« En première page, les journalistes écrivent en anticipant les attentes de lecteurs qui se demandent : Que s’est-il passé dans le monde aujourd’hui que je devrais connaître en tant que citoyen, membre de ma communauté, de mon pays, du monde ? Dans les pages économiques, les journalistes présument des lecteurs qui se demandent : Que s’est-il passé dans le monde aujourd’hui que je devrais connaître en tant qu’actionnaire pour préserver ou améliorer mes intérêts financiers ? »
1Le journalisme économique occupe une curieuse place : longtemps dédaigné et méprisé au sein de la profession elle-même, il a fini par incarner, au cours de ces dernières décennies, de nouvelles pratiques. Ces dernières sont en phase avec les mutations globales traversées par nombre d’entreprises de communication : prise en compte des impératifs commerciaux et publicitaires dans la conception même des produits journalistiques, appréhension du public par les outils du marketing, souci de la rentabilité financière. Le journalisme économique finit par symboliser un journalisme « moderne », qui s’assumerait pleinement [1].
2L’évolution des représentations de cette activité journalistique s’est inscrite dans le même contexte politique et idéologique qui a rendu possible la « réhabilitation de l’entreprise » et permis la diffusion de schèmes d’appréhension de la réalité conformes au « raisonnement économique » à tout un ensemble de secteurs qui en étaient, jusqu’alors, exemptés. Par conséquent, les redéfinitions contemporaines du journalisme économique informent aussi bien sur les transformations d’une spécialité longtemps tenue pour ésotérique, y compris pour ceux dont c’était le métier, que sur la banalisation progressive de l’économisme en tant que critère d’évaluation généralisé de l’ensemble des actions sociales.
L’économie : une cause à défendre
3Parmi les invariants des discours tenus par les journalistes économiques à propos de leur activité, la promotion de celle-ci occupe une place considérable, et ce, quelle que soit l’époque étudiée. Si l’intérêt pour le sport pourrait aller de soi pour un journaliste sportif, il renvoie, dans le cas de l’économie, à l’histoire propre de cette rubrique. Celui-ci entretient depuis ses origines lointaines, particulièrement en France, une « mauvaise » réputation, qui est loin d’être entièrement usurpée. En fait, il est impropre de parler de journalisme économique avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, tant celui-ci se réduit à de purs débats techniques (les discussions budgétaires au Parlement, par exemple) surplombés par les enjeux politiques qui les recouvrent, en raison de l’indéniable suprématie du journalisme politique sur les rubriques « annexes ». En outre, les questions économiques sont alors dominées par les questions financières [2], à l’exception notable des Échos des frères Servan-Schreiber – Robert et Émile –, qui s’efforcent, depuis le début du xxe siècle, d’informer prioritairement les [petits] exportateurs sur leurs activités. Ce journalisme financier finit, par ailleurs, par faire figure de repoussoir à la profession tout entière : la vénalité de la presse française lui est imputée, le chantage et la corruption n’y sont pas rares [3].
4Contrairement aux pays anglo-saxons, qui disposent de places boursières plus imposantes et d’une presse spécialisée plus « indépendante » en raison de sa structure capitalistique et de l’ampleur de son lectorat, la presse financière française éclatée et fragile se réduit à une multitude de « feuilles » disparates [4]. Ces diverses faiblesses ont agi comme mauvaise conscience pour la génération de la Libération qui a érigé l’impératif de moralisation en ligne d’action [5]. L’idée que le journalisme économique doit conquérir sa place de haute lutte dans un pays où les élites se passent encore volontiers d’économie, notamment lorsqu’elles empruntent la voie des écoles de pouvoir, telles que Sciences-Po ou l’ENA, s’impose. Cette cause, loin d’être particulariste, paraît digne d’une mobilisation nationale : déplorer le manque de connaissances des Français en économie, défendre ce savoir comme matrice du choix éclairé du citoyen et du consommateur apparaît comme un moyen de crédibiliser le journalisme économique naissant.
5L’intérêt pour l’économie s’allie indissociablement, chez ces journalistes « pionniers », qui découvrent la plupart du temps leur « spécialité » sur le tas, sans l’avoir préalablement étudiée à l’université, à un goût marqué pour le social (insupportable aux tenants de l’orthodoxie financière et de l’engouement pour l’entreprise, alors relativement marginalisés dans les rédactions [6]). La revendication de la cause de l’économie place ces journalistes dans une posture privilégiée de domination consentie envers leurs sources principales (les hauts fonctionnaires modernisateurs et, à un moindre degré, les syndicalistes planificateurs de la CFTC ou de la CFDT). L’économie, qui ne saurait alors se contenter d’être une rubrique ésotérique réservée aux entrepreneurs ou aux financiers constitue, au contraire, le prolongement, voire le fondement d’un engagement civique et progressiste. L’intérêt pour l’économie est alors posé comme un impératif catégorique : ne pas s’y intéresser reviendrait à ignorer délibérément les enjeux de la protection sociale, le problème du logement, ou l’épineuse question de la répartition des revenus.
6Le magazine L’expansion, fondé en 1967 et dirigé par Jean Boissonnat au sein du groupe Servan-Schreiber, illustre bien par les thèmes abordés comme par le ton « critique » revendiqué, la conception distanciée, alors dominante, manifestée à l’égard de l’ordre économique. Cette « cause » connaît de profondes transformations structurelles, à compter des années 1980, liées à l’évolution concomitante des sources, du lectorat et de la propriété du capital de la presse économique. L’engagement en faveur de l’économie demeure, mais change radicalement de nature [7]. L’enrôlement au service de la modernisation économique passe cette fois-ci par la célébration de success stories (les repreneurs d’entreprise des années 1980), véritable antidote à la crise, et par un soutien indéfectible aux opérations financières (privatisations, OPA…) présentées comme autant de perspectives offertes aux (petits) actionnaires [8].
7Cette réorientation ne saurait pour autant se réduire à un simple retour à la situation de la presse financière d’avant-guerre. Partie prenante du processus de professionnalisation qui saisit l’activité journalistique dans son ensemble, le journalisme économique et financier d’aujourd’hui peut se targuer d’une rigueur et d’une indépendance – certes relatives – mais inconnues par le passé. Son adhésion spontanée aux « réalités » de l’économie envisagées comme des « nécessités » – l’acceptation des délocalisations, des « licenciements boursiers », ou encore les « solutions » individuelles face au chômage – participe de la (re)définition de cette activité. Celle-ci repose désormais sur l’entretien de relations confiantes avec les directions d’entreprise et leurs services de communication, l’animation régulière de conférences et de colloques entrepreneuriaux… L’entreprise offre, en outre, l’opportunité de reconversions professionnelles susceptibles d’optimiser un carnet d’adresses et d’accroître sensiblement ses revenus. La formation reçue préalablement (la fréquentation jusqu’alors exceptionnelle des Écoles de commerce ou des Instituts d’études politiques constitue aujourd’hui davantage la règle que l’exception) encourage, à son tour, un rapport immédiat à l’économie : l’information pertinente devient celle qui s’accorde davantage avec les priorités des décideurs et des actionnaires qu’avec celles des consommateurs ou des salariés ; corrélativement l’économique et le social deviennent deux domaines distincts et strictement hiérarchisés [9].
8L’appréciation du journalisme économique se mesure également par les profils de carrière offerts : des responsabilités rédactionnelles sont désormais envisageables, à l’image de l’accès récent de Nicolas Beytout à la direction de la rédaction du Figaro ou précédemment, au cours des années 1980, de Laurent Joffrin à Libération puis au Nouvel Observateur. Elle provient également de l’attractivité de la rubrique pour les annonceurs et le lectorat potentiel (les CSP + chers aux publicitaires), ainsi qu’en témoigne la multiplication des suppléments « Argent », « Affaire », « Entreprise », « Placements » qui tendent à métamorphoser le journalisme économique en un « pur » journalisme de service : informer le dirigeant ou le cadre en priorité sur son secteur d’activités professionnelles, ses opportunités de carrière et son portefeuille boursier. Cette redéfinition peut conduire à épouser l’inéluctabilité de l’ordre économique, armé d’une foi militante comme chez les éditorialistes économiques les plus en vue, ou avec discrétion, chez les journalistes « de base ». Vivant « de l’intérieur » l’ordre économique, les journalistes économiques ne peuvent plus guère s’émouvoir que de l’« anormalité » des pressions exercées par certaines firmes, du manque de temps accordé à leurs enquêtes, de leur faible qualification comptable ou financière qui les place en obligés des services de communication… qui leur livrent une information « clés en mains » [10]. Le lien entretenu avec l’économie, cynique et immoral du premier âge, critique et civique du deuxième, tend désormais à laisser place à un rapport évident et neutre. Cela correspond à une posture professionnelle mais semble interdire, ou du moins rendre improbable, la production d’une information « sur » l’économie qui s’apparenterait à un « véritable » travail d’enquête sur les méthodes de gestion des firmes, les stratégies d’entreprise, les carrières des entrepreneurs et questionnerait l’opportunité des choix économiques opérés.
9Ces mutations contemporaines du journalisme économique prennent tout leur sens dans un environnement politique, social et idéologique qui, à compter des années 1980, a accordé à l’économisme une place grandissante pour rendre compte des transformations de l’heure.
Triomphe et banalisation de l’économisme
10L’expansion du journalisme économique des dernières décennies est mesurable, parmi divers indices, par l’essor de titres spécialisés, l’augmentation du nombre de rédacteurs dans les rubriques économiques des « grands » journaux, l’instauration d’émissions spécialisées à la radio et la télévision. Elle s’explique par un faisceau de causes, en partie d’ailleurs externes au journalisme lui-même. La montée en puissance des impératifs économiques dans le jeu politique s’est imposée comme une évidence : esquissés par Pierre Mendès-France sous la ive République ou par Valéry Giscard d’Estaing ministre des finances sous la ve République, ils s’accentuent avec l’enlisement dans la « crise » économique. La nomination de Raymond Barre à Matignon, « meilleur économiste de France » pour le locataire de l’Élysée, contribue fortement à inscrire les enjeux économiques au centre du débat public. L’impérieuse nécessité pour les pouvoirs publics de familiariser le « grand public » à l’économie – en lui faisant prendre conscience de l’inéluctabilité de ses « lois » – justifie la promotion des émissions consacrées à ce sujet à la télévision.
11La création du magazine L’enjeu, sur TF1, présenté par un ancien journaliste scientifique, François de Closets, confié à une équipe de trois journalistes (il est assisté par Alain Weiler et Emmanuel de la Taille) s’inscrit dans ce contexte. La dimension pédagogique y est fortement présente et le recours aux métaphores abonde, tant il paraît nécessaire de guider le téléspectateur en décodant et en rendant vivant un discours jugé rébarbatif [11]. Si les magazines économiques avaient déjà pénétré le petit écran, c’est la première fois que l’un d’entre eux vise explicitement, non plus un public captif composé de cadres et décideurs, familiers de la presse financière, mais l’audience la plus large possible. Tout se passe comme si, à l’instar des émissions politiques, il s’agissait de parler d’économie sans en avoir l’air, en martelant le leitmotiv du volontarisme (l’impératif de modernisation du pays qui passe par la remise en cause des avantages acquis, la mobilisation des forces économiques et sociales au-delà des clivages politiques). L’invocation des « réalités » économiques sonne alors comme justification de la révision des fondements de la politique mise en œuvre et rend plausible l’aggiornamento idéologique.
12La mobilisation en faveur de l’économie, si elle ne peut guère se passer des intermédiaires obligés que sont les journalistes économiques, occupe désormais le devant de la scène. L’émission Vive la crise (1984), conçue par Michel Albert (ancien Commissaire au Plan), Jean-Claude Guillebaud (Nouvel Observateur) et Laurent Joffrin (Libération) est ainsi orchestrée à la manière d’un spectacle (faux journal télévisé, dramatisation et mise en scène de scénarios catastrophes, appel à la mobilisation générale) et présentée par la vedette populaire Yves Montand. Deux ans plus tard, TF1 – encore chaîne publique – confie au chef d’entreprise en vogue Bernard Tapie l’animation en prime time d’un show « à l’américaine », Ambitions, hymne à la création d’entreprise érigée en solution aux problèmes de l’époque.
13La diffusion de schèmes économiques emprunte des canaux jusqu’alors peu imaginables pour les professionnels de la presse économique. La multiplication d’émissions de télévision, au cours des années 1990, telles que « Combien ça coûte » sur TF1, « Argent public » sur France 2 [12], contribue fortement à ériger le calcul micro-économique en un « réflexe » et stigmatise au passage la gabegie publique par opposition à la rigueur financière prêtée à l’entreprise privée. Le succès du magazine Capital diffusé en prime time sur M6 consacre cette nouvelle vision de l’économie, envisagée, non pas en tant que domaine d’activités spécifiques (« la vie des affaires »), mais comme grille de déchiffrement de la réalité [13].
14En presse écrite, le succès du magazine Capital créé par Axel Gans en 1991 contraint l’ensemble de ses concurrents à réaménager leurs formules [14]. Il s’explique par son projet explicite d’aborder tous les sujets de proximité de manière distrayante et ludique en y parsemant quelques ingrédients « économiques » consistant à dévoiler les dessous financiers de divers secteurs : le sport, la politique, la mode… En parallèle, la diffusion de schèmes utilitaristes se propage dans d’autres rubriques journalistiques : la transformation de l’information médicale en une presse « santé » soucieuse de prodiguer des conseils à ses clients peut conduire, sous couvert d’un consumérisme affiché, à « classer » des activités éloignées jusqu’alors des critères marchands : il en est ainsi aussi des hôpitaux [15], mais également des commissariats, ou des établissements scolaires. La propagation des catégories managériales au sein de l’action publique pénètre désormais également le secteur culturel : la multiplication des classements de livres, films, disques…, y compris dans des journaux « de qualité », contribue indéniablement à ériger la réussite commerciale en tant que principal, sinon seul, critère d’appréciation de ces « produits ».
15La naturalisation et la diffusion des schèmes économiques (« utilitaristes ») hors de leur domaine initial concourent à l’homogénéisation des modes d’appréhension de la réalité par les journalistes de rubriques et de médias différents mais n’invitent guère, en revanche, à s’interroger sur leurs réels fondements.
Notes
-
[1]
A contrario, l’ancien directeur du Nouvel économiste, Michel Tardieu évoque avec regrets, dans ses mémoires, le faible intérêt accordé aux questions managériales, lorsqu’il était étudiant au CFJ durant les années 1950 : « Je ne sais pas si les mots client ou annonceur furent jamais prononcés devant nous. Nous avions l’impression que dans ce métier on écrivait pour son rédacteur en chef et pour ses confrères », Mémoires d’actualité, Paris, Flammarion, 2003, p. 18.
-
[2]
Cf. pour un panorama rapide, Jacques Henno, La Presse économique et financière, Paris, PUF, 1993.
-
[3]
Cf. Jean-Noël Jeanneney, « Sur la vénalité du journalisme financier entre les deux guerres », Revue française de science politique, n° 4, 1975, p. 717-739.
-
[4]
Cf. Bertrand Gille, « État de la presse économique et financière en France », Histoire des entreprises, n° 4, 1959, p. 58-76.
-
[5]
Sur la période caractérisée par l’émergence du journalisme économique, de l’après-guerre jusqu’aux débuts des années 1970, cf. Philippe Riutort, « Le journalisme au service de l’économie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 131/132, 2000, p. 41-55.
-
[6]
Pour deux exemples de journalistes économiques proches des milieux patronaux, meurtris par la distance éprouvée par leurs confrères à l’égard du « profit » : Michel Drancourt, Mémoires de l’entreprise, Paris, Robert Laffont, 1993 et Jean-Paul Pigasse, La Difficulté d’informer, Paris, Alain Moreau, 1975.
-
[7]
Pour une analyse de l’ensemble des mutations contemporaines, cf. Julien Duval, Critique de la raison journalistique, Paris, Seuil, 2004.
-
[8]
Cette confiance magique à l’égard de la bourse peut nuire néanmoins aux intérêts des lecteurs (épargnants). Cf. Robert Boure, « Le krach de la presse économique », MédiasPouvoirs, n° 10, 1988, p. 19-35.
-
[9]
Sur la relégation contemporaine du journalisme social, cf. Sandrine Lévêque, Les Journalistes sociaux, Rennes, PUR, 2000.
-
[10]
Pour un état des griefs exprimés à l’égard de leurs sources privilégiées, La Perception des entreprises par les journalistes économiques et sociaux, Deloitte et Touche, CFPJ/Entreprises et médias, 1996.
-
[11]
La première émission est introduite ainsi par F. de Closets : « L’économie, voyez-vous, on n’en parle guère, quand ça va bien. Mais, en ce moment, on est bien obligé d’en parler et d’en parler beaucoup parce que c’est vrai qu’il y a des problèmes. Et à travers ces batailles économiques c’est notre vie, notre argent, nos emplois, nos salaires qui sont en jeu » (TF1, 4 octobre 1978). Le premier reportage de l’émission est par ailleurs consacré à la crise des chantiers navals.
-
[12]
Le rôle « pédagogique » de ces émissions d’« infotainment » paraît reconnu et admis par les journalistes économiques eux-mêmes, comme l’affirme le responsable de l’information économique et sociale du groupe TF1 : « L’économie est fertilisée à l’intérieur de toutes nos émissions. Si vous regardez le conducteur du 13-heures et d’autres magazines (Reportages, Combien ça coûte ?, Sans aucun doute), vous constatez la présence de nombreux sujets économiques », entretien de Jean-Marc Sylvestre, TV-Magazine, 1er mai 2005.
-
[13]
Cf. Julien Duval, « Le sens du marché. À propos de l’émission Capital (M6) », Regards sociologiques, n° 23, 2002, p. 23-33.
-
[14]
Cf. Élisabeth Cazenave, « Les mutations de la presse économique et financière », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 46, 1997, p. 40-43.
-
[15]
Cf. Frédéric Pierru, « La fabrique des palmarès » dans Jean-Baptiste Legavre (dir.), La Presse écrite : objets délaissés, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 247-270.