1Depuis ses origines, le cinéma hollywoodien a su manier de front la fabrication de films, dont certains sont devenus des classiques du septième art, avec un sens aigu de la promotion. Pour établir son hégémonie sur la planète cinéma, Hollywood a élaboré des techniques de vente de ses films, a travaillé à promouvoir son image et s’ouvrir aux marchés étrangers. Ainsi, le cinéma hollywoodien s’est taillé un avantage stratégique par rapport aux autres industries cinématographiques.
Vendre les films
2En 1948, quand les Consent Decrees Paramount obligent les grands studios à se séparer de leurs salles, c’est un défi nouveau qui s’ouvre aux publicitaires d’Hollywood. Non seulement leurs compagnies ne possèdent plus les salles où ils pouvaient « placer » les films, mais de plus, les mêmes Consent Decrees leur interdisent la pratique de la vente par lot (le block booking) qui permettait d’écouler des films de moindre qualité couplés à des films de série A. L’évolution renforçait ainsi un aspect du marketing cinématographique en général ignoré : vendre des films c’est d’abord les vendre aux salles, avant même d’espérer les vendre aux spectateurs. Les deux sont à l’évidence liés car ce sera souvent plus la qualité du plan marketing du film qui convaincra un exploitant que la qualité même de celui-ci.
3Les dépenses investies ont considérablement augmenté : 39,05 millions de dollars en moyenne en 2003 pour les films des majors dont 34,8 pour la publicité stricto sensu [1]. Mais si le montant des dépenses a été multiplié, les schémas d’intervention sont restés, en fait, peu différents et sont sous-tendus par des techniques de marketing à la fois anciennes et en constante évolution. Si les sondages datent, par exemple, des années 1920, leur utilisation s’est amplifiée. Des enquêtes de popularité, on est passé à des sondages sur l’efficacité des bandes-annonces, la potentialité du bouche-à-oreille, l’attente du jeu vidéo associé au film, etc.
4Le marketing repose sur deux axes d’intervention : advertising et publicity. L’advertising est l’utilisation de supports publicitaires. Les supports traditionnels – presse, radio, télévision – sont utilisés à plein et soigneusement choisis en fonction de la démographie du public. Ils comptent pour un peu moins de 3/4 des dépenses en 2003 (les grands networks de TV représentant à eux seuls un peu moins du quart de la dépense totale). S’y ajoutent des supports nouveaux (téléphonie mobile par exemple) en plein essor.
5La publicity consiste à induire des reprises d’information dans les médias par le biais des projections, dossiers de presse (papiers ou électroniques), galas, premières, conférences de presse… Dans ce dernier domaine, Hollywood « contrôlait » assez bien la presse jusqu’à une période récente à partir d’un modus vivendi assez simple. La presse magazine avait besoin des stars d’Hollywood en couverture pour vendre de la copie, Hollywood avait besoin de la presse pour communiquer sur ses films. En cas de journaliste « mal intentionné », le journal était sanctionné et se voyait refuser l’accès aux stars. La pratique, courante dans la période des studios où les majors avaient les acteurs sous contrats, a été remise au goût du jour dans les années 1980 et 1990 où des firmes d’agents de presses puissantes contrôlaient un nombre impressionnant de stars. Or la presse magazine a évolué, sans doute sous l’influence des pages personnelles, blogs et sites de ragots sur Internet et de l’expansion de la téléréalité. La presse magazine, à l’instar de US Weekly, s’est tournée vers des informations de l’ordre de la rumeur illustrées de photos d’agences. Une forme de « journalisme » pour laquelle l’accès direct aux stars n’est plus utile.
6Cette évolution se double d’une mutation de la critique cinématographique. Autrefois connus, les critiques pouvaient être choyés lors des press junkets (invitations dans des hôtels chics, cadeaux divers à l’effigie du film). Aujourd’hui, les critiques les plus lus, des non professionnels, publient sur Internet à partir de versions de films non terminés vus lors de previews. Leurs écrits mêlent ragots et critiques (Ain’t-It-Cool-News, Rotten Tomatoes,…). Les studios tentent de réagir en intégrant ces sites à la machine hollywoodienne [2], ou en favorisant des sites « sérieux » comme Yahoo ou Moviefone (AOL).
7D’autre part, les studios sont de moins en moins enclins à jouer le jeu traditionnel avec la presse. Des films sont présentés sans projection de presse pour « protéger » la sortie. Les majors tendent à privilégier les couvertures peoples des films-événements, écrites par un journaliste plutôt que par un critique patenté et décrivant l’ambiance du tournage, les joies et peines des acteurs. En échange de ce traitement de faveur, les magazines peuvent éventuellement obtenir une exclusivité sur la présentation du film, à l’exemple de Newsweek pour la sortie de Spider Man 2 présenté en une du magazine. En 2000, un certain David Manning distillait dans les colonnes du Ridgefield Press des critiques élogieuses sur les films Columbia et TriStar. Mais David Manning n’existait pas. La supercherie fut découverte et on s’aperçut qu’elle avait été orchestrée par le service « creative marketing » de Sony [3]. La même compagnie avait utilisé dans un film promotionnel pour The Patriot des spectateurs enthousiastes sortant de la salle de projection, en omettant de préciser qu’ils étaient employés de Sony…
8Un des éléments majeurs du marketing contemporain, relayé par de nombreux journaux, est le chiffre des ventes du premier week-end, promu signe de qualité. Ce chiffre de vente ne reflète que très imparfaitement les sommes qui vont revenir au studio et n’est en fait qu’un produit d’appel. Être premier ou dans les premiers assure une exposition médiatique importante et permet de « placer » le film dans la course aux recettes sur les marchés secondaires (télévision, vidéo et leurs déclinaisons) qui sont les véritables lieux de valorisation des films. Les résultats des premiers week-ends, chèrement acquis par le marketing, servent de fait à « préparer » ces marchés qui n’ont plus d’annexes que le nom. En effet, au long des années 1980 et 1990, les chaînes de magasins vidéo calquaient leurs commandes sur les résultats des films en salles. Les chaînes de TV à péage achetaient au prorata des entrées. De plus, le délai entre la vente du film en salles aux États-Unis et les sorties à l’étranger permettait d’utiliser les résultats américains pour asseoir le marketing international.
9L’essor du DVD bouscule de nos jours le marché du cinéma et en laisse entrevoir une modification radicale. Sur le marché du DVD, les chaînes de magasins ont pris une place prépondérante. Wall Mart, par exemple, contribue pour une large part aux recettes des majors. Mais ces magasins ne commandent plus des cassettes de façon indexée sur les résultats des salles. La vidéo est pour eux un produit d’appel pour des marchandises plus rentables. D’autre part, le DVD concurrence les chaînes de télévision à péage, qui sont contraintes de développer leurs propres programmations et réduisent les sommes payées aux majors pour les films préalablement sortis en salles. Enfin, les DVD augmentent la piraterie (lecteurs dézonés, copies, Internet). Cela renforce la distribution internationale. Les majors ne peuvent plus attendre trois ou quatre mois avant de sortir dans le monde leurs grosses productions attendues et sont contraintes de les distribuer de façon simultanée dans les principaux marchés étrangers. Pour répondre à cette évolution des marchés, Hollywood envisage donc de vendre simultanément les films en salles, DVD et TV à péage. À l’été 2005, le nouveau président de Disney a envisagé publiquement une sortie simultanée des films sur l’ensemble des marchés avant de se rétracter. Une telle évolution serait évidemment lourde de conséquences : raccourcissement brutal de la durée de vie des films, absence de seconde chance, montant des investissements publicitaires renforcé.
Vendre le cinéma
10Le cinéma hollywoodien ne s’est pas contenté d’être passé maître dans la promotion de ses films. Il a su également mettre en avant le cinéma – son cinéma – dans son ensemble. Car la séance de cinéma n’est que très tardivement une pure présentation du film. En 1922, seul 68 % du programme des salles est composé de films. Le reste de la séance est dévolu à des présentations musicales, des numéros de vaudeville, etc. Les programmes 100 % films ne débutent qu’après la généralisation du parlant. Le double programme, les actualités, les cartoons agrémentent la sortie qui dépasse le seul fait d’« aller voir un film ». De même, le développement de l’air conditionné dans les salles (dès 1921 par Katz et Balaban à Chicago), la construction de cinémas palace, la vente de friandises et de services annexes montrent qu’il est illusoire de réduire le marketing du cinéma en salles au marketing des films de cinéma.
11Mise en place en 1922, la MPPDA (Motion Picture Producers and Distributors of America) va jouer un grand rôle dans l’action de promotion collective de la sortie cinéma. Sa charte, en effet, lui assigne de lutter contre les vagues de critique qui assaillent le commerce des films et de restaurer auprès du public l’image d’un cinéma jugé trop vulgaire. L’instauration d’un code de production va permettre de remplir cet objectif [4]. Ce code est, en fait, une façon d’éviter tout à la fois la menace d’une censure fédérale mais aussi des censures locales. En outre, et c’est ce qui nous importe ici, il permet de vendre l’image d’un cinéma « propre ». La mise en place, dans la foulée, de la cérémonie annuelle des Oscars poursuit le même objectif.
12Dans les années 1950, le code tombe en désuétude. Les films étrangers, notamment européens, qui arrivent sur les écrans rendent obsolètes les règles de censure préalables. Ainsi, en novembre 1968, la MPAA – qui a succédé à la MPPDA – met en place un système de classification des films a posteriori (le rating system). Différent dans son application, le rating system est identique au code dans sa philosophie finale : placer le cinéma en dehors des diverses censures, mettre en avant la sortie au cinéma comme loisir « propre », familial…
Vendre à l’étranger
13Le double aspect de la politique de communication des majors hollywoodiennes, vendre le film/vendre le cinéma se répète en ce qui concerne les marchés extérieurs. La part des recettes réalisées hors des frontières n’a cessé de croître dans les dernières années. En 2000, les recettes brutes des films en salles aux États-Unis étaient de 7,66 milliards de dollars, en augmentation de 28,3 % par rapport à 1986. Par contre, la hausse était de 426 % dans le même laps de temps en ce qui concerne les recettes distributeurs engrangées grâce aux exportations de films et de vidéo [5].
14Dès les années 1920, Hollywood a créé ses propres filiales de distribution sur les marchés étrangers, mêlant habilement pour la promotion de ses films les techniques de marketing élaborées aux États-Unis avec une connaissance fine des opinions et goûts locaux. L’accélération du marché, la nécessité de vendre simultanément dans le monde entier les grands films des studios, notamment pour éviter le piratage mais aussi pour couper court à un éventuel mauvais accueil de la presse, renforcent et modifient l’appel au marketing ; Matrix : Revolutions sort sur 20 000 copies dans le monde, King Kong sur 10 600 copies. Il faut donc gérer à une échelle plus grande les problèmes de marketing évoqués plus haut. On notera cependant qu’ils ne changent guère de nature.
15Attardons-nous davantage sur la question liée de la vente du cinéma états-unien hors de ses frontières. Dès la Première Guerre mondiale, les autorités du pays créent le Creel Committee (1917), chargé de la propagande par le film. En 1926, le gouvernement met en place une Motion Picture Division au sein de l’administration et lui alloue la tâche de rechercher des informations sur les capacités des différents marchés étrangers. Ces initiatives sont prolongées par la MPPDA qui, de son côté, prend soin de conseiller à ses membres les changements de scripts ou de nationalités des protagonistes afin d’éviter de heurter la susceptibilité des publics étrangers [6].
16Après 1945, la MPAA crée une filiale destinée au marché international : la MPEA (Motion Picture Export Association). De 1945 à 1954, la MPEA distribue directement les films hollywoodiens, en profitant ainsi d’une loi, le Webb-Pomerane Export Trade Act, qui autorise des compagnies à travailler en cartel hors des États-Unis. Depuis, le rôle de distribution directe a disparu, par contre se sont accrues la mission de défense des intérêts du cinéma hollywoodien dans le monde, et la lutte contre la piraterie audiovisuelle.
17Comme avant la guerre, les exportations des films hollywoodiens sont étroitement liées au support politique apporté par Washington. Après la Seconde Guerre mondiale, le Département d’État et le secrétariat au commerce vont profiter des négociations autour de la reconstruction de l’Europe et du plan Marshall pour ouvrir les portes du marché européen aux films hollywoodiens. En France (accords Blum-Byrnes de 1946), en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne (le Bogart or Bacon Debate de 1948), les autorités américaines menacent, tempêtent, promettent pour ouvrir les marchés à leurs films. Un soutien politique renouvelé constamment.
18Renommée MPA, en 1994 pour gommer l’aspect agressif de l’ancien nom de MPEA (le E de Export est supprimé), la filiale internationale de la MPAA continue de peser fortement sur les discussions internationales à l’OMC ou à l’Unesco. MPAA et MPA sont dirigées par des poids lourds du lobbying. Jack Valenti, resté 38 ans à sa tête, était un ancien conseiller de LB Johnson. Dan Glickman, actuel président, est l’ancien secrétaire d’état à l’agriculture du gouvernement Clinton, vieux routier des négociations internationales. La MPAA, dont le siège est à Washington, invite régulièrement les membres du Congrès à des projections, intrigue jour et nuit dans les coulisses du Capitole pour faire adopter les lois nécessaires à l’industrie cinématographique hollywoodienne. À l’extérieur, auprès des instances internationales, la MPA prend le relais. On a pu estimer à près de 200 les membres des groupes de pression/lobbying du cinéma hollywoodien (MPAA et majors) auprès de la Commission européenne contre quelques dizaines pour les cinémas européens [7]. Les pressions lors des discussions du GATT (1993) ou de la Convention sur la diversité culturelle signée à l’Unesco en 2005 se sont succédé. Au Chili, au Maroc, en Corée du Sud, les autorités des États-Unis ont tenté de lier négociations sur des accords de libre-échange avec une plus grande ouverture des marchés au cinéma hollywoodien. Une position sur laquelle la MPAA est actuellement légèrement en retrait. En effet, celle-ci porte tout son effort sur les questions de piraterie pour lesquelles le syndicat des majors a besoin de l’appui de gouvernements étrangers.
Un avantage stratégique
19Si Hollywood a pu paraître longtemps en avance sur les autres cinémas, notamment européens, c’est d’abord par une prise en compte du marketing plus précoce. C’est ensuite pour des raisons de structures des secteurs cinématographiques en dehors des États-Unis, très marqués par des approches artisanales. Mais les techniques se rapprochent et les principaux marchés augmentent considérablement leurs investissements. Sur le marché français, la somme totale consacrée à la distribution des films a été multipliée par près de 5 de 1992 à 2000. Même des marchés « en retard », tel le marché russe commencent à utiliser des techniques « hollywoodiennes » de vente comme on a pu le voir pour Night Watch en 2004 ou plus récemment La Neuvième compagnie en 2005 (notamment via l’utilisation massive de la publicité télévisée).
20L’avantage stratégique du cinéma hollywoodien repose en fait sur l’image qu’il a su créer. En imposant sa présence sur les marchés étrangers grâce à la sagacité de ses premiers entrepreneurs, la ténacité, la brutalité parfois de ses représentants, le cinéma hollywoodien s’est placé dans un cercle vertueux, et le succès de chaque film renforce l’aura gagnante de l’ensemble du cinéma américain. Un Titanic non seulement amasse des dollars pour ses producteurs mais réinstalle au cœur du public la grande forme hollywoodienne. Les autres cinémas nationaux n’ont pas cette aura même si on voit des cinémas comme Bollywood profiter depuis quelques années du succès initial de quelques films indiens hors de leur aire habituelle de diffusion.
21Le « Made in Hollywood, USA » peut bien ne plus signifier grand-chose quand plus du quart des films états-uniens sont tournés hors des frontières, mais l’image associée aux films hollywoodiens reste prégnante et constitue un avantage décisif dans la communication des majors autour de leurs films. Il n’en reste pas moins que de nouveaux défis attendent les majors : assurer sur un nombre croissant de films, diffusés dans un temps de plus en plus court, une communication mondiale qui reste adaptée aux réalités de chaque marché.
Notes
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[1]
Le reste est consacré aux copies. En 1983, les dépenses étaient de 5,2 millions. Données en dollars courants, statistiques de la MPAA.
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[2]
News Corp., société mère de la Twentieth Century-Fox, a acquis IGN, maison mère de Rotten Tomatoes en septembre 2005 pour 650 millions de dollars.
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[3]
Sony, maison-mère de Columbia et TriStar.
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[4]
Abusivement surnommé Code Hays.
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[5]
Scott, 2002.
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[6]
Le méchant allemand devient russe sur The Woman Disputed en 1928 pour ne pas s’aliéner le marché allemand, par exemple.
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[7]
Nicole Vulser, in Le Monde, 27.7.2005.