CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il n’est pas fréquent de rencontrer la notion de communication en économie, si ce n’est sous la forme très particulière de l’économie des télécommunications. On ne trouve pas d’ouvrage théorique sur l’économie de la communication pas plus que la notion ne figure dans les classifications du Journal of Economic Literature [http://www.aeaweb.org/journal/jel_class_system.html] que les économistes utilisent pour coder les champs d’application de leurs articles. Ce n’est pas le cas pour l’information même si l’économie de l’information recouvre un domaine qui est loin d’être homogène (Petit, 1998).

2Cela ne signifie pas que la communication échappe à l’analyse économique mais que celle-ci n’en a pas fait un concept. L’analyse économique traite de la communication comme objet au moins sous deux formes, la structure des échanges d’information entre agents économiques d’une part, les industries de réseau d’autre part. Ou si l’on veut traduire dans la langue des sciences de l’information et de la communication, la communication d’entreprise et les industries de la communication.

3Dans une première partie, on traitera de la communication d’entreprise. C’est un domaine généralement ignoré des autres disciplines qui font comme s’il n’existait rien en économie dans ce domaine. C’est à vrai dire un domaine largement ignoré des économistes eux-mêmes. Cette première partie nous donnera aussi l’occasion d’esquisser une réponse à la question de savoir pourquoi, selon nous, le mot de communication n’est pas un concept en économie. Dans une seconde partie, on traitera des industries de la communication mais là aussi en cherchant le concept et non d’un point de vue d’analyse sectorielle. Car l’enjeu est bien de voir ce que l’économie peut apporter à l’analyse de ce qui est nommé « communication » par d’autres disciplines. La conclusion met l’accent sur l’impératif commun à ces deux parties : le développement d’une théorie économique de la communication requiert de mettre au premier plan l’analyse des interactions sociales.

La communication comme structure d’échanges d’information entre agents

4Prenons la « communication d’entreprise » au sens d’échanges d’information entre individus ou équipes de travail au sein de l’entreprise et non au sens du « plan de communication » des publicitaires. C’est une question traitée par les économistes sous la forme suivante : quelle serait la structure d’échanges d’information la plus efficace au sein d’une entreprise ? Les économistes se proposent d’y répondre en réduisant la réalité à un modèle simplifié permettant de dégager quelques mécanismes essentiels. Mais avant d’exposer cet apport, il faut commencer par préciser la raison pour laquelle cette question a été longtemps occultée par l’analyse économique.

La communication absente de l’analyse économique traditionnelle

5On ne voit guère qu’une explication à cette absence du concept de communication : les économistes n’en avaient pas besoin.

6C’est un paradoxe car l’échange des biens, c’est-à-dire le marché, implique un échange d’informations. De même faut-il partager des informations, « communiquer » pour produire collectivement un bien. La question des échanges d’information, de la communication, aurait donc dû être au centre de l’analyse des deux grands objets des économistes, la production et le marché. D’où vient qu’il n’en a rien été ? Cela tient à la symbolisation initiale de ces objets.

7Le marché a été réduit à l’échange de biens entre des agents réduits à un calcul d’optimisation (profit ou utilité) en fonction des signaux de prix envoyés par un marché érigé en statue du commandeur. Ces prix sont le seul lien entre les agents : ceux-ci ne dépendent d’aucune structure sociale pré-existante et l’information est parfaite entre eux. Ces deux postulats sont liés : si l’information était imparfaite, il aurait fallu considérer comment elle circule, y compris hors marché, au sein de réseaux sociaux. D’ailleurs, quand un socioéconomiste comme Granovetter (1995) analyse comment fonctionne le marché du travail, il est bien obligé d’introduire les réseaux sociaux, interpersonnels, qui servent de support au recrutement. Le postulat d’information parfaite évacue par nature la structure de communication des informations nécessaires au fonctionnement du marché. Quant à la production, elle fut traitée comme une boîte noire, une machine opaque à transformer des inputs en un output. Nul besoin donc d’analyser la manière dont la circulation de l’information affecte la productivité au sein de l’entreprise.

8Tout ceci a bien changé. L’analyse des impacts de l’imperfection de l’information sur l’efficacité des marchés et des organisations est désormais au centre des préoccupations des économistes (Rallet, 2000). Mais toujours pas de « communication ». Parce que les structures au sein desquelles l’information circule, que ce soient les structures sociales pour les marchés ou les structures internes pour les organisations, ne sont toujours pas prises en compte. Elles ne le sont pas en raison de ce que l’analyse économique, fortement marquée par son objet axial, la concurrence, met en scène et examine des jeux non coopératifs.

9Prenons l’exemple des asymétries d’information qui polluent les relations marchandes bilatérales. On ne s’interroge pas sur la manière dont les agents pourraient résoudre le problème en coopérant, i.e. en se dotant de structures de communication, mais sur comment amener l’agent qui détient l’information à la révéler par un mécanisme incitatif (théorie de l’agence). Le problème est d’amener des agents non coopératifs à communiquer leurs informations par un mécanisme de quasi-marché. La théorie des incitations (Laffont et Tirole, 1993) vient se substituer à une théorie de la communication, c’est-à-dire de la coopération.

10Il existe toutefois une exception à cette règle : les théories coopératives de la firme qui ont été développées pour étudier l’importance des structures de communication de l’information au sein des entreprises. Elles sont marginales [1], mais ont connu un développement important depuis les années 1950.

11On tire de ceci une conséquence : une théorie économique de la communication impliquerait de prendre en compte les réseaux sociaux et les structures organisationnelles au sein desquelles l’information circule. Il peut y avoir plusieurs manières de le faire. Soit en restant dans le paradigme économique mais en le faisant notablement évoluer. Un des moyens est d’introduire l’hypothèse d’une rationalité limitée en faisant dépendre le comportement d’un agent de celui de son voisinage social (Kirman A. et Zimmermann J.-B., 2001). Soit, plus largement, en adoptant une problématique de type socio-économique à la Granovetter où les relations économiques sont encastrées dans les relations sociales.

Communication et design organisationnel

12L’objectif est d’analyser l’efficacité des différentes structures d’information et de décision possibles d’une entreprise [2]. Il s’agit de choisir l’architecture informationnelle (le design organisationnel) qui optimise l’efficacité de la firme. Les travaux et modèles proposés sont très variés. Les travaux pionniers ont été réalisés par Marshak et Radner (1972) et Arrow (2003). Mais il faut aussi citer les contributions importantes de Sah et Stiglitz (1986), Aoki (1986)…

13Quel est le problème posé ? On considère des individus liés par la réalisation d’un même objectif collectif (réaliser une tâche). Par exemple une équipe de travail ou une entreprise. C’est pourquoi on parle de théorie coopérative. L’entreprise (ou l’équipe) reçoit de son environnement des informations (par exemple les préférences des consommateurs). Ces informations qui arrivent en ordre dispersé doivent être agrégées puis traitées (une base de données de type Customer Relationship Management) pour aboutir à une décision optimale (tarification différenciée, personnalisation du produit, etc.). On suppose que les employés ont une rationalité limitée : aucun ne peut à lui seul agréger et traiter les informations. Il doit donc partager les informations même s’il les reçoit toutes. Mais sa capacité à communiquer est aussi limitée : partager des informations implique des coûts. Communiquer prend en effet du temps, impose d’investir dans le codage ou la formalisation des informations et suppose de sélectionner et d’interpréter les informations reçues.

14La limitation de la capacité de traitement de l’information (nécessité de partager les informations au-delà d’un seuil d’informations) et celle de la capacité de communication constituent deux contraintes à partir desquelles on peut analyser l’efficacité de telle ou telle architecture organisationnelle en se donnant un critère d’efficacité, par exemple la vitesse d’agrégation des données (délai de remontée jusqu’au sommet). L’organisation est représentée par un arbre hiérarchique dont la forme diffère : la hiérarchie peut être régulière (chaque agent a un nombre identique d’agents sous ses ordres, par exemple deux) ou irrégulière, la hiérarchie peut être large (faible nombre de niveaux hiérarchiques) ou étroite (nombre élevé de niveaux hiérarchiques), etc. Chaque agent reçoit des informations de ses subordonnés qu’il synthétise en une nouvelle unité d’information transmise à son ou ses supérieurs hiérarchiques. Ce processus se poursuit jusqu’au sommet, moment où le chef hiérarchique est en mesure de prendre une décision. On peut calculer la vitesse d’agrégation selon le type d’architecture mais aussi selon les hypothèses concernant l’affectation des données provenant de l’environnement (sont-elles distribuées de manière homogène entre tous les employés de base ou sont-elles focalisées sur certains employés en vertu d’un principe de spécialisation ?).

15La représentation de la circulation de l’information peut apparaître rudimentaire, mais elle permet de comparer l’efficacité d’architectures informationnelles types (par des exercices de simulation numérique) et de montrer qu’une architecture qui est la plus efficace en situation d’incertitude faible (nombre peu élevé d’informations venant de l’extérieur) ne l’est plus en situation d’incertitude forte.

16D’autres travaux tentent d’analyser l’efficacité des structures décentralisées versus les structures centralisées. La décentralisation se traduit par une boucle d’agrégation plus courte. Cremer (1981) montre ainsi qu’il est plus efficace de regrouper au sein d’un même ensemble les unités ou individus qui doivent interagir fréquemment (hypothèse selon laquelle la communication interne à une équipe est moins coûteuse que la communication entre équipes). Sah et Stiglitz (1986) analysent les capacités respectives des organisations centralisées et décentralisées à éviter les erreurs liées à la sélection des projets, etc.

17Ces travaux ne donnent qu’une image incomplète de l’organisation qui est par nature complexe. Leur ambition n’est pas de construire une théorie générale des structures de communication mais plutôt d’analyser des problèmes bien identifiés en se donnant les moyens de calculer des efficacités comparées. Un autre intérêt est qu’ils offrent la possibilité d’étudier les impacts des TIC sur les architectures informationnelles en considérant par exemple que les TIC réduisent les coûts de traitement de l’information et les coûts de communication mais simultanément accroissent les volumes d’informations traités et transmis. La résultante n’est pas évidente : les TIC ne favorisent pas en elles-mêmes la centralisation ou la décentralisation. Un consensus existe pour dire que les choix des modèles d’organisation résultent davantage des stratégies de marché des entreprises et que les TIC n’opèrent qu’à l’intérieur des choix organisationnels prescrits par l’adéquation à l’environnement.

De la communication comme industrie à la communication comme mécanisme économique

18Les industries de la communication ont fait l’objet de nombreuses analyses sectorielles, que ce soit l’économie des télécommunications ou l’économie des médias. L’objet de ces travaux est de mettre en évidence des aspects spécifiques de ces industries, tant du côté de la production que de la distribution et de la consommation, notamment quand il s’agit des industries culturelles (financement par l’audience, star-system, droits de propriété, « diversité culturelle »…). Mais la « communication » n’est pas un concept économique à l’œuvre dans ces analyses sectorielles. Mon hypothèse est toutefois que la communication émerge, comme catégorie économique pertinente, d’un phénomène récent : Internet. On commencera par rappeler les faits stylisés qui justifient qu’Internet serve de base à l’avènement d’une économie de la communication. Puis on développera ce qui constitue ou pourrait constituer cette analyse.

Internet ou l’intrication généralisée des notions d’information et de communication

19Internet pose une grande question aux économistes comme aux autres spécialistes des sciences sociales : qu’il y a-t-il de nouveau derrière ce phénomène ? On peut naturellement récuser, penser qu’il n’y a aucune spécificité justifiant d’en faire un sous-domaine analytique. J’appartiens au contraire à un groupe d’économistes dont les travaux tentent de soutenir la thèse d’une économie de l’Internet (Brousseau et Curien, 2001 et 2006) parce qu’Internet est non seulement le support technique d’un vaste réseau mondial donnant lieu à une économie numérisée mais parce qu’il est l’incubateur, le laboratoire de cette économie. On appelle économie de l’Internet l’extension de la numérisation à l’ensemble des activités économiques et surtout aux activités de coordination dans l’économie. Retraçons brièvement l’histoire de cette économie.

20Au commencement étaient les réseaux de communication. La communication était réduite au téléphone et l’intégration verticale des opérateurs absorbait le service de la voix dans l’infrastructure. La communication (le service) n’était pas en effet distincte des réseaux (infrastructures). Dès lors une analyse technico-économique du réseau tenait lieu d’économie des télécoms. Les choses ont commencé avec l’ouverture à la concurrence d’une industrie qui était sous monopole. L’économie des réseaux de télécommunications s’est alors développée dans les années 1980 et 1990 pour analyser la manière dont la concurrence pouvait s’exercer dans cette industrie (cf. le Handbook de Cave, Majumdar et Vogelsang, 2002). Alors que l’analyse technico-économique était centrée sur l’offre, l’économie des télécoms attacha une grande importance à la demande et à ses déterminants. C’est dans ce cadre que la notion d’externalités de communication, un des piliers de l’analyse économique de la communication, a été développée pour comprendre le comportement de la demande d’abonnements.

21Puis la numérisation de la communication a profondément changé les réseaux de communication. Le monde des télécoms a été envahi par le monde de l’informatique, tel qu’il s’est développé depuis le triomphe du modèle Wintel sur le modèle Apple intégré. Internet est la figure de l’implosion actuelle des réseaux de télécoms sous la poussée d’un modèle décentralisé de l’informatique qui fonctionne sur la base de standards de marché et non comme les anciens réseaux de télécoms avec des normes définies par des institutions centralisées. Ce réseau décentralisé [3] est censé être le support du développement d’une économie marchande en ligne. En font partie les services de communication mais aussi les services d’information, d’intermédiation et de transaction (biens physiques ou contenus dématérialisés).

22L’offre de services sur une même plateforme désigne le sens que l’on peut attribuer à la notion de « convergence ». La convergence, i.e. la fusion des industries des télécoms, de l’informatique et des contenus sous l’effet de la numérisation, est une idée récurrente depuis les années 1980 mais elle ne s’est jamais matérialisée sous la forme prédite, la fusion des terminaux, des marchés ou des acteurs. Mais avec l’avènement et la diffusion généralisée d’Internet, elle a pris un nouveau sens qui est en train de se matérialiser, celui d’une plateforme haut débit raccordant des terminaux hétérogènes à des services diversifiés au moyen d’une passerelle. C’est la maîtrise de cette passerelle qui est au cœur des batailles industrielles actuelles et de l’émergence d’une économie marchande en ligne (Lequeux et Rallet, 2004).

23La notion de communication devient une catégorie analytique en économie et non plus seulement une assignation sectorielle pour cette raison-là : l’avènement (difficile) d’une économie marchande en ligne dont les propriétés de communication sont étroitement liées au développement d’une offre de services qui intéresse potentiellement toutes les activités économiques.

Décollage des marchés de service en ligne et externalités de communication

24L’économie marchande en ligne en est à ses balbutiements. Ses marchés sont très peu développés pour des raisons à la fois juridiques et économiques. Les raisons juridiques sont bien connues : l’absence d’un régulateur central fait obstacle au fonctionnement d’Internet comme place de marché. Les raisons économiques sont relatives à la présence d’externalités de communication qui tout à la fois bloquent le décollage des marchés et expliquent leur dynamique exponentielle une fois le seuil de décollage atteint. C’est pourquoi l’analyse des externalités de communication est centrale et focalise l’attention des économistes, donnant naissance à une analyse de l’économie en ligne que l’on appelle économie de la communication.

25Le rôle des externalités de communication n’est pas nouveau. Il était déjà actif dans le développement des réseaux concurrents de télécoms à leur début (pour les États-Unis, cf. Mueller, 1996). Il a été formalisé dans un article de Jeff Rohls (1974) qui appartenait aux Bell Labs sous le nom de « network effects ». Comme le note H. Varian dans sa préface à un ouvrage de Rohls (2003), l’article a été au départ peu cité. Il faut attendre la fin des années 1980 et les années 1990 pour le voir abondamment cité. Cela s’explique par développement de produits ou de services reposant sur ce principe, en plus du traditionnel service téléphonique : les réseaux de distributeurs automatiques de banque, le fax, les cassettes magnétoscopes puis les systèmes d’exploitation, les applications bureautiques, etc.

26Avec sa taille mondiale et ses millions d’internautes, Internet est la nouvelle caisse de résonance de ces effets réseau. Les effets réseau font dépendre la valeur d’un service du nombre d’utilisateurs existants. Conséquence : les choix de consommation ne s’effectuent plus seulement ni même principalement en fonction des caractéristiques intrinsèques du service mais en fonction de l’importance de sa diffusion dans la population. Un service n’est plus acheté parce qu’il est meilleur mais il est meilleur parce qu’il a déjà été acheté. Les caractéristiques des biens informationnels fondent quant à elles une « nouvelle économie publique », non plus celle qui était à l’initiative de l’État mais celle qui résulte de collectifs divers (communautés). La non disparition des biens informationnels dans l’échange (non rivalité) et la difficulté à exclure quiconque de leur consommation (non excluabilité) rendent difficile la formation de marchés, parce qu’il est toujours possible de trouver quelqu’un disposé à céder gratuitement un bien informationnel qu’il détient, surtout sur un réseau non centralement régulé de la taille d’Internet. Enfin, le coût de reproduction négligeable des biens informationnels fonde la rationalité économique de la gratuité puisqu’un offreur maximise son profit quand le profit est égal au coût marginal, or celui-ci est égal à zéro.

27Les marchés en ligne sont exposés à trois types de problèmes : leur décollage, leur forte dynamique ensuite, leur modèle économique.

28Leur décollage se heurte au problème « poule et oeuf ». Les services en ligne sont en effet composés de biens complémentaires (services réseau et contenus, systèmes d’exploitation et applicatifs, terminaux et contenus, services de communication et services finals ou contenus…) fournis par des acteurs différents. Le développement des marchés implique une coordination ex-ante difficile à mettre en œuvre en raison de la concurrence qui divise les acteurs désireux de capter à leur profit les bénéfices des marchés futurs. Aux effets de réseau traditionnels, le monde d’Internet multiplie ainsi les effets de réseau indirects (la valeur du bien ne dépend pas du nombre d’utilisateurs du bien mais du nombre d’utilisateurs du bien complémentaire).

29Quand le problème de décollage est résolu, la dynamique du marché est exponentielle en raison des effets réseau et de la propension des biens informationnels à la gratuité. Elle conduit à des logiques de type Winner-Take-All et donc au monopole. La force du monopole (privé en l’occurrence) n’est plus seulement à chercher dans les conditions de production comme dans l’économie traditionnelle mais aussi dans la demande : tout le monde à en effet intérêt à utiliser le même standard. Paradoxe des biens publics informationnels que de reposer sur des monopoles privés tel Microsoft.

30Enfin, la gratuité des biens, cohérente avec la tarification des biens au coût marginal (proche de zéro pour les biens informationnels), pose des problèmes de rentabilité et d’incitation. Il faut en effet rentabiliser la production du 1er exemplaire du bien informationnel, sinon elle n’aura pas lieu. Cet obstacle doit être contourné sans faire comme si la nature de biens publics des biens informationnels ne justifiait pas de nouveau modèle économique. Les nouveaux modèles économiques sont à chercher du côté de la production, au travers du modèle communautaire (logiciel libre) ou de son opposé (le monopole capable de financer comme Microsoft des nouveaux services par le cash dégagé sur les services anciens en quasi-monopole), et du côté de nouveaux modes de consommation.

31Appelons économie de la communication cette économie en gestation des services en ligne, refondation économique des services off line, caractérisée par l’importance des effets réseau directs et indirects ainsi que par la nature de biens publics des biens informationnels.

Conclusion

32La communication ne relevait pas jusqu’ici de la langue conceptuelle des économistes. Pas de trace visible de ce qui aurait pu s’appeler « économie de la communication ». Mais cette situation est en train de changer. Nous avons relevé deux signaux de ce changement.

33Le premier concerne le développement d’une analyse des structures d’échange d’informations entre les agents économiques. Pour des raisons tenant au postulat d’information parfaite puis à la domination de l’approche en termes de jeux non coopératifs dans la prise en compte des problèmes d’information imparfaite, cette question a été négligée. Elle est depuis une trentaine d’années au centre des travaux d’économistes qui s’interrogent sur les structures de communication les plus efficientes au sein des entreprises en situation d’incertitude.

34Le second signal porte sur le développement d’une économie marchande en ligne dont Internet serait la plateforme. Cette économie, qui ne concerne pas un secteur mais potentiellement tous les secteurs, a des caractéristiques particulières. Elle est dominée par l’importance des effets réseau dans le contexte d’une économie de biens publics.

35Une même idée lie ces deux aspects : dans l’économie contemporaine, au sein de la firme comme sur les marchés, le comportement des agents économiques dépend de structures collectives qui leur imposent des choix. Leur rationalité est en conséquence limitée. L’économie de la communication est un univers où l’interdépendance collective des choix précède le choix individuel sans toutefois transformer celui-ci en choix complètement dépendant. Telle est la justification conceptuelle de cette économie, au-delà de ses objets particuliers.

36Une théorie économique de la communication peut naître quand les interactions sociales, c’est-à-dire le jeu des interdépendances réciproques entre les agents, sont non seulement prises en compte mais aussi constituées comme objet central de la réflexion économique. L’économie d’Internet est à cet égard emblématique car les interactions sociales qui s’y développent (les effets réseau) sont, ce à partir de quoi, il faut penser les phénomènes économiques. S’il y a « nouvelle économie », c’est bien pour cette raison : Internet a déplacé le centre de gravité des phénomènes économiques. On produisait des richesses pour les échanger, on les échange pour les produire. La richesse naît de l’aptitude à exploiter les interactions sociales. C’est cela qui est aujourd’hui mal compris par nombre d’acteurs économiques dont la position est pour cette raison menacée. Une théorie économique de la communication est d’autant plus requise.

Notes

  • [1]
    Elles sont ainsi complètement absentes du manuel de référence de Milgrom et Roberts (1997) sur l’économie de l’organisation et du management bien qu’ils consacrent une section à « Économiser l’information et la communication ».
  • [2]
    Il n’existe pas d’ouvrage présentant cette littérature. Le lecteur pourra se reporter aux chapitres III et IV de la thèse de Nathalie Greenan (2001) et au chapitre I de la thèse de Pascale Roux (2003). On se reportera aussi à la publication en français d’articles d’un auteur fondamental, Kenneth Arrow (2003).
  • [3]
    Le caractère décentralisé du réseau renvoie à la localisation de l’intelligence du réseau dans les terminaux et boîtes d’accès. Au sein du réseau lui-même, le routeur remplace le commutateur. La décentralisation du réseau n’empêche pas un contrôle de son centre névralgique par le gouvernement américain.
Français

À la différence de la notion d’information, celle de communication n’a pas donné lieu à un corpus théorique en économie. Il n’y a pas à proprement parler une économie de la communication comme il y a une économie de l’information. Cela tient à ce que les interactions sociales n’entraient pas dans le champ de l’analyse économique jusqu’à une date récente. La communication a toutefois été l’objet de deux types d’analyse : l’efficacité des structures de communication internes aux organisations, les effets réseaux dans les industries de la communication. Une économie de la communication est cependant en voie de constitution avec le poids croissant des interactions sociales dans la création de richesses comme sur Internet.

Mots-clés

  • notion d’économie de la communication
  • histoire de l’économie
  • management
  • réseau

Références bibliographiques

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Alain Rallet
Alain Rallet, professeur d’économie à l’université de Paris XI, Paris-Sud. Directeur du Master Économie, technologie, territoire. Membre du Centre de recherche en économie, Analyse des dynamiques industrielles et sociales (Adis, université de Paris XI).
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24025
Pour citer cet article
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