1C’était au siècle précédent. C’était il n’y a même pas une décennie. La révolution numérique ensorcelait alors l’esprit des marchés et des industriels. L’éclatement de la bulle a mis tôt fin au sortilège et banni le terme de convergence de la bouche des opérateurs, des analystes et des industriels.
2Quelques années plus tard, on assiste de nouveau à un retournement spectaculaire. La révolution numérique l’a emporté cette fois non plus dans les esprits, mais dans les faits. Ce sont l’ensemble des secteurs d’activités, des médias, du téléphone et de l’entertainment qui sont concernés. Enfin, le thème de la convergence, pour abstrait et ambigu qu’il soit, redevient économiquement correct et financièrement attractif : les Coréens lui préfèrent celui, popularisé dans ce pays sous le terme générique au relent vaguement orwellien de « ubiquitous society », mais l’idée est la même : les contenus numériques sont désormais de plus en plus nombreux, accessibles chez soi comme à l’extérieur, consommables sur tous types de supports, enrichis, interactifs et personnalisés. Ils sont commercialisables selon des formules de plus en plus souples et servent efficacement de supports à la publicité et aux formes nouvelles de marketing direct.
3Commençons par le plus structurant : la disparition des frontières traditionnelles des métiers entre les différents acteurs. Ainsi, les câblo-opérateurs français qui étaient traditionnellement en monopole pour la distribution des chaînes thématiques dans les villes, ont vu apparaître six concurrents en l’espace des dix-huit derniers mois : France Telecom, Free, Neuf, AOL, Alice, Club Internet, sans parler des débuts de la TNT payante. Aux États-Unis, le mouvement est encore plus radical : des câblo-opérateurs acquièrent en quelques mois des millions d’abonnés au téléphone ; et inversement, des compagnies téléphoniques se découvrent des ambitions de distributeurs de contenus. L’objectif n’est plus de fournir un service, mais un ensemble de services autrefois distincts avec, au bout du compte, une facture unique. C’est le sens de la compétition pour fournir aux consommateurs du « triple » play avec le téléphone, l’Internet et la télévision et bientôt du « quadruple » play en y ajoutant le service sur mobile.
4Le modèle commercial traditionnel fondé sur la recherche de l’audience pour susciter le maximum de revenus publicitaires est lui aussi battu en brèche. D’une part en raison des développements « à la demande » qui cassent la logique des grilles de programme et menacent le sacro-saint prime-time qui génère depuis toujours l’essentiel des revenus des chaînes commerciales. D’autre part avec le développement de procédés d’enregistrement sur disque dur, comme celui initié par Tivo aux États-Unis, qui sont en voie de se généraliser. Cet enregistrement peut en effet faciliter l’éviction des espaces publicitaires et donc décourager les annonceurs de miser sur la télévision comme avant. D’autant que l’accroissement de l’audience sur Internet n’est pas sans provoquer des effets de transfert dont la télévision pourrait pâtir.
5Dans ce nouvel environnement dont les modèles économiques restent encore à préciser, le régulateur a partout la lourde charge d’essayer d’accompagner et – pourquoi pas – d’anticiper la transition. Pour les opérateurs, quels sont aujourd’hui les éléments clés de réussite et en quoi les régulateurs ont-ils conduit l’effort d’adaptation nécessaire ?
6Premier facteur de succès : la capacité à bâtir une offre de services permettant la différenciation. Les tuyaux permettant de diffuser plus de contenus pour un coût de plus en plus bas, la différence se fait de façon accrue sur l’offre et notamment sur son caractère « premium », c’est-à-dire exclusif et sur sa diversité. On en a vu une illustration dans le domaine de la télévision payante par exemple, où les prix des droits exclusifs pour le cinéma et plus encore les championnats nationaux de football ont flambé en Europe ces dernières années. La caractéristique du championnat national étant son unicité, donc sa non-substituabilité – en Europe pour l’instant, le régulateur – en l’occurrence la Commission – a pris des décisions importantes pour imposer des conditions de ventes par lots et non une exclusivité pour un seul opérateur payant.
7Deuxième facteur clef de succès : la capacité à développer un marketing attractif pour fidéliser des clients de moins en moins captifs. La clarté et l’abondance des informations sur les produits proposés, de même que la densité du réseau de distributeurs font la différence dans le mode de consommation. La régulation a dans ces conditions veillé à assurer la sauvegarde des données privées concernant les individus et à s’assurer du côté non-intrusif des techniques de marketing.
8Troisième facteur clef de succès : la capacité à investir dans les réseaux et les technologies qui permettront de toucher le plus de personnes, pour proposer le meilleur éventail de services, dans les meilleurs délais et bien sûr toujours au meilleur coût. Ainsi, les opérateurs telecom ont fait le choix de développer des réseaux de nouvelle génération, au prix de plusieurs milliards d’euros parfois, dans l’idée de proposer des services de vidéo, de téléchargement, de sonneries polyphoniques etc. À cet égard, citons l’exemple de l’opérateur telecom historique Korea Telecom en Corée du Sud. KT propose une gamme de services complète reposant sur une exploitation maximale des capacités des réseaux à très haut débit pour remplir la promesse du monde de la convergence : « Anytime, Anywhere, Anyservice ». Cette ambition a dans ce cas été soutenue financièrement en partie par le marché mais également par l’État qui s’est investi sur le sujet. Les régulateurs ont veillé de leur côté à ce que le jeu de la concurrence puisse s’exercer, avec des différences notables selon les pays. En Corée par exemple, l’opérateur sur ADSL n’a toujours pas le droit de proposer des chaînes broadcast à la différence du câble et de la téléphonie mobile par satellite. On sait que la situation française est très différente, avec le développement concomitant de l’offre de TNT, via ADSL et les débuts de diffusion en 3G sur téléphone mobile.
9Quatrième facteur de succès : le choix optimum du niveau d’intégration à réaliser, comme option alternative aux alliances commerciales. La recherche de synergies peut ainsi pousser des sociétés à développer l’intégration verticale avec une société présente dans un autre segment de la chaîne de valeur. Par exemple, on peut citer la présence des Majors américaines dans les réseaux câblés ou dans les réseaux-satellite autant que l’achat de studios coréens par l’opérateur mobile SK Telecom ou par KT. À l’inverse, Comcast, le premier opérateur du câble aux USA (22 millions d’abonnés) a mis en place un accord commercial de distribution privilégié des contenus de VOD de MGM et Sony. De l’intégration au partenariat, les choix se font en fonction des risques et du choix de meilleures conditions de mise en œuvre. Autre levier de diversification : l’intégration horizontale sur le modèle de NBC qui, joue sur une stratégie de distribution de contenus multiplateformes avec des formats spécifiques selon que le mode d’accès est un portail Internet, un terminal mobile, une TV…
10À l’heure où small is not beautiful, les médias français restent menacés. Tout d’abord par les géants des telecom. Le chiffre d’affaires du groupe TF1 et Canal Plus en cumulé ne représente pas plus du dixième du chiffre d’affaires de France Telecom. On retrouve le même écart chez nos voisins étrangers. L’entrée des opérateurs telecom dans les métiers de la distribution de contenus audiovisuels instaure des rapports de force inédits. Les opérateurs français semblent surtout bien fragiles face aux mastodontes américains. Ainsi, en 2004 le chiffre d’affaires des groupes TF1, Canal Plus et M6 en cumulé représentaient moins de la moitié du chiffre d’affaires de n’importe lequel des « grands » comme NBC, Disney ou Bertelsmann. Il y a même peu de secteurs dans lesquels l’écart entre les plus grandes entreprises françaises et leurs homologues étrangers sont aussi grands. Seule la perspective, désormais avérée dans le marché de la télévision payante, d’un rapprochement entre TPS/Canalsat est de nature à permettre l’émergence d’un acteur significatif dans ce domaine. Ainsi, la valorisation boursière des groupes TPS et Canal Plus (abonnés analogiques inclus) est entre deux et trois fois moins importante que la valorisation boursière de l’unique opérateur satellite anglais BskyB, à nombre d’abonnés quasi équivalent.
11Les pistes d’évolution sont nombreuses. Tout d’abord, le numérique remet en cause la règle du nombre d’abonnés comme critère de concentration. La numérisation de la radio par exemple rend les chaînes accessibles à un bassin d’audience plus large, ce qui rend inopérant le critère du seuil maximum de couverture de 150 millions d’auditeurs par opérateur. Autre critère rendu obsolète par la numérisation : le seul critère de diffusion écrite pour les journaux ainsi que la définition des marchés pertinents, compte tenu des renforts à venir vers les supports online pour les annonceurs comme pour les lecteurs.
12Dans ce paysage en pleine évolution, on voit que les territoires de la régulation sollicités sont nombreux. Aux régulateurs en charge des contenus, à ceux responsables des fréquences ou à ceux en charge du respect des données personnelles, s’ajoute celui au rôle fédérateur, du respect des règles de la concurrence. Car l’éclatement des frontières entre opérateurs, l’élaboration de nouveaux modèles économiques, l’arrivée parmi les nouveaux acteurs d’opérateurs historiques souvent issus de monopoles nationaux, et les phénomènes d’intégration tant verticale qu’horizontale conduisent plus que jamais au besoin d’un garant du respect du libre-jeu de la concurrence. Mais il importe aussi que le droit de la concurrence prenne lui-même en compte le nouveau paradigme qui se présente à lui. Qu’il évolue dans son approche traditionnelle pour mieux appréhender les évolutions en cours.
13Sur le plan organique, des évolutions sont possibles. Un rapprochement entre CSA et ARCEP figure parmi les options, sur le modèle anglo-saxon de la FCC. Mais il n’existe de toute façon pas de solution miracle. D’abord parce qu’il est très difficile d’anticiper les succès commerciaux. Ensuite parce que le temps de la régulation et de la loi est en général beaucoup trop long par rapport à la réactivité des marchés. Parce que chaque règlement peut susciter son propre contournement par le biais des novations technologiques. Et parce que les relations entre médias éclatent avec le développement de la convergence. Il importe donc d’être pragmatique et de prendre conscience de la variété des critères selon les marchés pertinents pour parvenir à des solutions juridiques réalistes. C’est là toute la difficile et indispensable articulation entre la réglementation et la régulation.
14La complexité du nouvel environnement technologique et sa dimension mondiale donne à la régulation et au droit de la concurrence toute leur importance par rapport à des solutions réglementaires rigides et rapidement obsolètes. Il ne s’agit pas de faire plier le droit sous le joug de l’économie mais de prendre dorénavant en compte en temps réel les critères pertinents de l’économie dans l’élaboration du droit.