CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Puisque l’occasion m’est courtoisement donnée de faire part de mes réactions sur les rapports entre sciences économiques et sciences de l’information et de la communication, sans reprendre des argumentations que j’ai déjà développées dans plusieurs contributions, je la saisis volontiers et, sans connaître les textes du présent numéro, je me risque à présenter succinctement certaines convictions.

2Un préalable cependant est nécessaire : on me présente parfois comme un économiste, ce que je ne suis pas et je ne revendique nullement d’être qualifié ainsi. Il est vrai que j’ai suivi une formation avancée en économie politique, mais dans d’autres disciplines relevant des sciences sociales également. Et surtout, je me suis toujours trouvé mal à l’aise face à une certaine condescendance des économistes à traiter des questions de société en ignorant complètement d’autres apports (c’est peut-être à cela que tient l’orientation que j’ai prise, sans en mesurer toutes les conséquences, et notamment celles intervenues avec l’essor de la communication). Ce malaise ne m’a jamais quitté, mais dans le même temps, je suis tout aussi sensible à la méconnaissance et même à l’ignorance grave qui sont souvent opposées face à toute approche économique, celle-ci régulièrement accusée de complaisance vis-à-vis du marché ou de l’internationalisation des échanges. Mes critiques à l’égard des sciences économiques ou d’analyses menées en leur sein ne valent donc pas approbation des simplifications auxquelles elles donnent encore lieu dans d’autres disciplines relevant des SHS.

De la disette…

3Les économistes n’étaient pas au rendez-vous, ils ont mis du temps à s’intéresser aux phénomènes d’information-communication. C’est seulement durant les années 1960 que les premiers travaux d’auteurs comme G. J. Stigler ou F. Machlup, puis d’économistes-statisticiens comme M. U. Porat, ont placé l’information au centre de l’analyse économique ; il s’agissait d’économistes se rattachant à des courants de l’économie politique classique ; un peu plus tard cependant des auteurs comme D. Smythe ou H. J. Schiller, les ont rejoints, mais dans une tout autre perspective, celle de l’économie politique critique de la communication, qui joua un rôle non négligeable dans les confrontations se déroulant au sein de l’Unesco sur la question du Nomic, le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication.

4Comment expliquer ce désintérêt des économistes pour la communication moderne, celle-ci émergeant dès le milieu du xxe siècle ? Il n’est pas douteux en effet que les premiers à avoir traité ce nouvel objet comme d’un objet scientifique sont des cybernéticiens, des politistes spécialistes des études quantitatives, et des anthropologues, suivis par des linguistes, des spécialistes des humanités ou des sociologues de la culture de masse. Les économistes avaient pourtant placé l’information au cœur de leurs premières théories (ainsi chez A. Smith), mais ils en avaient fait un paradigme, certes nécessaire, mais transparent, presque une donnée d’évidence dans l’activité économique. D’où leur peu d’impatience à le prendre en compte avec toute son épaisseur sociale.

… à une certaine pléthore

5En ce début de xxie siècle, la situation a bien changé, elle s’est même en partie renversée. La cartographie des positionnements des économistes est aujourd’hui fort diversifiée et complexe, au point d’apparaître comme une mosaïque. Il serait trop long ici d’en dresser le tableau complet et argumenté. C’est pourquoi nous nous contenterons de citer les principales approches en les distinguant comme suit :

  • les théories « globales » : économie de l’information (G. J. Stigler, F. Machlup, C. Shapiro et H. R. Varian, M. U. Porat, J. E. Stiglitz) ou de la connaissance (F. von Hayek, D. Foray…)
  • les théories « spécifiques » : biens collectifs/bien privés, biens tutélaires, coûts de transaction, économie des conventions, micro-économie des organisations…
  • les approches axées sur une composante considérée comme centrale ou déterminante : économie des réseaux ou des télécommunications, économie des (nouvelles) technologies ou de la nouvelle économie, économie des changements techniques, économie des (néo-) services, économie de la production intellectuelle ou du capital humain, économie institutionnelle, économie du pouvoir…
  • les économies sectorielles (ensemble de branches) : économie des arts du spectacle vivant, économie de la culture, économie des médias, économie de la télévision, économie de la documentation ou de l’information spécialisée…
Le lecteur non-spécialiste a bien du mal à se retrouver dans ces multiples approches, d’autant que pour la plupart, elles sont incompatibles entre elles et recouvrent des débats et des oppositions peu apparents pour qui ne dispose pas des clés de lecture ; en effet, elles recoupent, mais pour une part, des divergences plus fondamentales. Cette diversité ne facilite pas la collaboration inter-disciplinaire, et s’il est vrai que les mêmes considérations valent par exemple pour la sociologie, avec les sciences économiques la diversité est encore plus grande et les fondements théoriques nettement moins apparents.

6Certes, à la suite d’A. Rallet et d’autres auteurs, on peut classer ces diverses approches en deux grandes catégories :

  • l’économie politique sous l’angle de la coordination : « … l’information est fondamentalement… ce qui manque aux agents économiques pour prendre des décisions et se coordonner… La notion de communication se déduit de ce que l’information fait défaut aux gens pour décider de leurs actions. » [1]
  • l’économie politique du point de vue de la conception substantialiste de l’information : « … la question étant de savoir à quelles conditions et sous quelles formes l’immense accumulation (contemporaine) d’informations pourrait être une immense accumulation de marchandises. » [2]
Cependant, cette classification est seulement indicatrice de deux grandes directions, elle ne remet pas en cause les caractérisations indiquées précédemment. Ce n’est donc pas sans raison si les chercheurs en information-communication s’égarent dans les travaux des économistes sur des questions ayant un rapport avec leur objet de recherche. Il est vrai que les économistes, dans leur ensemble, ne sont guère enclins à échanger avec eux, et à plus forte raison à coopérer. À ces suspicions réciproques, on peut trouver d’autres explications.

Une relation coupable avec le techno-déterminisme

7L’économie de l’innovation, sous l’impulsion notamment de C. Freeman et L. Soete, a beaucoup progressé dans la période récente et a directement profité aux études portant sur les techniques de l’information et de la communication (voir notamment la caractérisation exigeante de ce qu’il faut entendre par « révolution technologique »). On ne saurait cependant étendre ce constat rassurant à l’ensemble des travaux des économistes, qui restent marqués par une vision techno-déterministe, ou plus précisément par une vision consacrant le primat de l’économico-technique sur les autres dimensions de l’action sociale : le social, la politique et le culturel. Chez de nombreux économistes, tout se passe comme si le technique et l’économique étaient au principe des mutations sociales, et que les autres dimensions devaient dès lors suivre et s’adapter. En d’autres termes, ces auteurs ne tiennent pas compte des complexes et profondes interrelations entre les différentes dimensions. Cette façon de voir n’est pas acceptable pour des chercheurs en information–communication en ce qu’elle aboutit à une séparation hiérarchisée des dimensions de l’action sociale, et aussi en ce qu’elle ne s’intéresse pas aux stratégies des acteurs sociaux. Cela revient en fait à réduire les logiques sociales de la communication à de simples logiques techniques et économiques.

Et peu d’intérêt pour les phénomènes info-communicationnels eux-mêmes

8La majeure partie des travaux d’ordre économique ne porte pas directement sur les flux informationnels et le fonctionnement des échanges entre acteurs sociaux ; ils en restent le plus souvent à l’extérieur ou à la périphérie des phénomènes et négligent les contenus des informations échangées tout autant que leur « composante » symbolique. Ainsi, l’information est tenue pour un flux générique dont la diversité des contenus échappe aux approches ; et la communication est réduite au passage dans des canaux ou à l’inscription sur des supports sans qu’elle intervienne activement dans le processus lui-même d’échange. De telles conceptions se rapprochent finalement de celles qui ont été popularisées par le modèle cybernétique à la suite de N. Wiener. Et il n’est pas étonnant de les retrouver dans la caractérisation par des économistes de la société dite de l’information (ou de la connaissance), généralement abstraite, « surplombante » et proposant une évolution par étapes des sociétés.

9De ces considérations (quelque peu) irrévérencieuses, il ne faudrait pas déduire que la collaboration avec tel ou tel courant des sciences économiques ne soit pas pertinente ni nécessaire. Au contraire, nombreux sont les objets où elle est à engager ou à poursuivre : la concentration dans les médias et les industries culturelles [3], l’internationalisation de la production et du commerce des produits informationnels, la numérisation (et donc le caractère désormais immatériel et reproduit) des services, et surtout l’articulation entre réseaux de communication, outils de traitement de l’information et contenus. Mais ici s’impose le recours à des méthodologies inter-sciences rigoureusement définies.

Notes

  • [1]
    Alain Rallet, « Les deux économies de l’information », Réseaux, n° 100, CNET et Hermès Science Publications, 2000, p. 302.
  • [2]
    Ibid., p. 317.
  • [3]
    Bernard Miège (dir.), « La concentration dans les industries de contenu », Réseaux, vol. 23, n° 131, Hermès Science & Lavoisier, 2005.
Français

Non seulement les sciences économiques dans leur ensemble n’ont abordé que tardivement les questions soulevées par l’information-communication, mais la diversité et même la pléthore actuelles des approches relevant de l’économie (peu compréhensibles de l’extérieur) dissimulent mal un penchant assez général pour une vision techno-déterministe, largement critiquée par les sciences de l’information et de la communication. Nombreux sont encore les économistes qui s’intéressent superficiellement aux phénomènes informationnels et communicationnels et ne regardent pas à l’intérieur de la « boîte noire » ; cela ne facilite pas les coopérations inter-disciplinaires.

Mots-clés

  • déterminations techniques
  • épistémologie de l’information-communication
  • nterdisciplinarité
  • pluralité des approches économiques
Bernard Miège
Université de Grenoble III
Bernard Miège, professeur émérite de sciences de l’information et de la communication. Membre du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec, EA n? 608, responsable de l’axe : Industrialisation de l’information et de la culture). Président du Conseil scientifique de l’ACI, Mutations des industries culturelles (2005-2008).
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24022
Pour citer cet article
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