1Les technologies de l’information et de la communication (TIC), soit l’ensemble des produits des activités économiques, industries comme services, qui contribuent à la visualisation, au traitement, au stockage et à la transmission de l’information par des moyens électroniques [1], sont au cœur de la nouvelle économie, donnant selon les perspectives retenues l’impression de transformations superficielles ou profondes de nos activités.
Des vagues aux bulles
2La première chose qui frappe est la rapidité avec laquelle les produits TIC se diffusent même si l’émergence d’une nouvelle économie ne se mesure pas à la croissance des taux d’équipement en ordinateurs. L’exemple le plus frappant a été lié à la diffusion d’Internet dans le milieu des années 1990. D’un seul coup un outil de communication d’abord militaire, ensuite ouvert aux communautés scientifiques devint attractif pour un grand nombre d’agents. L’engouement pour toutes les entreprises liées à ces nouvelles technologies, en particulier à Internet, provoqua une véritable flambée des cours boursiers, tirant toutes les valeurs vers le haut. Très rapidement les valeurs atteintes par ces cours sont apparues sans rapport avec les revenus que l’on pouvait raisonnablement en espérer. Cette bulle spéculative explosa au tournant du siècle, précisément en mars 2000. Les valorisations boursières extravagantes de certaines activités liées aux nouvelles technologies chutèrent de façon tout aussi extraordinaire provoquant une baisse générale des cours boursiers. La perspective d’un retournement de tendance de l’industrie des ordinateurs, après la vague d’achats impulsée à la fin des années 1990 par la crainte de défaillance des vieux équipements lors du passage à l’an 2000 contribua à un revirement des opinions sur l’avènement d’une nouvelle économie portée par les TIC. D’autres facteurs de déception peuvent être cités comme les retards dans le développement d’une téléphonie UMTS de troisième génération capable d’interagir facilement avec les usages d’Internet, ou encore les dérives comptables liées aux innovations financières peu scrupuleuses de toutes nouvelles grandes entreprises (d’Enron à Worldcom en passant par Vivendi). Les médias déçus abandonnèrent une nouvelle économie si fantasque.
3Cela étant, les innovations technologiques et leur diffusion se sont poursuivies à des rythmes soutenus, conduisant dans certains domaines à des changements importants de pratiques. Le marché de la photographie, où l’argentique a presque disparu en trois ou quatre ans en donne un bon exemple. Les marchés des disques, des films connaissent aussi dans la période récente des bouleversements importants. Celui de la téléphonie mobile où progressivement se mettent en place des usages nouveaux (photographie, SMS, connexions à Internet) se développe fortement. Là ne s’arrête pas le retour de la « nouvelle économie ». Le nombre des transactions commerciales effectuées sur Internet ne cesse d’augmenter. Les ventes d’équipements (ordinateurs et périphériques), certes cycliques, ont poursuivi leur expansion sur moyenne période poussées par la montée continue des performances à la fois de ces équipements et des logiciels correspondants. Les comportements boursiers se sont en la matière assagis, même si des flambées de cours accompagnent l’entrée en bourse de certaines entreprises phares comme Google. La nouvelle économie est en quelque sorte de retour, loin des tempêtes médiatiques du début, ouverte à une discussion plus sereine de ce que l’on perçoit maintenant comme ses avantages et inconvénients, sans prétendre pour autant saisir toutes les facettes et implications d’une transformation profonde, qui s’appuie sur la montée des niveaux d’éducation et sur les échanges internationaux d’information et de connaissances, mais qui ne modifie que lentement les pratiques.
Des équipements aux utilisations et pratiques
4Engouements et désillusions à l’encontre des TIC tiennent à une sous-estimation particulièrement importante de la distance qu’il y a dans tous les types d’usage, professionnels ou personnels, entre disposer d’un équipement et savoir puis pouvoir tirer parti de toutes ses possibilités d’utilisation. C’est un paradoxe majeur que de constater l’ampleur de la diffusion des TIC depuis vingt ans sans en trouver pleine trace dans les statistiques de productivité.
5Le tableau I compare les gains de productivité (valeur ajoutée par personne employée) en Europe (des quinze) et aux États-Unis pour trois types de secteurs : ceux produisant des TIC, ceux qui les utilisent assez largement (les TIC représentent une fraction notable de leur capital fixe productif) et ceux qui ne les utilisent guère. En comparant les périodes 1979-1995 et 1995-2002 on voit bien l’accélération des gains de productivité dans les secteurs producteurs de TIC (en particulier manufacturiers) mais les résultats sont plutôt décevants pour les secteurs utilisateurs de TIC dont les gains restent proches de ceux des secteurs non utilisateurs. Ceci importe car la valeur ajoutée dégagée dans ces secteurs moteurs, producteurs de TIC, ne représente qu’environ 8 % du PIB (cf. deux dernières colonnes du tableau). Ils ne peuvent donc seuls être les moteurs d’une nouvelle économie. Le décollage de cette dernière requiert au moins une dynamique nouvelle dans les secteurs utilisateurs qui génèrent presque un tiers de la valeur ajoutée globale.
Gains de productivité par secteur

Gains de productivité par secteur
Note : a : (taux de croissance annuels moyens en %)b : à l’exclusion des services de logement
c : gains estimés avec la méthode des prix hédoniques
d : à l’exclusion des secteurs producteurs de TIC
6Jusqu’à présent ces activités ne dégagent pas de gains de productivité nettement supérieurs à la moyenne, y compris dans les grands services réseaux d’intermédiation (banque, assurances, transport, communication, distribution) qui sont pourtant de gros utilisateurs de ces nouvelles technologies. À tout cela une exception notable, celle du commerce aux États-Unis qui connaît depuis la fin des années 1990 une nette accélération de sa productivité. Comment expliquer l’atonie encore trop marquée de la productivité dans une grande majorité des activités qui se dégage du tableau I ?
7Deux types d’explications sont a priori possibles. D’abord force est de remarquer que les problèmes d’organisation et de coordination peuvent limiter ou ralentir la mise en œuvre de ces technologies. À l’intérieur des firmes, les problèmes de réorganisation du travail paraissent a priori assez semblables à ceux rencontrés lors d’autres phases d’automatisation. Un élément nouveau tient peut-être à ce que les TIC ont une capacité particulière à développer de nouvelles divisions du travail entre firmes. Mais ceci implique des coordinations au sein de réseaux plus ou moins formalisés qui sont difficiles à établir (quelles intermédiations ?) et souvent instables (concurrence entre réseaux ou standards). En d’autres termes ces innovations technologiques ne seraient pas « neutres » pour l’entreprise [2] et leur utilité dépendrait fortement des actions des autres utilisateurs. Les contextes institutionnels joueraient un rôle majeur pour faciliter les coordinations requises. Mais leur caractère idiosyncratique limite les possibilités d’imiter les meilleures pratiques, une limite qui semble bien réelle dans le cas des grands services-réseaux d’intermédiation.
8Second type d’explication, on ne saurait pas mesurer les gains de productivité effectivement dégagés dans des activités comme les services, faute d’apprécier les améliorations qualitatives des prestations induites par les nouvelles technologies (rapidité, précision, différenciation, contrôle et suivi des opérations, disponibilité, connectivité…) Ce caractère frustre de nombre des mesures en termes réels en particulier dans les activités de services est avéré (et touche prés des deux tiers des mesures selon Griliches, 1994). L’incertitude qui pèse sur le sens des mesures de la croissance est à l’origine du débat contemporain grandissant sur les indicateurs de bien être (Gadrey et Jany-Catrice, 2004).
Des organisations productives aux frontières singulières
9Les deux types d’explications évoquées ci-dessus sont complémentaires. Le développement des technologies a à la fois approfondi un rapport individuel à la machine et étendu le collectif dans lequel il s’insère.
10D’un côté la miniaturisation continue des microprocesseurs, avec la réduction des prix qu’elle a entraîné [3], ont permis assez rapidement de faire de l’ordinateur individuel un outil aussi puissant que les ordinateurs centraux des débuts de l’ère informatique des années 1950 et 1960. Cette montée en puissance des ordinateurs individuels a conduit à développer des schémas d’organisation mettant, face à face, hommes et machines à diverses étapes de l’organisation productive. De l’autre côté des progrès similaires en matière de communication ont contribué parallèlement à faciliter les mises en réseaux à de multiples niveaux, culminant dans les années 1990 avec le développement d’Internet et son ouverture aux activités commerciales.
11D’où une architecture complexe de réseaux auxquels peuvent participer à divers titres les individus comme travailleurs, citoyens ou consommateurs. Réseaux internes des travailleurs de l’entreprise, interconnectés directement dans le planning d’une tâche mais aussi globalement dans le suivi programmé de l’ensemble des flux de travail de l’entreprise. Réseaux externes où se croisent au moins quatre types de relations :
- les relations entre partenaires directs dans la chaîne de valeur ajoutée (sous traitants et fournisseurs externes de biens et services, liés par des réseaux B2B, business to business),
- celles entre producteurs/prestataires et clients/utilisateurs (réseaux B2C, business to customers),
- celles plus indirectes et épisodiques qui relient les utilisateurs aux édicteurs de règles, aux contrôleurs, aux services de réclamation ou aux contacts avec les administrations (C2B).
- enfin les relations directes entre utilisateurs, soit C2C mais que l’usage extensif des échanges de fichiers, surtout musicaux, entre pairs a conduit à désigner par P2P (peer to peer).
12En matière de consommation, réseaux d’information et nouvelles communautés transforment profondément les comportements. De nouvelles tribus apparaissent constamment que les gens de marketing ont de la peine à suivre. Les producteurs sont moins à même d’imposer leurs produits ; ils doivent être plus à l’écoute de besoins, parfois très instables. Les échanges entre consommateurs, entre utilisateurs imposent de nouveaux business modèles, ou pour le moins leur différenciation. On est loin des modèles de formation des prix par application d’un taux de marge aux coûts normaux de production et des modèles de consommation répliquant un même mode de vie (à l’américaine) au rythme permis par la croissance des revenus des diverses classes sociales.
13Du côté de la production, les nouveaux moyens d’action qui permettent aux entreprises de développer externalisation, recours à des nouvelles prestations et collaborations externes, nationales ou étrangères rendent la compétition plus sévère. Les entreprises sont ainsi forcées, pour préserver si ce n’est développer leurs positions sur leurs différents marchés, de créer des situations de rente, soit par de constantes innovations produits, souvent incrémentales, soit par des innovations de processus, prenant souvent appui sur des coopérations ou mises en réseau nouvelles… voire au développement de nouveaux rapports avec les utilisateurs-consommateurs. Là encore les modèles d’organisation se trouvent profondément changés. Loin des méthodes tayloriennes et des modes de structuration interne les firmes cultivent, de façons diverses et changeantes, leur capacité à réagir aux évolutions externes, en misant en premier lieu sur leurs stratégies de relations « externes ». Dans cet univers, on a vu se développer de nouvelles interdépendances, aux croisements complexes, impliquant redéfinitions des responsabilités (Petit, 2003).
Bouleversement et recomposition du monde
14Dans un monde où les activités productives débordent du cadre de l’entreprise, où les consommateurs apprennent de différentes sources et s’impliquent dans la production, où les frontières s’ouvrent elles mêmes à des transactions de toute nature (souvent immatérielles), les institutions régulatrices doivent être profondément repensées. Il est de plus clair que l’élargissement significatif des horizons stratégiques de la plupart des agents, qui constitue l’élément majeur de tout nouveau régime, ne repose pas sur la seule diffusion des nouvelles technologies et que s’y ajoute deux autres changements structurels : la montée du niveau d’éducation et le développement de formes plus denses d’internationalisation.
15Dans la sphère des activités économiques, l’immatérialité remet en cause, en obligeant à les différencier, les notions de propriété, de prix comme celles de processus de consommation ou de production. Aux économies de flux de production et de consommation, on tend à substituer des économies s’inscrivant plus avant dans des processus d’apprentissage où les stocks de capitaux (humains comme physiques) jouent un rôle déterminant, où les dynamiques de production impliquent les sphères domestique (apprentissage par l’usage, innovations « ascendantes », nouvel encastrement social des marchés) et politique (définition de nouvelles formes de droits de propriété, redéfinition et partage des responsabilités entre l’ensemble étendu des parties prenantes, édiction de normes sanitaires, de prise de risque, actions de certification). Au-delà des apparences le recours accru aux mécanismes marchands implique des marchés plus complexes s’appuyant sur un tissu institutionnel toujours plus élaboré.
16Si l’on considère la sphère des activités domestiques on observe des débordements analogues. Avec l’évolution des formes de travail, où le travail à distance, la multiplication des tâches de contrôle, la construction des connaissances et leur mise en œuvre échappent aux déterminations de lieux et de temps, la séparation entre sphère domestique et sphère économique devient un large espace flou. Il en va de même avec les activités de consommation qui, au-delà des effets d’une plus grande individualisation, voient fluctuer la frontière entre ce qui est marchand et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est privé et ce qui est public, depuis ce que l’on appelle le domaine des moeurs, ou relations entre personnes, jusqu’aux relations avec la nature (et leur expression en termes d’empreinte écologique).
17La sphère des activités politiques ne fait pas exception au vaste mouvement de redéfinition des espaces qu’implique l’émergence des économies fondées sur le savoir. D’un côté à nombre d’activités militantes se sont substituées des activités marchandes de marketing, de publicité, recourant largement à tous les médias, ce qu’illustre plus avant chaque grande campagne électorale. De l’autre des activités que l’on aurait considéré comme domestiques, par leur objectif « local » et le petit nombre de « familles » impliquées, tendent à acquérir des dimensions politiques, les assimilant, par l’effet d’exposition des médias et de collusion d’Internet, à la multitude des Organisations Non Gouvernementales, véritable nouveau terreau de la vie politique.
18Tout véritable développement d’une nouvelle économie tirant pleinement partie des nouvelles conditions structurelles passe par une ouverture à des problématiques de changement institutionnel tenant mieux compte des nouveaux rapports entre production et consommation, entre apprentissages et innovations. On maîtrise encore mal les façons dont on pourrait soutenir les processus d’apprentissage qui permettraient de réduire les inégalités entre les capacités des agents. On sait pourtant qu’une telle dynamique aurait sur une économie de réseaux des effets d’entraînement bénéfiques que l’application de principes de libéralisation des marchés trop statiques durant ces deux dernières décennies ne semble pas avoir pu dégager.
Notes
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[1]
Définition retenue par le programme PICC de l’OCDE avec une liste d’équipements établie en 1998 (CNIS, 2000).
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[2]
Pour reprendre l’expression de Kogut (2000) soulignant une propriété de l’innovation que représentait pour la grande entreprise à l’époque le passage d’une organisation par grandes fonctions à une organisation par produit.
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[3]
La miniaturisation et partant la réduction des prix a suivi le rythme impulsé par le doublement de la capacité de stockage des microprocesseurs tous les 18 mois. [http://www.volle.com/statistiques/primicro.htm]. Cette loi dite de Moore, du nom d’un directeur général d’Intel dans les années 1960 n’a rien de physique ; en l’occurrence une prévision de moyen terme au tournant des années 1970 a pris valeur de référence commune dans les stratégies des producteurs pour les quatre décennies suivantes ! [http://www.volle.com/travaux/moore.htm].