1La connaissance de ce qu’il est convenu d’appeler « la communication des organisations » suppose une série de ruptures. La première concerne la définition même de l’objet. Directement importé d’univers professionnels, le partage « communication interne/communication externe » fonctionne comme une véritable prénotion. Il véhicule des représentations qui induisent des découpages peu conformes à la réalité des pratiques. Moyen de valoriser l’image de l’entreprise auprès de partenaires externes mais aussi de formaliser les échanges et les procédures en interne, les « démarches qualité » s’imposent invariablement et indissociablement comme des outils de « communication externe » et de « communication interne », révélant ainsi l’inanité de ce partage. De même, toutes les sous-catégories « communication événementielle », « communication de crise », mais aussi « accompagnement du changement » ou « management par la qualité totale » qui s’imposent trop souvent comme des évidences, font l’objet d’appropriations non-distanciées par des chercheurs soucieux de coller à la réalité comme pour mieux attester de leur connaissance du « terrain » et de leur sérieux. Il s’agit donc d’abord de se déprendre de ces catégories, subordonnées à des intérêts d’acteurs, pour leur substituer des catégories d’analyse opérationnelles qui permettent de saisir les logiques propres aux pratiques de communication structurant les situations de travail ; mais il faut simultanément objectiver ces catégories pratiques parce qu’elles participent à la construction du monde social et expriment la capacité de certains acteurs ou groupes d’acteurs d’imposer leur propre vision du monde social et, par extension, leur propre intérêt.
2Pour cette raison, les discours sur la communication des organisations présentent souvent un caractère abstrait et normatif (bonne communication/mauvaise communication), psychologisant (être ou ne pas être un « communicant » ?), très éloigné de la réalité. La seconde rupture concerne donc la nécessité de ne pas abstraire la communication pour en faire une entité autonome, un domaine de pratiques bien balisé, un ensemble de savoirs et de savoir-faire clairement établis, autrement dit de ne pas la couper des enjeux sociaux et économiques structurant la vie des entreprises. À cette fin, l’historicisation de cet objet permet non seulement de saisir les nécessités conjoncturelles de son développement, les modalités de son extension à l’ensemble des secteurs d’activités, mais aussi les diverses stratégies qui modèlent la logique des pratiques. Car la communication ne s’est pas imposée comme par enchantement sous l’effet d’une prise de conscience de la nécessité de parler aux salariés de la part de directions soudainement illuminées ; et elle n’est pas, non plus, le résultat de quelques génies du management qui auraient su prôner « l’humanisation » des rapports sociaux.
3La troisième rupture porte sur la tentation récurrente de réduire la communication à quelques formes langagières, directement observables, soit pour en conclure un peu rapidement que la communication d’entreprise se résume à « une idéologie » sans trop préciser ce que l’on entend par cette notion, soit pour focaliser les analyses sur des productions signifiantes (paroles, textes, images, logos) en coupant celles-ci du contexte dont elles tirent leur nécessité et leur sens. Là encore, outre l’effet d’abstraction qui ne fait que traduire la prédisposition scolastique de l’homo academicus à se méprendre sur la nature du discours, les analyses se privent de la possibilité de comprendre pourquoi des entreprises mobilisent des moyens (économiques) pour développer une ingénierie du symbolique qui n’est pas sans implication sur l’activité économique elle-même, plus précisément sur la productivité et la division sociale du travail.
4La quatrième rupture, la plus importante, réside dans la nécessaire critique des modèles d’analyse usuels appliqués à la communication d’entreprise. D’ordre économique ou sociologique, cinq modèles principaux concentrent les raisons d’une telle volonté de rupture.
5– Le modèle économique de la théorie des conventions suppose, par exemple, que les relations de communication entre acteurs reposent sur des formes d’entente, d’accords tacites, de savoirs partagés, de coordination. En opposition totale avec l’héritage durkheimien, il nie que la coercition puisse être à la base de l’ordre social, opérant de la sorte une véritable occultation de toutes les formes de contraintes structurant l’activité économique et les pratiques sociales dans les entreprises.
6– De manière similaire et plus caricaturale encore, le modèle systémique fait de l’entreprise un monde clos et des salariés de simples acteurs interagissant en dehors de toute détermination sociale ou économique.
7– Le modèle du marché soulève quant à lui deux séries d’objections. Il concourt à la rationalisation des rapports sociaux au sein des organisations, comme en témoigne la volonté managériale de définir les relations entre salariés sur le modèle marchand ; toute l’organisation devrait ainsi se structurer autour de la satisfaction du « Client », être abstrait, principe de réalité fonctionnant comme un impératif managérial [1] de nature à satisfaire des critères de qualité et de productivité. Ce modèle est un outil théorique qui impose des représentations et fonctionne comme une idéologie, contribuant ainsi à généraliser des représentations du monde du travail conforme à l’intérêt des promoteurs du « Marché » [2].
8– Les modèles d’analyse culturelle appliqués au monde de l’entreprise oublient volontiers que les salariés ne luttent pas pour des représentations, mais que leurs représentations du monde social sont à la fois des produits et des outils de ces luttes. Valorisant l’autonomie de ces représentations dans ses diverses formes (valeur et culture d’entreprise, culture de groupes socioprofessionnels, mais aussi culture et identité au sens ethnique), ils rejoignent les croyances managériales en une autonomie et une efficacité propre de la communication dont la réalisation ne supposerait ni condition sociale, ni déterminant économique mais seulement une « culture commune ».
9– Enfin, le modèle sociologique de l’analyse stratégique tend à oublier que l’acteur, avant d’être un acteur, est un salarié qui doit non pas vendre mais aliéner sa force de travail en contrepartie d’une rétribution. La chasse à l’incertitude est érigée en objectif social et scientifique, et focalise l’attention sur l’incertitude dont bénéficieraient les salariés les moins pourvus de ressources. Paradoxalement, ceux qui en disposent le plus et en jouent socialement, notamment sous la forme de l’incertitude économique, n’auraient pas à faire l’objet d’une attention sociologique particulière…
10Cette série de ruptures invite à renouer avec des démarches socio-économiques d’inspiration critique [3] pour privilégier comme principe d’intelligibilité de la communication au sein des entreprises le rapport salarial, c’est-à-dire le rapport capital/travail. On ne comprendrait guère les nouvelles stratégies managériales, les formes de résistance au changement déployées par différentes catégories d’acteurs, la dynamique des négociations sociales, le fonctionnement des institutions représentatives du personnel, l’attention croissante portée à la culture d’entreprise et à l’ingénierie symbolique, le déploiement de « nouvelles » organisations du travail « communicantes et flexibles », les enjeux sociaux et organisationnels liés aux changements techniques, etc. si l’on ne tient pas compte d’un fait : la conflictualité inhérente au rapport salarial qui associe des acteurs aux intérêts antagonistes et nécessite, pour cette raison, le recours croissant à la communication comme moyen de pacifier ce rapport et d’en euphémiser la violence. Sur ce terrain se joue en effet la répartition inégalitaire du produit du travail et, par extension, les divisions sociales (en classe).
11L’indissociabilité des jeux de pouvoir et des formes de communication en découle. Toute pratique de communication, aussi élémentaire et routinière soit-elle (communiqué interne, coopération en situation de travail, dialogue social…), présuppose l’existence de relations de pouvoir qui en constituent la trame pratique et le principe d’intelligibilité. Inversement, les rapports de force entre salariés et employeurs, voire les formes de domination durables qui en résultent parfois, requièrent des stratégies de communication qui sont à la fois le prolongement de ces rapports et la condition d’exercice du pouvoir. La combinaison structurante de ces deux schèmes, l’un marxien (le rapport capital/travail) et l’autre foucaldien (l’articulation communication/pouvoir), fonde l’analyse critique de la communication d’entreprise [4]. Elle permet d’en saisir les logiques contrairement aux différents points de vue disciplinaires et disciplinés, résultant de l’éclatement des sciences humaines et sociales en microspécialités sans relations entre elles.
12La volonté des directions d’entreprise de promouvoir la communication a émergé dans le contexte social et économique de l’après-1968. Elle traduit d’abord le souci de remédier à certains maux structurels (absentéisme, turn-over, grèves, désimplication, coûts de non-qualité, forte conflictualité, nécessité de recourir à une main d’œuvre immigrée, etc.) qui caractérisaient alors l’organisation capitaliste de la production. Cette volonté de réenchantement du travail s’explique par les résonances sociales de la crise du printemps 1968 dans le monde du travail, mais aussi par la nécessité d’opérer des transformations structurelles du mode de production. Entre les Accords de Grenelle et les Lois Auroux de 1982, véritables ponctuations pour le processus d’institutionnalisation de la communication dans les entreprises, les manières de concevoir l’organisation et le gouvernement du travail seront ainsi radicalement réformées. C’est en effet durant cette période que naissent les premières directions de la communication, que se développe le secteur de la formation professionnelle, que se déploie la thématique de l’amélioration des conditions de travail, que commencent à se dessiner les nouvelles formes d’organisation « communicante », que se multiplient les rapports sur les nécessaires réformes de l’organisation du travail, que les organisations syndicales et professionnelles se repositionnent intellectuellement et institutionnellement, que s’impose le management participatif dans ses diverses déclinaisons…
13L’émergence de la communication d’entreprise accompagne ainsi le dépassement du modèle d’organisation taylorien-fordien, en crise depuis la fin des années 1960, ainsi que le compromis social qui l’a accompagné. Le post-fordisme [5] tel que divers auteurs l’ont caractérisé dans le sillage des travaux pionniers de M. Aglietta [6] et de B. Coriat [7] fondés sur la relecture de Gramsci [8], permet de saisir à quels types de nécessités indissociablement économiques, organisationnelles, sociales a répondu le développement de la communication. Articuler ce développement sur les transformations du mode de production et les formes de régulation sociale qui l’accompagnent conduit à saisir les déterminations économiques de la communication autrement que sous une forme négative pour montrer ou démontrer l’indissociabilité de celle-ci d’avec la structuration socio-économique de la production. Cela conduit aussi à mesurer en quoi la communication a joué un double rôle d’outil et de condition de la recomposition des rapports de production et de la relation salariale de type fordien. À ce titre, on peut rappeler que les transformations dans les modèles d’organisation du travail reposent sur quelques principes fondateurs de gestion (flexibilité, intégration, qualité, structuration de la production par l’aval, etc.) qui se traduisent par une rationalisation de la production dans ses diverses facettes (maintenance, logistique, recherche-développement, distribution, etc.). Cette rationalisation s’inscrit sous la dépendance de la communication et des dispositifs sociotechniques qui la rendent possibles. L’entreprise communicante et intégrée mobilise massivement les ressources des TIC qui participent ainsi à la redéfinition du travail [9] et, au-delà, du mode de production dans son ensemble.
14Exercice positiviste de généalogie, la mise en perspective historique dans la courte durée conditionne l’objectivation des pratiques en mettant au jour leurs déterminations sociales et économiques. La communication managériale ne se comprend qu’à la condition de saisir ce qui conduit les directions d’entreprise à déployer des systèmes d’information à l’architecture spécifique, à modeler les relations de travail entre salariés, à rationaliser les formes de contrôle qui s’exercent sur ceux-ci (autocontrôle, management par la qualité totale, imposition de normes en matière de savoir-être, gestion du symbolique, etc.). Toutes ces innovations se subordonnent invariablement à un impératif de gestion de la force de travail. On mesure, sur ce point encore, que l’analyse des pratiques de communication ne se dissocie qu’artificiellement de la prise en compte de facteurs sociaux et économiques. Si la communication se définit à la fois comme le vecteur et comme le support des nouvelles formes de pouvoir dans les organisations, ces formes de « communication-pouvoir » n’ont en effet pour finalité que d’améliorer la productivité à la fois quantitative et qualitative du travail.
Notes
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[1]
P. J. Benghozi, « De l’organisation scientifique du travail à l’organisation scientifique du client : l’orientation-client, focalisation de nouvelles pratiques managériales », Réseaux, Cnet, n° 91, 1998.
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[2]
S. Olivesi, « Pour une critique du marché de l’emploi. Stratégies, discours et rituels de recrutement », La Pensée, n° 340, 2004.
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[3]
B. Miège, La Société conquise par la communication, PUG, chap. 2, 1989.
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[4]
S. Olivesi, La Communication au travail. Une critique des nouvelles formes de pouvoir dans les entreprises, PUG, 2002.
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[5]
R. Boyer, J.-P. Durand, L’Après-fordisme, Syros, 1998.
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[6]
M. Aglietta, Régulations et crises du capitalisme (1976), Paris, Odile Jacob, 1997.
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[7]
B. Coriat, L’Atelier et le chronomètre. Essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse (1979), Christian Bourgois, 1994.
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[8]
A. Gramsci, « Cahier 22 (V). 1934. Américanisme et fordisme », Cahiers de prison, Gallimard, 1991.
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[9]
A. Rallet, E. Walkowiak, « Technologies de l’information et de la communication, organisation du travail et évolution des qualifications », Sciences de la société, PUM, n° 63, 2004. — F. Lequeux, A. Rallet, « Un Internet peut en cacher un autre : vers l’avènement des marchés du multimédia en ligne », Réseaux, Hermès Sciences, n° 124, 2004. — P. J. Benghozi, « Relations interentreprises et nouveaux modèles d’affaires », Revue économique, Presses de Sciences Po, octobre 2001.