1L’ensemble du monde industriel s’interroge aujourd’hui sur les mutations économiques et techniques qui le frappent : dématérialisation des produits, transformation des modes de production, poids de la conception et de la gestion, évolution des modalités de diffusion et de consommation, rôle croissant des réseaux, mondialisation et formes de régulation associées. En se référant, implicitement, à des modèles conceptuels issus des industries manufacturières, la plupart des travaux d’économie et de gestion ont du mal à rendre compte de ces phénomènes, qui ont souvent émergé dans le secteur de la communication et se diffusent désormais dans le reste de l’industrie (pensons à la gratuité, à la propriété intellectuelle, à la valeur immatérielle ou à l’organisation de la conception). À l’inverse, les auteurs ancrés dans la communication, les médias et la culture connaissent et ont étudié, depuis longtemps, ces situations sans pourtant toujours réussir à relayer leurs analyses dans les débats théoriques plus généralistes. L’article ci-dessous s’attache à montrer, à partir de la gestion de projets, la fertilité du croisement des perspectives à la fois pour l’enrichissement des schémas théoriques généraux et pour une problématisation plus fine des situations à l’œuvre dans le champ de la communication.
Gérer l’événement et gérer la permanence
2Économie, sociologie et gestion se sont essentiellement intéressées à des entreprises et à des activités stables. Elles y ont développé des concepts et des analyses renvoyant le plus souvent au modèle, mécanique, de l’atelier ou de la manufacture et à l’idée d’équilibre (Burns et Stalker, 1961). Mais ce modèle n’est pas pertinent quand il s’agit de traiter des formes nouvelles de structurations qui apparaissent dans la vie économique : organisations créatrices ou en réseau notamment. Car ces dernières sont à peine formalisées, ne disposent pas de frontières clairement établies et n’ont vocation à exister que durant la phase de collaboration autour d’un projet donné.
3Même si la prise en compte du temps ou de la durée ne représente pas un point de vue radicalement nouveau dans l’économie et la gestion, en pratique peu d’auteurs se sont véritablement penchés sur la question de la maîtrise d’un phénomène temporaire dans un cadre organisationnel non stable. Les travaux classiques situent le plus souvent hors du temps les ajustements qui se produisent entre les différents acteurs économiques. Ce n’est que récemment que les développements des sciences de l’organisation ont porté plus nettement sur l’approfondissement de ces phénomènes (Benghozi et al., 2000 ; Hobday, 2000 ; Sydow et al., 2004…).
4Cette attention accrue aux organisations éphémères et non stabilisées répond à des changements qui touchent aujourd’hui toutes les entreprises. Ils sont dominés par quelques principes directeurs qui sont, depuis longtemps, la marque du secteur de la culture et des médias où la plus grande part des projets sont le fait d’organisations temporaires : que celles-ci soient intégrées dans des institutions régulières (expositions temporaires, spectacles…), ou soient le fait de structures éphémères destinées à disparaître une fois le projet réalisé (film, festival, événement…). Les organisations culturelles sont ainsi, face à la « gestion », dans une situation contradictoire [1]. Archaïques par leur difficulté de développer des instrumentations de gestion sophistiquées, courantes dans les firmes traditionnelles, elles sont pourtant en position de précurseur [2] car, sans en avoir conscience, elles ont su développer des solutions originales en matière d’organisation.
5La gestion d’une production culturelle concerne autant le plus petit et le plus familier des projets que les plus grosses opérations. Mais qu’il s’agisse d’une exposition, d’un festival, d’un film, ou d’un spectacle d’opéra, tous partagent des traits communs affirmés et sont confrontés à des problèmes du même ordre [3] : réussir à gérer des activités ponctuelles, ayant une logique propre, en relation avec des partenaires multiples.
6Le premier de ces traits qui touche au caractère temporaire des organisations, pèse sur leur fonctionnement [4] : dans les processus de coopération et de collaboration (nécessité de collaborer rapidement sans se connaître, poids de l’urgence dans les décisions), dans les accords de contractualisation et le partage des responsabilités, dans la répartition des tâches (le temps disponible pesant sur la qualité des productions obtenues), dans la distribution des rémunérations et des droits.
7Une deuxième ligne de force des transformations actuelles tient au caractère central de la création comme source de valeur ; il traduit une dématérialisation des ressources et des productions où la force des firmes tient de plus en plus à leurs capacités de conception et d’innovation. Dans des marchés très compétitifs et des environnements instables, la création est apparue progressivement comme une ressource stratégique déterminante pour la compétition et la survie, mais aussi pour la commercialisation et la relation aux consommateurs [5]. D’un point de vue économique, la difficulté majeure et la ressource rare ne sont plus la maîtrise de l’organisation de la production mais celle de la créativité incorporée. Cette situation modifie profondément l’organisation des processus de production et de distribution car l’innovation et la création de biens et services deviennent de plus en plus coopératives, mobilisant de multiples acteurs et intervenants, combinant ressources et compétences diversifiées [6].
8S’organiser pour créer nécessite l’adoption de règles de gestion et de comportement différentes de celles généralement mises en œuvre dans le cadre de productions régulières. Les productions culturelles relèvent de ce que l’on appelle des adhocraties [7] : des organisations opérant dans un environnement complexe et dynamique, mobilisant une part importante de création pour produire des produits uniques et innovants, et appelant à ce titre des structures spécifiques. Ces caractéristiques s’appliquent bien sûr à des organisations éphémères par nature (production d’une pièce de théâtre, d’un film ou d’un opéra) mais se retrouvent également chez des structures plus stables qui se calquent sur le modèle des organisations temporaires pour développer des projets spécifiques et des activités événementielles. La tendance à se vivre comme une succession d’événements n’est plus simplement une tentation, elle devient aussi une nécessité vitale pour les institutions permanentes [8].
9Les institutions muséales ont toujours fait des expositions mais cette forme de manifestation s’est désormais structurée comme le principal moyen d’attirer et de fidéliser les publics dans les musées : en renouvelant l’intérêt autour de collections permanentes immuables et en développant des thématiques nouvelles. L’objectif des expositions temporaires s’est complètement inversé par rapport à leurs ambitions de départ. Le très grand succès de ces manifestations en a fait des événements culturels potentiellement très attractifs et les conservateurs comme les commissaires d’exposition s’en sont servis comme facteur de carrière. Les expositions sont de ce fait devenues des objectifs en soi. Il n’est plus rare de trouver des musées (presque) sans collection ni exposition permanente, mais construits autour de l’organisation incessante de manifestations temporaires. Dans un tel cadre, la direction de chaque exposition relève de véritables « chefs de projets » aux compétences de gestionnaires, animateurs et coordinateurs et n’est parfois plus de la responsabilité de conservateurs ou de scientifiques qui deviennent alors une fonction-support, un centre de ressources et d’informations à disposition de chaque exposition.
10L’intrication des productions temporaires et des structures permanentes est source de difficultés récurrentes car chacun des partenaires se projette dans des horizons de temps très différents. Dans une activité temporaire, la gestion se résume pour une grande part à la tenue du calendrier et à la maîtrise des échéances. En particulier, le problème majeur est moins celui de l’équilibre financier global du projet que celui de la mise en place d’ajustements successifs assurant, à tout moment, la viabilité du projet (embauche de nouveaux personnels, allongement des horaires, réorganisation du plan de travail…). En cas d’abandon d’un projet engagé, le coût de rupture est tel qu’il favorise les comportements de « fuite en avant », privilégiant la réalisation de l’objectif (littéralement « à tout prix ») au détriment de son équilibre économique.
11À première vue, on pourrait penser que les organisations permanentes sont davantage préoccupées du long terme et les porteurs de projet du court terme. En fait la configuration est plus complexe. Comme le montrent les cas du cinéma, de la musique ou de la muséographie, le souci grandissant de diversifier les recettes vise moins à en élargir l’assiette qu’à en modifier la répartition dans le temps : échapper aux profits de court terme, sensibles aux aléas de la conjoncture, pour les étaler désormais sur des durées beaucoup plus longues (au moins un ou deux ans pour un disque de variétés au lieu de quelques semaines, plusieurs dizaines d’années pour un film au lieu de quelque mois). Cet allongement de la durée de vie des produits culturels a des incidences notables sur la structure financière des entreprises ; elle leur permet de constituer un patrimoine exploitable sous la forme de catalogue de droits et d’œuvre s commercialisables de façon quasi illimitée. Du point de vue budgétaire, une difficulté principale est donc la conception d’ensemble et l’équilibre entre projet et structure.
Des réseaux stables à l’appui d’organisations éphémères
12Dans l’organisation et la gestion des activités temporaires, les relations entre parties prenantes se déroulent sans cadre fixe, elles sont dès lors très largement dépendantes des réseaux dans lesquels s’insèrent les acteurs. Interprété dans les termes classiques de l’économie des transactions [9], le secteur de la culture traduit en l’occurrence la juxtaposition entre structure hiérarchique temporaire d’organisation-projet et structure de marché d’emploi reposant sur des relations ponctuelles. Il illustre parfaitement, à ce titre, les débats autour des formes hybrides reposant sur la combinaison des formes de gouvernance [10].
13Dans la gestion de projets temporaires, lorsqu’ils sont pressés de rendre une pièce, un film, une exposition aux dates prévues, alors que le théâtre a été réservé, les salles programmées, les places éventuellement déjà louées, les producteurs ont recours de façon privilégiée à des collaborateurs qu’ils connaissent bien et sur lesquels ils savent pouvoir compter. Les mêmes équipes informelles sont ainsi mobilisées à l’occasion de productions successives et se reconstituent d’un projet à l’autre. Quand les projets temporaires prédominent et que les individus connaissent une grande mobilité, des réseaux durables garantissent une mise au travail rapide et un meilleur partage des savoirs. La connaissance de ces réseaux et l’aptitude à les mobiliser constituent une dimension prépondérante du succès et de l’efficacité des entreprises de création.
14Des structures qui se mettent en place et disparaissent rapidement ne disposent pas de procédures et de dispositifs réguliers, légitimes et institués, permettant d’assurer la régulation des conflits, le rodage de l’organisation, la coordination et la mise en accord des objectifs et des responsabilités. La contrepartie d’une organisation de la production par projets temporaires est l’existence, au niveau sectoriel ou local [11], d’institutions ou de réseaux, permettant d’assurer la reproduction des compétences, la définition des qualifications, la faisabilité même de projets par nature éphémères [12]. Dans ce contexte, les compétences tendent à rester stables car la succession d’activités temporaires rend difficile la formation du personnel et favorise les comportements de reproduction. Les producteurs d’un projet ont recours de façon privilégiée à des collaborateurs dont les compétences sont clairement identifiées et auxquels ils savent pouvoir faire appel dans l’attente d’un résultat précis, au détriment, parfois, des pratiques les plus innovantes.
15La difficulté consiste à s’assurer de la disponibilité et du plein engagement de tels partenaires – justement qualifiés d’intermittents – alors qu’ils ne sont mobilisés que pour une durée limitée et qu’ils peuvent être engagés par ailleurs dans d’autres projets [13]. Travailler en réseau exige un fort niveau d’auto-contrôle avec des liens très denses, très étroits, impliquant une implication forte des individus, mais en même temps des liens temporaires et révisables (Veltz, 2000). La « confiance » a de ce fait un rôle crucial comme ciment de relations qui se nouent rapidement et pour une durée très brève [14] : elle s’exprime dans les « carnets d’adresses » et la constitution de réseaux systématiquement remobilisés d’une production sur l’autre.
Conclusion
16Le secteur culturel est donc intéressant à analyser dans la mesure où il dénote très clairement comment l’unité de référence de l’organisation est passée de l’institution et la structure de production à la conception et la réalisation de projets temporaires. Les conditions de leur gestion marquent la résolution – originale – de tensions organisationnelles qui dépassent largement le seul cadre de la culture.
17Pour les gestionnaires de la culture, l’enjeu est double : il s’agit de concilier une flexibilité nécessaire pour pouvoir tenir compte de la spécificité des projets en cours et une capacité d’appropriation et de reproduction des savoirs faire et de l’expérience développée à l’occasion d’autres projets. La tentation de la permanence pour les organisations temporaires tient ainsi moins à des raisons de coût (diminuer les frais fixes en les répartissant sur des activités régulières) qu’à un souci de répartition des risques (pour éviter de dépendre des aléas d’un projet [15]), des raisons de communication (capitaliser les effets de notoriété) et de gestion de production. Dans ces tendances contradictoires, le secteur culturel apparaît ainsi particulièrement représentatif des nouveaux modèles de gestion préconisés dans le secteur industriel et visant à concilier, sous le qualificatif de « paradoxe de l’agilité », flexibilité (pour répondre rapidement aux menaces concurrentielles) et stabilité (suffisamment pour apprendre et croître à partir des forces internes) (Osborn, 1998).
18Au-delà du secteur culturel, le développement récent des technologies de l’information et de la communication a conforté ce constat de l’existence et de l’efficience de modèles radicalement nouveaux de production, offrant des alternatives aux organisations traditionnelles et centrés autour de la coopération au sein de réseaux ou de communautés évolutifs. S’inspirant des travaux de Granovetter (1973 ; 1985) étudiant ces « réseaux sociaux endurcis » que constituent les communautés de pratiques, les auteurs travaillant sur les TIC ont contribué au succès du concept de communauté en montrant que des pratiques d’organisation efficaces et des stratégies compétitives de développement pouvaient s’appuyer sur des liens faibles nouées dans des communautés et n’appelaient pas nécessairement les liens forts traditionnellement en œuvre dans les organisations stables [16].
19Il est particulièrement intéressant et fertile de noter que le caractère général de ces évolutions permet d’analyser dans des cadres conceptuels analogues mais issus de traditions disciplinaires différentes, des phénomènes voisins. Ainsi, les travaux sur les communautés distinguant notamment la gestion des échanges autour d’un projet commun et la gestion des relations autour d’un sentiment commun d’appartenance font directement écho à des études des organisations par projet distinguant project-led organizations et project-based organizations [17]. De tels cadres permettent alors de poser plus spécifiquement, mais aussi de comparer plus directement et de relativiser des phénomènes relevant des partenariats interfirmes (consortiums), des structures temporaires, des projets d’innovation internes à une entreprise ou des modes de productions en réseau tels que ceux relevant des modèles Open source.
Notes
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[1]
Benghozi (1995).
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[2]
Cf. Menger (2002).
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[3]
Les différences existent mais tiennent surtout à la taille et à l’importance des coûts ou aux durées de production qui sont variables, très courtes (de plusieurs mois à quelques semaines) ou très longues (plusieurs années pour une grande exposition).
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[4]
Cf. Midler (1993).
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[5]
Wolf (1999).
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[6]
Benghozi et al. (2000) ainsi que Antonelli (1988), Lundvall (1992), Edquist (1997).
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[7]
Mintzberg (1985).
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[8]
Elle a conduit les institutions à développer ce que Greffe et al. (1981) appellent des festivals permanents.
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[9]
Williamson et Winter (1991).
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[10]
Cf. en particulier, Achrol (1997) préconisant, dans de tels cas, des mécanismes de gouvernance basés sur l’auto-contrôle, la confiance mutuelle, l’engagement et de fortes normes sociales relationnelles : soit les dimensions mêmes mises en évidence plus loin dans le secteur culturel.
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[11]
Scott (2000).
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[12]
Nohria (1992) développe même l’idée que toute organisation constitue un réseau social et doit s’analyser en tant que tel.
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[13]
Menger (2005).
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[14]
Dans le cadre de contrats portant en outre sur des sommes parfois très importantes sans que, pourtant, ne puisse être définies précisément les caractéristiques du produit final.
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[15]
Nombreux sont par exemple les grands studios de cinéma qui, tels Universal ou Gaumont, ont vu leur santé financière remise en cause par l’échec d’un seul film.
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[16]
Cf. Rheingold (1993), l’un des premiers à populariser la notion de communauté virtuelle, Wenger (2000) explorant le rôle central des communautés de pratique comme pivot de tout système social apprenant, Hagel et al. (1997) illustrant la possibilité d’opérationnaliser le concept de communautés dans des stratégies marketing.
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[17]
Hobday (2000).