CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’année dernière, en 2005, un rapport au Sénat préparant la modification des textes législatifs qui réglementent la publicité à la télévision [1] s’est fait l’écho d’une interrogation pour le moins saugrenue. Le rapporteur Philippe Leroy s’interroge en effet sur le rôle économique de la publicité, et donc les effets possibles sur les marchés et la concurrence de l’intervention du législateur. Il remarque alors prudemment l’insuffisance « en France » des études économiques sur le phénomène, et que « une question comme celle de la contribution de la publicité à la croissance n’a encore été, semble-t-il, l’objet d’aucune étude complète dans notre pays » [2]. Le chapitre du rapport s’intitule significativement : « L’économie de la publicité : une discipline en quête d’auteurs ». Qu’est-ce à dire ? Dans notre monde hyper-outillé, il ne serait pas possible de mesurer la contribution de la publicité à la croissance ?

2La question de l’efficacité économique de la publicité est étonnamment paradoxale. D’un côté, l’évidence est communément partagée que la publicité fait vendre, et donc qu’elle contribue, en favorisant la circulation des biens et des services, à l’accroissement et à la distribution des richesses. De l’autre se multiplient les constats d’impuissance, tel cet écho de l’Union des annonceurs (UDA), en préambule à la présentation d’une thèse de doctorat sur « l’impact positif des investissements publicitaires sur la croissance économique des pays développés », qui déclare en 2005 que « les dépenses médias et hors-médias des entreprises constituent un investissement majeur (dit immatériel), dont le rôle moteur dans l’économie est mal connu et mal mesuré. Les économistes, qui reconnaissent depuis longtemps les dépenses de recherche et développement comme un levier déterminant de la croissance économique, sont en revanche quasiment muets sur l’investissement publicitaire » [3]. Joachim Marcus-Steiff, au début des années 1970, était moins songe-creux qu’on ne le croyait : « Quant aux effets de la publicité, ils sont encore mal connus. Les spécialistes ne sont d’accord ni sur la nature de ces effets, ni sur leur étendue, ni sur la façon de les mesurer » [4].

3Plus alors que de débusquer les contradictions dans la controverse, et qui ne sont somme toute que l’état normal de la construction d’un savoir, il serait intéressant d’interroger les raisons mêmes de la désaffection apparente des économistes pour cette question. Dans les limites de cet article et de nos compétences, nous nous contenterons de questionner le paradoxe que nous énoncions en commençant, entre les constats que la publicité a des effets et l’absence de certitude sur son efficacité économique.

La publicité : un secteur d’activité qui contribue à la formation du PIB

4La contribution de la publicité à l’économie d’un pays est chose certaine : des emplois sont créés, des dépenses sont faites, des campagnes sont conçues. Pour quantifier cet effort se pose pourtant un problème de délimitation du secteur. Si l’on s’en tient à une description fondée sur l’analyse des dépenses publicitaires des entreprises, et si l’on retient simplement la diffusion payante de messages dans les cinq « grands » médias (presse, radio, télévision, affichage et cinéma) ainsi que le décrit traditionnellement la notion d’annonceur et d’agence conseil en communication, les dépenses annuelles estimées s’élèvent à 10 milliards d’euros par an, soit 0,67 % du PIB [5]. Si au contraire on considère que la publicité recouvre l’ensemble des activités concourant à la promotion des produits, des images institutionnelles, voire des idées, alors les dépenses liées à l’édition publicitaire (brochures, dépliants, etc.), à la promotion des ventes, aux salons et foires, au sponsoring et au mécénat, et aux relations publiques, s’élèvent à 20 milliards d’euros. Et l’on pourrait étendre encore les frontières du secteur ! Pensons à l’ensemble des techniques du marketing et de la vente, comme par exemple le packaging, les affichettes, les animations… Le rôle économique de la publicité semble ainsi se dégager d’évidence.

5Un autre moyen de montrer la part de la publicité dans l’économie d’un pays développé est d’explorer le lien consubstantiel avec les médias en place. Depuis Émile de Girardin, on sait que la diffusion payante de messages publicitaires dans les médias contribue à financer les médias et à les rendre accessibles au plus grand nombre. Les données sont indiscutables : pour les médias non exclusivement dédiés à la publicité comme l’affichage, la publicité représente en moyenne 49 % des recettes de la presse, tous supports confondus, 43 % pour la télévision hertzienne et 48 % pour la radio [6]. Sans publicité, pas de médias de masse.

6Cette relation d’interdépendance entre médias et annonceurs est bien connue, mais on fait œuvre utile à dissiper l’illusion de la « gratuité » totale ou partielle qu’offrirait cette manne publicitaire : ce que le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur économise, le consommateur qu’il est aussi le paie dans le prix de chacun des produits qu’il achète. On est loin donc d’un transfert ou d’une redistribution de richesses ; on se trouve en fait dans un marché triangulaire où, en même temps que se répartit la charge de la dépense, se partage le pouvoir d’influencer les choix de contenus. L’efficacité est alors culturelle, politique et idéologique et non économique – ou alors de manière problématique.

Effets de la publicité vs efficacité économique de la publicité

7On le voit, l’évaluation du rôle économique de la publicité n’est pas aisée bien qu’elle semble possible à condition de s’entendre sur la délimitation du secteur. Mais ce n’est pas la seule pierre d’achoppement. Car, sous son apparence rhétorique, l’opposition entre les effets mesurés et mesurables de la publicité sur les marchés et la mesure de son efficacité macroéconomique est au cœur de la question posée.

8Étrangement, les modèles théoriques invoqués dans les controverses ont été élaborés au cours de la première moitié du xxe siècle, et les arguments varient peu depuis. De même, les oppositions entre théories sont souvent présentées comme des confrontations entre partisans de l’une ou l’autre. Par exemple, jeu à somme nulle, la publicité verrait ses effets s’annuler à l’intérieur d’un marché (les outsiders profitant de la publicité des leaders) ou entre marchés (les ressources limitées des consommateurs leur font renoncer à un produit pour un autre). La publicité au contraire renforcerait des situations de monopole, en particulier par les effets liés à la puissance attractive de la marque, et qui rend le « ticket d’entrée » trop élevé pour de nouveaux entrants. Ou bien elle accroîtrait le prix des marchandises ou, inversement, en favorisant leur diffusion, elle permettrait des économies d’échelle et donc une baisse des prix. Pourtant, au niveau microéconomique, c’est-à-dire d’un marché identifié en termes de produit, de territoire, d’habitudes de consommation, les études connues établissent un lien entre les avantages concurrentiels des annonceurs et leurs dépenses publicitaires. Ainsi, la construction d’identités de marque contribuerait à conférer à leur propriétaire des positions dominantes, voire monopolistiques sur leur marché, et donc à limiter les effets de la concurrence, en matière de prix par exemple.

9Est-ce qu’au moins l’observation des pratiques dans les choix stratégiques des annonceurs nous renseigne sur les logiques qui les sous-tendent ? Sous cet angle également, le constat est celui d’un comportement paradoxal. Les annonceurs « semblent se résigner en période de consommation basse et concentrer tous leurs investissements en période de reprise, pour gagner ou défendre les parts de marché contre les concurrents », ainsi que le formule le rapport au Sénat [7], alors qu’une croyance en l’efficacité de la publicité sur les ventes devraient les conduire logiquement à investir en période de ralentissement économique. Et à un niveau plus macro-économique, on constate que « les dépenses publicitaires ne croissent pas beaucoup plus vite que l’économie dans son ensemble ». Dans le même sens, une synthèse citée par Monique Dagnaud (2005) [8] de plus de 75 études concernant l’impact de la publicité sur les enfants met en évidence le peu d’indépendance de ces études par rapport aux annonceurs, étant donné leur coût. Toutes demandent en effet des enquêtes in situ, et reposent sur des protocoles comparatifs avant/après ou de marchés-tests sur lesquels on fait varier la pression publicitaire. De plus, la situation concurrentielle dans laquelle se développent les stratégies de conquête des marchés font de ces informations, quand elles existent, des données difficilement accessibles aux chercheurs. Mieux, un des auteurs de cette synthèse met en garde contre le fait que « selon la perspective choisie par le chercheur (problèmes, modèles, outils conceptuels, méthodologie d’enquête, etc.) les résultats peuvent varier fortement et servir la cause de la publicité ou l’affaiblir ».

Publicité et croissance économique, l’impossible rencontre

10Malgré la difficulté à délimiter le secteur ou à cerner les effets du phénomène, l’accroissement visible de la quantité de messages promotionnels n’est pas remis en cause, et les dépenses qui vont avec, tant la croyance à la fonction économique de la publicité est partagée par tous les acteurs, annonceurs, professionnels de la publicité, consommateurs. Plus encore, le développement de la consommation de biens et de services corrélatif à l’accroissement de la pression publicitaire permet de penser qu’il y a un lien de cause à effet entre l’une et l’autre. Raisonnement logique partagé, semble-t-il, par ceux qui produisent des formulations du mythe, puisque l’idée que nous vivrions dans une « société de consommation » n’a pas encore épuisé sa fortune en tant que paradigme explicatif des comportements dans nos sociétés dites développées. La croyance fait discours, de même que pour Érik Neveu la « puissance de prophétie autocréatrice » des discours sur la société de communication en fait « une illusion bien fondée » [9].

11Les premiers intéressés sont évidemment les professionnels de la publicité qui développent leurs arguments dans deux directions [10] : dans celle des annonceurs, tout d’abord. Ce sont les garants de leurs revenus, et à qui l’argument de performance donne des raisons d’investir. La pratique publicitaire y est présentée [11] comme le résultat d’une rationalisation technique, fondée sur des lois scientifiques (économique, sociologique, psychologique, sémiologique), des techniques éprouvées et des méthodes efficaces. Sans oublier une touche de créativité, car la compétence publicitaire repose aussi sur la construction de l’identité d’un produit, ce qui fait qu’il est différent de tous les autres : au-delà de la rationalité du marketing, c’est une plus-value symbolique qui est construite comme dimension essentielle de la désirabilité du produit. Ensuite, le discours est construit en direction des consommateurs, qui sont les destinataires du message publicitaire et ultimement les payeurs. À son intention, le publicitaire défend un rôle social : il est l’informateur économique, facilitant les choix sur des marchés concurrentiels ; il est aussi le créateur de symboles, sans lesquels la marchandise se résorberait tristement dans son usage.

12Ces discours de légitimation réapparaissent périodiquement [12]. Son efficacité supposée implique que la publicité soit acceptée, ou pour le moins, qu’elle ne soit pas refusée. Sur le front du refus, précisément, l’actualité est secouée de temps à autre par les interventions bruyantes et graphiques des « anti- » et autres « casseurs de pub », en guise de réponse à la « pollution publicitaire ». Si certains se cantonnent à dénoncer les excès d’une publicité envahissante et de son discours machiste et conformiste, d’autres prétendent viser la logique publicitaire au cœur. Le pamphlet publié par le Groupe Marcuse [13] en est à cet égard un avatar récent et significatif. La publicité y est définie comme le « carburant de la marchandisation », et les publicitaires y sont qualifiés d’« agents particulièrement nocifs d’une dynamique économique que personne ne maîtrise ». Il s’agit de rien moins que cela : le capitalisme ne survivrait que grâce à la publicité qui, transformant chaque individu en consommateur effréné en anesthésiant toutes ses facultés critiques, conduirait à une course sans fin à la consommation, donc à la production, donc à la pollution et à l’épuisement des ressources naturelles. Et les voies de sortie proposées ont des accents léninistes : faire prendre conscience aux masses de leur aliénation. Les références annoncées des différents contributeurs à ce petit livre de combat [14] pouvaient laisser espérer enfin une démonstration scientifique de l’efficacité de la publicité. Mais étrangement, les affirmations concernant l’efficacité de la publicité sont empruntées aux seuls acteurs de la publicité, qui sont déclarés efficaces puisqu’ils disent eux-mêmes que leurs actions produisent des effets et qu’ils les maîtrisent.

La publicité est-elle soluble dans l’économie ?

13À la fin de cette courte interrogation sur le rôle économique de la publicité, qui a pris le chemin d’une impossible délimitation du secteur économique, sur la difficulté d’en évaluer les effets, et sur les discours de (dé)légitimation qui l’agitent, la question de savoir si le secteur de la publicité absorbe plus de richesses qu’il ne contribue à en produire ne semble guère sortie du paradoxe. Le rapport du Sénat n’en était pas moins étonné : « si le développement du marché publicitaire représente une contribution sectorielle à la formation du produit intérieur brut, on ne peut établir un bilan complet de cette contribution qui s’exerce, à l’évidence, aux dépens d’autres emplois de la richesse, peut-être plus porteurs de croissance » [15]. Sans doute faut-il renoncer à tenir un discours global sur la publicité, qui fait l’impasse sur la diversité des pratiques et se focalise sur les formes les plus visibles : la publicité dans les médias. La circulation de la marchandise suit des circuits complexes qui multiplient les paramètres explicatifs d’une décision d’achat dans laquelle la publicité peut n’être qu’un facteur parmi d’autres, favorisant ou non. Peut-être aussi faut-il abandonner précisément le rêve chimérique de construire un modèle unique qui tenterait d’établir des corrélations fermes entre des variables éloignées telles que le montant des investissements publicitaires et les ventes, et a fortiori la croissance économique. On a toutes les chances en effet de négliger de nombreuses médiations, en particulier symboliques, qui ne peuvent s’objectiver en mesures statistiques. Avec les marchandises, c’est du sens qui circule entre messages et usages, en variant les supports et les formes de son émergence sémiotique. Ou alors doit-on penser qu’une connaissance de l’inefficacité économique relative de cette activité sociale contribuerait plus certainement à son discrédit que tous les tags qui la dénoncent ?

Notes

  • [1]
    Rapports du Sénat, n° 413, « Rapport d’information fait au nom de la Délégation du Sénat pour la planification sur l’évaluation de l’impact de la libéralisation de la publicité télévisée et les perspectives ainsi ouvertes pour l’ensemble des acteurs concernés », par Philippe Leroy Sénateur, Paris, Sénat, 2005, 279 p. Disponible sur Internet [http://www.senat.fr/rap/r04-413/r04-4131.pdf]
  • [2]
    Rapports du Sénat, op. cit., p. 99.
  • [3]
    [http://www.uda.fr/html/infos/chiffres_cles/mn_inves_croissanceco0405.htm], novembre 2005.
  • [4]
    Marcus-Steiff Joachim, « Publicité », article de l’Encyclopædia Universalis, vol. 13, édition 1973, p. 798.
  • [5]
    Sources : UDA et Rapport du Sénat, op. cit.
  • [6]
    Source : UDA.
  • [7]
    Rapports du Sénat, op. cit., p. 21.
  • [8]
    Dagnaud Monique, Enfants, consommation et publicité télévisée, Études de la Documentation française, numéro hors série, 2005.
  • [9]
    Neveu Érik, Une Société de communication, Montchrestien, 2001, p. 17.
  • [10]
    Utard Jean-Michel, « Les publicitaires : rationalités techniques et imaginaires professionnels », Télévision et publicité, INA, Dossiers de l’audiovisuel, n° 99, 2001.
  • [11]
    Ce discours se développe à la fois dans une multiplicité de magazines professionnels, dans les manuels de marketing et de publicité (dont le Publicitor de Brochand et Lendrevie plusieurs fois réédité depuis 1983 est le parangon), mais aussi par les nombreuses rubriques « médias et communication » de la presse d’information générale.
  • [12]
    Il s’agit de divers ouvrages signés par des publicitaires. Ceux de Jacques Séguéla sont devenus une sorte de « produit de marque » de la publicité, et dont un titre est significatif au regard de l’objectif de légitimation : Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité… elle me croit pianiste dans un bordel (Flammarion, 1979).
  • [13]
    Groupe Marcuse, De la misère en milieu publicitaire. Comment le monde se meurt de notre mode de vie, La Découverte, 2004. Citations extraites des pages 12 et 15.
  • [14]
    La 4e de couverture annonce : « Le groupe Marcuse (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie) est composé de jeunes sociologues, économistes, philosophes, historiens, psychologues et médecins ».
  • [15]
    Rapports du Sénat, op. cit., p. 99.
Français

La conviction que la publicité est économiquement efficace est largement partagée par tous les acteurs : annonceur, publicitaire, consommateur, législateur. Cette évidence cependant ne trouve à s’étayer sur aucune preuve scientifique ou même empirique. La croyance en l’efficacité publicitaire apparaît alors comme une illusion nécessaire à qui la multiplicité des discours qui la portent confèrent la puissance d’un mythe.

Mots-clés

  • publicité
  • influence
  • croissance économique
  • médias
Jean-Michel Utard
Jean-Michel Utard, maître de conférences habilité à diriger les recherches en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de l’université Robert Schuman, Strasbourg. Membre du Groupe de sociologie politique européenne (GSPE) et Prisme (UMR 7012, CNRS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24014
Pour citer cet article
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