Éric Maigret, Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin/INA, coll. « Médiacultures », 2005
1Cet ouvrage est une excellente nouvelle, car il inaugure une collection destinée à « explorer les espaces nouveaux de création du sens, en décloisonnant études des médias, de la culture et des représentations ». Ce premier opus répond à l’objectif affiché. On y apprécie la volonté de prendre au sérieux les formes de cultures populaires et médiatiques, tout en abordant les enjeux politiques des représentations sociales qui sont ainsi produites et diffusées. Pourquoi « médiaculture » ? Cela correspond à un souci avoué de s’inscrire dans le prolongement des travaux anglophones pas toujours assez connus – ou alors caricaturés – des cultural studies, tout en marquant une distance avec les usages sociologiques dominants du mot « culture », souvent empreints de préjugés et de volonté de classement. De plus, ce mot-valise illustre le refus de la séparation, trop souvent présente dans les esprits et les analyses, entre les médias et la Culture, seule jugée noble.
2Un autre mérite de ce livre court et qui se lit aisément, est de défendre clairement une position scientifique, visant à « ne plus penser les médias comme des lieux de pure reproduction des pouvoirs dominants » (p. 13), sans avoir peur de la polémique intellectuelle, au bon sens du terme. La démarche se révèle fructueuse. Éric Maigret défend avec conviction les cultural studies, ou plutôt, souligne le travail de stigmatisation qui a été à l’œuvre en France lors de la réception de ces travaux. Éric Macé ou Hervé Glevarec pointent également les incohérences de la théorie de Jürgen Habermas et de la sociologie de Pierre Bourdieu et de ses épigones, tel Bernard Lahire, qui n’ont pas su saisir toutes les implications du « tournant culturel » et sont restés prisonniers de la dénonciation de la culture de masse, d’une « objectivation » des « effets de domination culturelle ». Éric Macé le montre à travers la conceptualisation de l’espace public qu’il propose. Hervé Glevarec le fait par un retour méthodologique convaincant sur les analyses sociologiques des consommations musicales des jeunes. On retiendra de ces textes que les goûts culturels ne sont plus aussi déterminés par les identités et les positions sociales, que si rapports de domination il y a, c’est davantage dans les relations aux pairs, et qu’il faut donc étudier les liens de sociabilité liés aux pratiques culturelles. C’est d’ailleurs ce que propose Dominique Pasquier dans un chapitre didactique. Elle y reprend les trois approches théoriques possibles des liens de sociabilité induits par les consommations culturelles, alors même que cette question est peu prisée dans la sociologie française. Les modèles affinitaires, coopératifs et conformistes sont exposés, le dernier correspondant à l’analyse qu’elle a développée dans son livre récent sur la culture lycéenne.
3Ce livre collectif utile comporte deux derniers chapitres sur la singularisation des pratiques culturelles de masse, via l’exemple des blogs personnels (Laurence Allard) et sur la réhabilitation de la dimension esthétique des productions médiatiques (Éric Maigret). Ajoutons que le livre se veut en lien d’homologie avec ses objets, puisque sa fin est construite en clin d’œil humoristique. La synthèse conclusive est désignée en termes bien peu académiques (« petit kit de survie »), et la bibliographie est commentée en interpellant directement le lecteur.
4Arnaud Mercier
Observatoire européen de l’audiovisuel, Débat politique et rôle des médias : la fragilité de la liberté d’expression, Paris, Victoires éditions/Strasbourg, Observatoire européen de l’audiovisuel, coll. « Iris spécial », 2005
5Cet ouvrage collectif pose la question juridique de la liberté d’expression politique dans les médias. Il est publié avec le soutien du Conseil de l’Europe et fait suite à un atelier organisé conjointement par l’Observatoire européen de l’audiovisuel (Strasbourg) et l’Institut du droit de l’information de l’université d’Amsterdam (Ivir), intitulé « Les tons changeants de l’expression politique dans les médias ». Comme tous les ouvrages de la série « Iris spécial » (Corégulation des médias en Europe, Télévision et concentration des médias, etc.), il est disponible en trois langues : français, anglais et allemand.
6On peut décomposer le texte en trois parties. Tout d’abord, un chapitre introductif qui résume les discussions de l’atelier et qui présente les principales contributions. Ensuite, un ensemble de trois chapitres consacrés à des questions transversales : quelle régulation des médias dans une démocratie (chap. 2) ? Quelles sont les restrictions imposées à l’expression politique (chap. 3) ? Quelle est l’action du Conseil de l’Europe dans ce domaine (chap. 4) ? Enfin, l’ouvrage présente des études de cas détaillées pour dix pays européens (Suisse, Espagne, Finlande, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne) et non européens (États-Unis, Russie, Kosovo).
7Ce numéro est écrit dans un langage clair, accessible aux non initiés, mais développe principalement une analyse juridique de la question délaissant malheureusement les sciences de la communication et la science politique. De plus, cet ouvrage aurait gagné à présenter une conclusion synthétique permettant de comparer les différents pays analysés. Enfin, de trop nombreux chapitres s’interrompent brutalement sans une conclusion permettant de rassembler les idées principales et de comprendre le positionnement de l’auteur. Toutefois, l’ensemble constitue un texte essentiel. D’une part, en rappelant le rôle trop méconnu et trop souvent négligé du Conseil de l’Europe dans la régulation des médias [1], d’autre part en offrant un panorama européen montrant, à la fois, les disparités et les points communs entre les différentes législations encadrant l’expression politique médiatique. Par ailleurs, cet ouvrage permet une utile comparaison entre le droit européen et le droit américain et offre une mine de références bibliographiques. Enfin, il signale, en creux, une évolution de la doctrine qui, après s’être concentrée sur le droit d’offrir des idées pluralistes, semble vouloir, aujourd’hui, accorder une protection renforcée au droit de recevoir de l’information plurielle. Un document de référence.
8Éric Dacheux
Silvia Árbalez Curbelo (dir.), Comunicación, democracia y ciudadanía, IXes Rencontres latino-américaines des facultés de communication sociale, CiCom, université de Puerto Rico, 2005
9Hermès a souvent apporté la preuve que les recherches en communication menées en Amérique latine couvrent des champs bien proches de ce qui est travaillé dans ce domaine en France, et qu’elles ouvrent parfois des problématiques inédites qui mériteraient d’être mieux connues de ce côté de l’Atlantique. Les Actes des IXes rencontres de Felafacs (Fédération des Facultés de communication sociale d’Amérique latine) à Puerto Rico ne dérogent pas à cette règle. On y trouve une vingtaine de textes de chercheurs du sous-continent et pour certains européens, qui, outre ceux mentionnés dans le titre, abordent les thèmes de l’exclusion sociale et de la culture à l’ère de la globalisation, envisagés depuis la communication et principalement depuis l’Amérique latine.
10Comme le souligne Eliseo Colón Zayas (Puerto Rico), « Le chercheur en communication (…) doit être capable de comprendre les transformations que nous vivons dans divers champs, afin d’établir des cartes qui permettent des parcours multiples, à travers des territoires, espaces et temporalités en changement permanent, et dont on ne voit parfois pas clairement dans quelle direction ils se développent ».
11Un tel ouvrage ne peut se résumer en quelques lignes. Disons simplement qu’il présente un triple intérêt. D’une part, il ouvre des perspectives théoriques face aux changements actuels. Il présente par ailleurs des études de terrain et de médias richement documentées. Il offre enfin au lecteur un état de la recherche latino-américaine en communication.
12Certains textes tentent des bilans théoriques. On mentionnera ici celui de Ernesto Laclau (Buenos Aires, Oxford), « Discours, antagonisme et totalité sociale », qui revisite les concepts de l’analyse des phénomènes socio-politiques, celui d’Enrique Bustamante (Madrid), « Culture et communication à l’ère digitale. Considérations pour une étape de transition ». Le souci théorique mène à poser des questions fondamentales pour la communication et la politique (« La démocratie peut-elle se communiquer ? », Erick R. Torrico Villanueva, Bolivie).
13Une seconde série de textes s’appuie sur des études de terrain et des analyses de productions médiatiques. On mentionnera en particulier l’approche de l’intérieur (comme participant au Big Brother local) et de l’extérieur (comme téléspectateur et chercheur) que propose Omar Rincón (Colombie) de la « téléréalité, du light et du new age comme philosophie du divertissement » ; tout aussi proche de phénomènes que la recherche française peut étudier, l’analyse par Teresa Velasquez de la « visibilité des immigrés dans la télévision publique européenne ».
14L’approche interdisciplinaire de la communication, la prise en compte des réalités politiques, sociales, culturelles (rôle de la danse) s’appuient sur une vision critique qui vise à offrir des concepts adaptés à l’étude du changement politique et communicationnel.
15De l’analyse de la téléréalité à celle de la communication des États-Unis face au terrorisme, du concept d’ethnicité en Argentine aux relations entre danse et citoyenneté, c’est une approche du point de vue de la communication de phénomènes qui ont une dimension politique qui est menée au long de ces trois cents pages, qui offrent un tableau de ce que peut donner la recherche en communication marquée par la variété de ses objets et une exigence scientifique de haut niveau. L’anthropologie, l’analyse sociopolitique, les sciences politiques, la philosophie analytique, la sémiotique donnent ici des outils adaptés pour construire, hors de toute soumission de la pensée à des modèles imposés, une pensée communicationnelle adaptée aux défis de l’époque. On attend avec intérêt le prochain congrès de Felafacs.
16Bruno Ollivier
François Laplantine, Le Social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, coll. « L’Anthropologie au coin de la rue », 2005
17Avec Le Social et le sensible, F. Laplantine nous invite à nous laisser gagner par la sensualité des mouvements et la fluidité des rythmes pour suivre au pas cadencé l’itinéraire épistémologique de cette « anthropologie modale ». Dès le départ de son trajet intellectuel, F. Laplantine questionne le « rationalocentrisme » qui constitue le modèle du savoir dominant en sciences humaines pour frayer un chemin vers un mode de connaissance « micrologique » qui réhabiliterait les affects sans rejeter la raison, en dépassant l’opposition binaire entre l’intelligible et le sensible.
18Le chapitre liminal nous engage à arpenter les rues brésiliennes dans les ondulations de la ginga, cette « danse de la marche », ce comportement culturellement acquis, sans être fixé par la ritualité, qui montre que « la mise en scène du social s’effectue […] à travers le sensible » (p. 22). Il s’agit de développer une pensée du corps, non plus figé dans ses énoncés, mais déployé dans son processus d’énonciation et dans la performativité de ses affects. Ce qui implique de réinterroger la stabilité du sens de l’approche positiviste, sans s’abandonner à un subjectivisme tout aussi réducteur que l’objectivisme.
19Le social « n’est pas ce qui explique, mais ce qui doit être expliqué » (p. 70). F. Laplantine insiste sur ce point (chapitre 4) en critiquant le déterminisme sociologique catégorisant, qui nie ce qui se joue dans les interstices mouvants des écarts, dans ces entre-deux qui, comme le « hors-champ », élaborent du sens dans la tension entre la présence et l’absence pour « nous donner à sentir/penser ce qui n’est pas montré » (p. 84).
20Si la théorie sociale du sensible de F. Laplantine doit beaucoup au cinéma qui repose sur le mouvement fragmentaire d’images et de sons quelquefois inattendus, elle prend véritablement son point de départ avec R. Bastide et G. Bataille (chapitre 6). R. Bastide, parce qu’il repense le social par des échanges non plus entre catégories mais entre des schèmes au sens kantien du terme. G. Bataille, parce que son œuvre est traversée par le thème de la vie sociale qui se déploie dans l’excès improductif de réalisations grandioses. Ce qui compte dans cet excès, ce n’est pas le résultat (ergon : œuvre) mais l’énergie (energeia : processus).
21Dans l’épilogue, F. Laplantine récapitule son programme en sept propositions. La première concerne l’importance de la temporalité dans notre perception du monde. Ce n’est donc pas le « fait social » qui doit nous intéresser mais le « faire social » (p. 194), en concevant le réel non plus comme une substance, mais comme un événement : « il n’est pas être, mais manière d’être » (p. 199) (proposition 2). Ceci est valable pour le langage qui est corporéité en actes dans les manières de parler et d’écrire (proposition 3). Ainsi, pour développer une anthropologie du sensible, il convient de prêter une plus grande attention aux mots (proposition 4), sans croire que la pensée est exclusivement discursive. Le mode de connaissance cinématographique montre qu’il existe une pensée renvoyant à quelque chose d’infiniment plus physique (proposition 5). Il faut se méfier toutefois de ne pas tomber dans l’irrationalisme d’un rapport immédiat au réel par les sens (proposition 6). Au contraire, la pensée du sensible a besoin d’une médiation esthétique qui met en question l’univocité du concept et la transparence du signe (proposition 7).
22Cet ouvrage s’articule autour d’une critique du positivisme rampant dans les sciences humaines. Peut-être peut-on regretter ici que les allusions à la sociologie bourdieusienne (p. 76 et p. 202) passent sous silence sa perspective fondamentalement processuelle qui envisage la société en perpétuelle transformation, élaborée dans les incessants mouvements qui traversent des champs qui s’interpénètrent, aux frontières jamais arrêtées, toujours floues et fluctuantes.
23Cela dit, l’horizon épistémologique esquissé par F. Laplantine a une importance capitale pour le champ de la communication interpersonnelle. En faisant nôtre cette sensibilité rigoureuse pour l’infinitésimal, nous pourrions approcher les significations des modulations imperceptibles des corps en interaction, qui se déploient dans une temporalité rétive à la segmentation catégorielle dont sont l’objet les processus communicationnels réduits dans de nombreux travaux à une transmission d’information.
24F. Laplantine nous propose un programme qui n’est surtout pas un cadre théorique à appliquer, mais une disposition intellectuelle troublante et décomplexée à incorporer dans notre attention à porter au monde, pour nous mettre dans la peau du « voyant » rimbaldien.
25Jean-Pierre Sélic
Jean Cottave, Claude Neuschwander, La Démocratie durable : l’utopie au quotidien, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours. Essai », 2005
26Cet essai repose sur l’idée suivante : « Désormais, la lutte sociale prioritaire n’est plus d’abattre le capital ou le marché, car cette bataille est, hélas, dépassée. […] le véritable affrontement, à l’échelle de la planète est désormais la bataille pour une véritable démocratie durable, politique certes, mais aussi économique, sociale et culturelle » (p. 8). Il s’agit donc d’approfondir la démocratie dans toutes ses dimensions afin de réunir les conditions pour « vivre ensemble », redécouvrir les vertus du triptyque liberté, égalité, fraternité, pour restaurer le lien social et éviter les catastrophes écologiques.
27Ce livre peut se décomposer en deux parties. La première (chapitres 1 à 5) dresse un diagnostic, national, européen et mondial du délitement du lien social, de l’accroissement des inégalités et des faiblesses démocratiques actuelles. La deuxième partie (chapitres 6 à 8) propose des solutions à partir des expériences locales de démocratie participative.
28Cet essai militant (socialiste ?) est paradoxal d’un triple point de vue. En tant que citoyen tout d’abord, on peut souligner la clarté du style, saluer la volonté d’étendre l’utopie démocratique à tous les secteurs de la vie sociale sans exclusive, apprécier la qualité du diagnostic, mais on ne peut qu’être frappé par le décalage entre les ambitions énoncées, « établir une démocratie adaptée à la réalité planétaire du xxie siècle » (p. 13), et les solutions proposées : généraliser les expériences de démocratie participative française. Les auteurs ne proposent rien de concret sur la réforme des instituts financiers internationaux (FMI, Banque mondiale, etc.), l’ONU, les ONG…, et pas grand-chose de tangible (créer un véritable parti européen) sur l’Union européenne.
29Pour le chercheur en communication, cet essai est également paradoxal. Il présente l’intérêt de se référer à des revues militantes (Partages, Territoires, Alternatives économiques) pour s’ancrer dans les réalités de terrain, mais cherche à penser la démocratie sans les penseurs (seuls Tocqueville et Habermas sont cités). Surtout, la communication est omniprésente mais impensée. D’un côté, elle est réduite au marketing politique et se voit accusée de vider le discours politique de sa substance, mais de l’autre, elle est assimilée à la technologie et se voit porteuse des espoirs les plus fous : « Or le net est par excellence un territoire d’échanges et de dialogues, donc un lieu favorable à la démocratie » (p. 145). Dans tous les cas, les poncifs du « prêt-à-penser communicationnel » qui hantent les professionnels de la communication et les élites technocratiques sont repris sans jamais être remis en cause. De quoi s’interroger sur la portée des discours des sciences de la communication qui, depuis trente ans, montrent l’inanité du déterminisme technologique et soulignent l’ambivalence de la communication politique.
30Le lecteur d’Hermès est, lui aussi, confronté à un double paradoxe. Les auteurs réfléchissent à la démocratie, citent Habermas, mais pas une fois n’abordent la question de l’espace public, concept cher à notre revue (cf. Hermès 4 et 10). De même, les auteurs prônent la démocratie participative et parlent plusieurs fois de la nécessité de démocratiser l’économie, pourtant ils n’emploient jamais le terme « économie solidaire », défini, dans un numéro récent de la revue, comme « L’ensemble des expériences visant à démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens » (Hermès 36, p. 9).
31Repenser et étendre la démocratie est nécessaire. L’essai poursuit cette double ambition et doit être salué pour cela. Cependant, à vouloir « réinventer la roue » sans s’ouvrir aux théories et aux expérimentations autres que celles de son parti politique, on ne fait que révéler l’autisme et le manque d’imagination qui accable notre classe politique. Un livre fait pour nourrir, mais qui laisse sur sa faim…
32Éric Dacheux
Stefan Herold, L’Unification allemande. Des illusions à la réalité, Liège, Éditions de l’université de Liège, coll. « Sociopolis », 2004
33Avec L’Unification allemande. Des illusions à la réalité, Stefan Herold se penche sur le sujet complexe des problèmes sociaux et juridiques de la transition politique qui a présidé à la réunification allemande. Son analyse nous offre le point de vue original de son vécu d’Allemand de l’Est sur le processus politique, législatif et économique qui a accompagné le passage du socialisme au libéralisme lors de la chute du mur de Berlin. Cet ouvrage rend plus spécifiquement compte, de manière particulièrement documentée, des conditions de possibilité d’une transition sans précédent dans l’Histoire pour en analyser les conséquences au plan social, en s’appuyant sur une série d’entretiens réalisés avec des acteurs privilégiés de cet événement.
34Du « changement de système politique en RDA » (première partie, p. 11-77) à la « lente intégration de l’ex-RDA en Europe » (seconde partie, p. 79-103), Stefan Herold explique comment, de « deux États avec un peuple », l’Allemagne a brutalement évolué vers « un État avec deux peuples » (p. 80). La société allemande actuelle, divisée entre « Wessis » et « Ossis » (p. 83), a en effet toujours beaucoup de mal à coexister dans un cadre constitutionnel auquel l’ex-RDA a été assimilée par la voie de l’adhésion, en vertu de l’article 23 de la Loi fondamentale (p. 66-68), alors que cette dernière offrait l’alternative d’élaborer une Constitution allemande commune via l’article 146 (p. 68-69). Les logiques électorales et des considérations électoralistes ont poussé les politiques à opter pour l’adhésion qui, à court terme, avait l’avantage de réaliser l’unification très (trop) rapidement autour d’une Loi fondamentale qui avait fait ses preuves. Passée l’euphorie de l’union monétaire et de la découverte de ce libéralisme longtemps fantasmé par le biais des médias, l’Est s’aperçoit qu’il n’a pas eu le temps nécessaire de s’adapter à un système précipitamment imposé, auquel les cinq Länder de l’ancienne RDA n’ont apporté aucune contribution et que certains vivent même comme une véritable colonisation (p. 79).
35Les Allemands de l’Est auraient pourtant pu choisir librement une option constitutionnelle et institutionnelle qui leur convenait avec leurs compatriotes de l’Ouest, comme la Loi fondamentale le prévoyait. L’effondrement du régime socialiste avait effectivement donné le jour à un immense élan démocratique qui s’est traduit par la création d’une multitude d’associations ou de partis politiques. Mais cette atomisation des expressions politiques et la pluralité des groupes constitués ont créé des tensions
36(p. 44-56) qui n’ont jamais pu être surmontées, d’autant plus que toute idée de Confédération ou de système qui aurait accordé une autonomie relative à l’ex-RDA a été étouffée avec l’introduction hâtive du Deutsche Mark par Helmut Kohl, qui allait ainsi remporter les élections du premier Bundestag de l’Allemagne unifiée de décembre 1990 (p. 77). L’Est a donc bien été victime de ses dissensions internes : le refus partagé du « socialisme réel » s’est transformé en un éclatement des acceptations divergentes et nuancées d’un « libéralisme réel ».
37Sans doute fraudait-il regretter que le travail de Stefan Herold évoque trop brièvement le rôle déterminant des médias dans le processus de la réunification, s’il ne rendait pas raison avec exigence et finesse à toute la complexité multidimensionnelle des dynamiques historiques à l’origine d’un des événements qui aura le plus profondément marqué le monde du xxe siècle.
38Jean-Pierre Sélic
Note
-
[1]
Via, bien sûr, l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui garantit le droit d’expression, mais aussi via des déclarations du Comité des ministres, comme celle adoptée en février 2004 sur « La liberté du discours politique dans les médias ».