui sait donner à ses actes une dimension plus large, universelle et qui peut représenter l’humanité tout entière. Il n’est pas difficile alors de faire le lien avec le héros des Aïeux d’Adam Mickiewicz (Lausanne, Éd. L’Âge d’homme, 1992) qui s’exclamait : « Je m’appelle Million – car, pour des millions d’hommes, j’aime et je subis les tortures. » C’est donc la dimension globale, planétaire, cosmopolite qui est privilégiée ainsi que le débat sur les changements que cet événement pourrait induire dans la civilisation européenne, notamment au sein de la jeune génération pour laquelle un qualificatif a été forgé, devenu presque une expression consacrée. En bref, on peut noter que la presse polonaise s’est principalement intéressée à l’aspect international, sans frontières, cosmopolite et dialogique de l’action du pape, en faisant taire pour un temps de « récollection nationale » les clivages idéologiques qui ne manquent pas dans ce pays et dont elle aime rendre compte en temps normal.
15Exercice beaucoup plus difficile dans le cas de l’Italie où la tradition chrétienne et la proximité du Vatican ont fait naturellement revenir un grand nombre d’images traditionnelles liées à la personne du souverain pontife, mais où une autre tradition, celle de la gauche laïque anticléricale, voulait s’exprimer également. Il n’est pas étonnant dans ce contexte, que certaines voix émanant de cette sensibilité politique aient prôné plutôt le silence qu’une couverture médiatique complète de l’événement, qui en dérangeait certains.
16Le cas de la France, le plus compliqué à mon avis, est aussi le plus intéressant. République laïque constitutionnellement, assez anticléricale dans sa frange intellectuelle qui « fait les médias », elle est en même temps, symboliquement et pour beaucoup « la fille aînée de l’Église », ce que Jean-Paul II n’avait pas manqué de lui rappeler à l’occasion de ses pèlerinages. Tiraillée entre sa tradition chrétienne, l’enthousiasme de sa jeunesse, qui avait répondu à l’appel de Jean-Paul II assez massivement (notamment à l’occasion des « Journées mondiales de la jeunesse », les JMJ), et sa tradition laïque et parfois laïcarde, la France et sa presse donnaient l’impression d’être mal à l’aise face à cet événement. Les journaux ont fait preuve de retenue, tant dans l’éloge de l’action de Jean-Paul II que dans les critiques, pourtant connues et répétées depuis le début de son pontificat. En effet, on a l’habitude en France de lui reprocher ses prises de positions en Amérique latine sur le plan politique et son conservatisme sur le plan des mœurs. Ceci étant dit, la culture politique française aime les personnalités charismatiques, et la fraternité avec les démunis est un thème porteur dans le débat d’idées. Le pape a réuni les deux images qui ont servi de trame à l’ensemble de la presse française, malgré les clivages idéologiques qui n’ont pas disparu. Les polémiques autour du deuil national, des drapeaux en berne et de la retransmission des obsèques du pape sur des écrans géants, ont mis en évidence à quel point cet événement était sensible sur la scène publique française. Contrairement à ce que certains ont voulu faire croire, il ne s’agissait pas là du traitement habituel du « décès d’un chef d’État important » mais plutôt d’une rencontre troublante que la France a dû vivre avec son propre passé et avec son présent dans un contexte social et spirituel en pleine transformation.
17Ce que l’on peut affirmer à la lumière de l’analyse faite des principaux médias français, polonais et italiens, c’est l’émergence d’une sensibilité cosmopolite que l’on peut qualifier d’esprit humanitaire, plus particulièrement au sein de la jeune génération appelée de plus en plus communément « génération JP2 ». C’est sans doute le phénomène le plus frappant de cet événement international qu’est (ou est devenue) la mort du pape.