1Le débat sur le Traité Constitutionnel a réveillé la démocratie européenne. Les citoyens et les médias se sont, un temps, passionnés pour l’Europe. Cherchant à surfer sur cette vague favorable et à dépasser la paralysie institutionnelle née du Non français et néerlandais, les institutions européennes ont lancé, en octobre 2005, le plan D comme Démocratie [1]. L’occasion, sans doute, de s’interroger à nouveau sur les fondements de cette dernière. En nous inspirant des travaux de Paul Ricœur, nous nous efforcerons de sortir des sentiers rebattus de la science politique classique, pour nous interroger sur les tensions qui fondent et menacent la démocratie européenne. Et si l’Union européenne souffrait moins d’un rejet des citoyens que de l’incapacité des élites à fonder une nouvelle utopie ?
Une analyse courante, mais peu pertinente de la crise démocratique de l’Union
2En France, le référendum sur le Traité Constitutionnel a eu le mérite de mettre sur la place publique des débats importants sur le modèle socio-économique de l’Union, mais aussi sur l’identité culturelle et les limites territoriales de l’Union. Interrogations majeures qui révèlent, en creux, un point essentiel : il n’y a pas, pour l’heure, un projet politique européen. Or, une communauté politique qui ne sait pas où elle va est condamnée à la méfiance de ses membres. Elle est en crise. Cette crise ne signifie pas forcément agonie, mais période transitoire difficile, embrouillée, incertaine. Cette incertitude qui affaiblit frappe aussi bien les États-nations que les institutions européennes. Or, le débat public européen sur le Traité Constitutionnel visait justement à remédier à cette crise des institutions, à rapprocher l’Europe des citoyens. Mais si les élites européennes s’étaient trompées d’objectif ? Si, pour être plus précis, cet objectif reposait sur une analyse erronée des origines de la crise démocratique de l’Union ? Les chercheurs et les hommes politiques ont développé des analyses très fines et très nuancées de la crise démocratique européenne. Ces analyses sont parfois complémentaires souvent contradictoires, cependant, en règle générale, quelques constats demeurent communs. Trois d’entre eux traversent la plupart des analyses et semblent s’imposer comme une évidence : une crise de la représentation, la faiblesse des États-nations et la montée de l’individualisme. Le premier point se traduit par une méfiance des citoyens vis-à-vis de leurs élites, le second voit la puissance régulatrice des États diminuer au profit des multinationales, des ONG et des institutions économiques internationales type OMC, le troisième engendre un repli sur la sphère privée et une désaffection corrélative des affaires publiques. La réalité de ces trois maux semble incontestable. Pourtant, on doit mettre en doute leur pertinence. Par exemple, on peut soutenir que la crise de la représentation est, de toute façon, consubstantielle à la démocratie [2], que ce sont les États-nations qui, volontairement, se sont délestés de certaines prérogatives (économiques et sociales) justement pour mieux les gérer collectivement dans des institutions internationales (Magnette, 2000 ; Milward, 1992) et que le processus d’individuation des sociétés modernes ne signifie pas automatiquement repli égoïste sur soi, comme l’atteste « l’explosion exponentielle » du nombre d’associations dans l’Union européenne (Commission européenne, 1997). Bien sûr, toutes ces assertions mériteraient de longs développements, mais les ouvrages cités procèdent à ces démonstrations d’une manière bien plus forte et précise que nous ne saurions le faire ici. Surtout, notre propos n’est pas là. Il ne s’agit pas de substituer un régime de vérité à un autre régime de vérité, mais de montrer que les évidences aveuglent et stérilisent la pensée. Au niveau national, comme au niveau européen.
Spirale régressive : idéologie des élites contre nostalgie des exclus
3Les processus socioculturels servant généralement à expliquer la crise démocratique sont beaucoup plus ambivalents qu’on ne le dit. Dès lors, le diagnostic de la crise démocratique de l’Union est partiel et les solutions envisagées forcément insuffisantes. Or, nous vivions dans une société réflexive, il est donc nécessaire d’ouvrir un débat sur la crise de la démocratie européenne qui ne se limite pas, comme c’est le cas actuellement, aux solutions envisagées, mais qui remette en cause les présupposés mêmes de la crise. Pour apporter notre contribution au débat – et non pour le clore – nous allons revenir sur la question de l’espace public. Pour beaucoup l’espace public national est moribond : les médias manipulent l’opinion publique tandis que la montée de l’individualisme conduit les citoyens à se détourner des affaires publiques (Ramonet, 1999 ; Paillart, 1995 ; Miège, 1997). Rien n’est plus faux. De nombreuses recherches montrent que l’espace public national est vivant (Hermès, 2003 ; Dacheux, 2004 ; Ion, 2001), que se reporte sur l’action associative, un nouveau militantisme qui se détourne des partis traditionnels. Dès lors, comment expliquer la crise démocratique des nations européennes ? Pour comprendre notre hypothèse, il faut faire l’effort de saisir la logique de fonctionnement du « moteur à quatre temps » de la démocratie (tableau n? 1) et garder en mémoire le tableau n? 2 qui distingue les différents espaces du politique.
Le moteur à quatre temps de la démocratie
Utopie et idéologie Dans le langage courant, l’utopie est associée à une chimère aussi inaccessible qu’inoffensive. Aujourd’hui, au nom des crimes staliniens, l’utopie est dévalorisée car assimilée à la volonté dangereuse de faire table rase du passé. Pourtant, l’utopie ne doit pas être confondue avec l’une de ses manifestations concrètes. Principe d’espérance et dénonciation de l’ordre politique établi (Riot-Sarcey, 1998), l’utopie est un formidable outil de mobilisation politique. À ce titre, l’utopie est l’un des moteurs de l’action collective et, plus généralement, de l’action politique. Lorsqu’il est employé dans la vie de tous les jours, le mot idéologie renvoie à une image négative : des idées politiques partielles et partiales qui cherchent à manipuler l’opinion. L’inventeur de ce mot est un Français, A. C. Destutt de Tracy qui, en 1801, a publié « Idéologie » terme qui, dans son esprit, signifiait étude scientifique de la formation des idées. En science politique, l’idéologie possède une autre définition : une vision politique du monde. Selon P. Ricœur (1997), l’idéologie et l’utopie sont des structures ternaires qui se répondent et s’opposent. À un premier niveau, qu’il nomme pathologique, l’idéologie est une dissimulation, une distorsion de la réalité, tandis que l’utopie est une fuite hors de la réalité. À un second niveau, l’idéologie a pour fonction de légitimer l’autorité établie, au risque d’une distorsion de la réalité. Risque que combat l’utopie, puisqu’elle décrédibilise l’autorité. À un troisième niveau, l’idéologie est une matrice de l’intégration sociale, alors que l’utopie est une forme de subversion sociale. Il s’agit bien de penser une tension, un équilibre instable, à chacun de ces trois niveaux. La recherche de l’équilibre entre utopie et idéologie fortifie la démocratie, mais si le déséquilibre est trop fort, la démocratie vacille. C’est alors que surgissent la nostalgie et le mythe... Nostalgie et mythe La nostalgie et l’utopie contestent l’ordre présent. Mais si l’utopie est un projet tourné vers le futur qui s’enracine dans le passé, la nostalgie, elle, représente un rejet du présent tout entier tourné vers le passé. En effet, si la nostalgie est, d’un point de vue étymologique, le mal du retour, elle est aussi, enseigne le Trésor de la langue française, un trouble pathologique qui, au xixe siècle, signalait « le regret mélancolique d’une chose, d’un état, existence que l’on a eue ou connue, désir d’un retour vers le passé ». Dans son acception coutumière, le mythe se présente comme un récit fabuleux, mettant en scène des êtres surnaturels (dieux, démons, héros). En 1957, R. Barthes reprend à C. Levy Strauss l’idée d’un lien entre mythe et idéologie [3]. Pour lui, le mythe est une opération symbolique qui vise à maintenir une idéologie en la naturalisant « L’élaboration d’un système sémiologique second va permettre au mythe d’échapper au dilemme : acculé à dévoiler ou à liquider le concept, il va le naturaliser. Nous sommes ici au principe même du mythe : il transforme l’histoire en nature » (p. 237). [...] « Or cette démarche, c’est celle-là même de l’idéologie bourgeoise » (p. 251). Le mythe est une sécrétion de l’idéologie qui vise à maintenir les choses en l’état. Il permet donc de combattre la nostalgie qui est elle-même d’autant plus forte que l’utopie est faible. Dimension utopique du mythe et dimension mythique de l’utopie Toute utopie possède une dimension mythique qui vise à faire croire que l’avenir souhaitable est déjà une réalité désirable. C’est ce que Ricœur nomme « pathologie » de l’utopie. De même, la force du mythe tient en ce qu’il possède une dimension utopique. Il ne parvient à naturaliser le présent qu’en valorisant et explicitant des promesses actuelles. C’est pourquoi, le mythe est souvent investi par des militants qui cherchent à prendre au mot les promesses qu’il contient. Cette double polarité est généralement bénéfique : elle relie l’utopie au présent et ouvre le mythe à l’avenir. Mais elle peut être aussi dangereuse lorsque le mythe devient si puissant qu’il rallie à lui une forte énergie militante qui, s’épuisant à faire advenir les promesses du mythe, ne construit pas une utopie alternative. Dès lors, ceux qui ne se retrouvent pas dans le mythe sont condamnés à déserter l’espace public et/ou à céder aux sirènes de la nostalgie. Quatre temps Le conflit intégrateur entre utopie et idéologie dynamise la démocratie, l’utopie d’aujourd’hui ayant vocation à devenir l’idéologie de demain. Mais si l’utopie disparaît, elle est remplacée, dans l’ordre symbolique, par la nostalgie. Elle se voit alors combattue par le mythe. Tels sont les quatre pistons symboliques de la démocratie. |
Le moteur à quatre temps de la démocratie
Les espaces du politique | |
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DÉNOMINATIONS THÉORIQUES | LIEUX EMPIRIQUES |
Espace domestique | Foyer |
Espace civil (Espace social de médiation qui rattache l’espace domestique à l’espace public) | Collectif associatif |
Espace public (Espace de médiation politique) | Télévision |
Espace institutionnel de médiation (Espace qui rattache l’espace politique à l’espace public) | Conseil local de développement |
Espace politique (Espace de la décision politique) | Conseil des ministres |
4Selon notre analyse, les démocraties de l’Union sont rentrées dans une spirale régressive : le conflit intégrateur entre utopie et idéologie laisse place, peu à peu, à un antagonisme destructeur entre mythe et nostalgie. Expliquons-nous. Dans les démocraties européennes, l’espace public est bien portant, mais l’espace politique et l’espace civil sont malades. Dans l’espace politique, les élites ne parviennent plus à penser, depuis la chute du communiste, une alternative au libéralisme. Elles s’affrontent sur les variantes possibles de l’idéologie (de l’ultra libéralisme au libéralisme social), variantes qui ne sont pas équivalentes, mais qui ne constituent aucunement une alternative à cette idéologie. Dès lors, dans l’espace civil, une partie des citoyens, celle qui se trouve exclue de l’espace public, celle que l’on nomme parfois, dans le langage du travail social, « public cible », celle qui, en un mot, est broyée par le système en place, ne trouve plus d’offre politique pouvant lui offrir un avenir. Dès lors, elle se retire de l’espace public et/ou se réfugie dans une nostalgie d’un temps idéalisé où le chômage et la mondialisation n’existaient pas. Cette nostalgie devient xénophobe car elle compense l’insécurité économique par la sécurité identitaire. Du coup, elle est combattue, à bon droit, par les élites. Faute d’utopie, ces dernières proposent un avenir mythique. Tout est alors prêt pour un mortel pas de deux : la nostalgie xénophobe sert de repoussoir au mythe libéral qui lui-même renforce la nostalgie xénophobe. Cette spirale régressive est, pour l’instant, freinée par une dynamique militante qui conteste et agit, qui préserve une contestation démocratique nationale tout en réparant le tissu social de proximité. Dans cette valse contrariée, l’Union européenne n’est pas purement spectatrice. D’une part, faute d’un espace public européen, rien ne vient freiner la spirale régressive entre les élites européennes et les citoyens européens les plus défavorisés. La crise est donc bien plus profonde à l’échelle de l’Union qu’à celle de la nation. D’autre part, c’est l’Union qui forge le mythe libéral dans la mesure où ce dernier ne peut plus, idéologie de l’ouverture mondiale des marchés oblige, être strictement national. C’est donc un mythe européen, celui de la « société d’information » qui s’oppose à la nostalgie xénophobe. Or, ce mythe possède la particularité de conjuguer idéologie libérale, déterminisme technologique et dimension utopique (celle de l’universalisme rationnel des Lumières). Cette dimension utopique est d’ailleurs si forte que nombreux sont les militants qui prennent les vessies du mythe pour les lanternes de l’utopie. Pourtant, la genèse de ce projet montre qu’il n’incarne pas une nouvelle utopie européenne, mais européanise une idéologie américaine (Réseaux, 2000 ; Monnoyer, 2004). Parce que cette idéologie globale n’est pas combattue par une utopie européenne, ceux qui ne veulent ni ne peuvent se brancher sur la toile n’ont d’autres choix que de se détourner de l’espace public et/ou de se rassurer dans les bras nauséabonds de la nostalgie.
Notes
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[1]
Contribution de la Commission à la période de réflexion et au-delà : le plan D comme Démocratie, Dialogue, Débat. Bruxelles, Commission européenne COM(2005)494 final.
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[2]
Selon Claude Lefort, la démocratie est : « un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitimité ». C’est la nature de la démocratie que de permettre aux citoyens de remettre en cause les personnes qu’elles ont envoyées au pouvoir. C’est la raison même des élections (Lefort, 1986).
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[3]
« Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguïté fondamentale. Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être que celle-ci a-t-elle seulement remplacée celle-là ». (Lévi-Strauss, 1974, p. 228-231).