1À la télévision, la plupart des informations contenues dans la rubrique « Économie » sont placées sous le signe du tragique. Pour quelques Airbus vendus, combien de fermetures d’entreprises, combien de courbes dangereusement décroissantes, combien de chiffres désespérément négatifs ? L’économie fait partie des événements que l’homme ne parvient pas à maîtriser. Elle génère des faits qui, à force de se répéter de politique en politique économique, et quelles que soient les différences affichées, finissent par échapper à l’information-infraction. Le désordre de l’économie semble devenu la normalité, de la même façon que les incendies de forêt se répètent chaque été et les inondations chaque hiver.
2Dans les médias, l’économie est en singulière position : elle donne lieu à des discours qui revendiquent une certaine spécialisation ou, du moins, qui miment une certaine compétence ; elle semble toujours concerner la vie mouvementée des entreprises ; elle englobe souvent la rubrique boursière, en vedette dans certains journaux télévisés de la mi-journée, sans se mélanger avec les autres (et réciproquement) ; elle donne lieu à des magazines spécialisés, dont le nombre diminue depuis les années 1980, et à quelques émissions spéciales consacrées à de grands sujets comme le chômage, la mondialisation ou les nouvelles technologies.
3Mais au fait : la vente des Airbus fait-elle partie de la rubrique économie ou de la rubrique politique ? La vente des Airbus, ou de quelque autre fleuron de la technologie franco-européenne comme le nucléaire, fait souvent suite à une visite du chef de l’État dans un pays étranger, comme si des contacts voire des accords politiques avaient été nécessaires au préalable pour obtenir une vente significative. Et il est vrai que les repères se brouillent et qu’une rubrique déborde souvent dans une autre.
Soyez réaliste, demandez le possible
4En 1978, l’ancien ministre et professeur d’économie Raymond Barre (qui avait eu cette exhorte fameuse à l’adresse des chômeurs de l’époque giscardienne : « le chômage n’est pas une solution, créez donc votre entreprise ») suscite la création sur TF1 de la principale émission de l’histoire de la télévision française consacrée à l’économie, L’enjeu, dont la durée de vie, exceptionnelle pour un magazine de ce type, fut de dix ans [1]. Le but est alors de faire prendre conscience aux Français la nécessité de devenir réalistes en économie, et, en fait, à naturaliser le système capitaliste, voire plus fondamentalement encore, de fermer la possibilité d’envisager l’économie capitaliste comme un système ouvert à la confrontation avec d’autres systèmes, déjà réalisés ou encore virtuels. Toute économie en état de fonctionner est fondée non sur un système, mais sur un ensemble de règles réputées universelles : le profit, la concurrence, la compétitivité. Hors de l’application de ces règles, il n’est point de salut pour l’économie. Il n’y a plus dès lors qu’une seule politique économique possible, avec des variantes de gauche et de droite.
5L’émission L’enjeu est centrée sur l’entreprise. La micro-économie est présentée comme la seule façon concrète d’envisager l’économie et la seule susceptible d’intéresser un vaste public. Dans les années 1980 et 1990, la télévision redécouvre l’internationalisation du capital, avéré pourtant depuis la fin du xixe siècle. La macroéconomie passe à l’ordre du jour. Certaines émissions ont alors voulu ouvrir l’esprit des Français à une autre forme de réalisme, celui issu de la mondialisation de l’économie. À en croire ces émissions, la mondialisation rend les règles déjà sacralisées du profit, de la concurrence et de la compétitivité encore plus incontournables.
6Dans une série intitulée La grande aventure de l’industrie, TF1 propose en 1986 deux émissions sur la nouvelle donne mondiale du travail. Le présentateur Roger Gicquel nous parle depuis le grand amphithéâtre de la Sorbonne – haut lieu de savoir, s’il en est. Il annonce la mauvaise nouvelle : acculés par la mondialisation, nous devons nous moderniser ou accepter notre décadence. Il n’y a pas d’alternative. Archives, interviews, reportages fonctionnent comme illustrations d’un discours préexistant qui ne saurait souffrir la moindre contestation. Aucune question n’est véritablement posée. Il n’y a que des réponses, lourdement assénées. Le discours est implacablement fermé sur lui-même et n’admet aucune contradiction. Le déterminisme issu de la mondialisation impose les règles du jeu et il n’est d’autre liberté pour l’homme que d’apprendre ces règles et de s’y adapter. Mais le téléspectateur ordinaire peut se consoler en constatant qu’elles n’innovent en rien par rapport aux règles du libéralisme économique auxquelles on s’efforce de l’adapter depuis plusieurs années sous couvert de propagande en faveur du « réalisme ».
7État d’urgence, Daewoo (France 3, 1994) adopte une démarche mieux adaptée à la réalité des pouvoirs du réalisme économique. L’émission prétend éclairer les téléspectateurs sur les répercussions de la mondialisation de l’économie sur la situation de l’emploi dans un pays comme la France. Mais, à la différence d’une émission de propagande comme La grande aventure de l’industrie, qui trace une ligne de conduite et nous indique la bonne – et seule – direction à suivre, il est souligné ici qu’il est de plus en plus malaisé de prévoir l’évolution du monde. Même les gouverneurs des banques centrales, filmés au ralenti dans une sorte de valse-hésitation de la pensée et accompagnés par une musique ultra dramatisée, y perdent leur latin. Le monde serait décidément de plus en plus incompréhensible. C’est la dimension tragique de l’actualité qui est convoquée ici. Aussi convaincu soit-il de la validité des règles du réalisme économique, l’homme affronte une situation qui dépasse la mesure humaine, une situation au caractère imprévisible et immaîtrisable.
Gérer l’existant
8Mais le temps de la pédagogie de propagande semble expiré désormais. Il n’y a plus actuellement de véritable magazine sur l’économie sur les chaînes de la télévision française.
9Voyez le Capital de M6 qui pourrait jouer ce rôle (Capital est programmé deux dimanches par mois en prime time). La plupart des questions relatives à l’économie sont abordées sous l’angle quasi exclusif de la consommation. Ainsi, parmi beaucoup d’autres, l’émission du 13 novembre 2005 consacrée au « Pétrole trop cher : comment réduire vos factures ? ». On part d’un jugement de valeur présenté sous forme de constat sans tenter à aucun moment d’expliquer la formation du prix du pétrole sur le marché mondial. Le pétrole est trop cher, voilà tout, et le consommateur doit faire avec. Comment peut-il réduire ses factures de chauffage ? Quelles sont les combines pour rouler le moins cher possible ? Faut-il vraiment compter sur les énergies alternatives et dans quelle mesure peut-on compter sur elles ? [2].
10Le Français, c’est bien connu, est un débrouillard adepte du Système D. Il s’intéresse avant tout aux combines. Capital ne fait ici que renforcer le cliché. Mais attention, le Français est combinard pour le meilleur ou pour le pire. Lorsque, deux semaines plus tard (émission du 27 novembre 2005), M6 part en campagne en faveur d’une initiative de l’État consistant à renforcer les procédures de contrôle des chômeurs, les combines ne font plus l’objet de la moindre valorisation. Bien au contraire, « À la recherche d’un job : bons plans et scandales » s’emploie d’abord à traquer les chômeurs-fraudeurs. Le chômage, c’est avant toute autre explication (et il n’y en aura pas dans la suite de l’émission) le problème de la fraude. Avec l’argent des Assedic, ce chômeur abusif n’a rien trouvé de mieux à faire que le tour du monde. Malgré son visage flouté au cours des interviews, il ne s’en exprime pas moins avec le plus grand cynisme. Cet amateur de soleil et de farniente a tout combiné. Aussi loin soit-il à l’autre bout du monde, un complice resté en France se connecte pour lui et rassure les Assedic sur son existence fantomatique.
11Mais dieu merci, pour être combinards, les Français ne sont pas tous des fraudeurs. Ils veulent trouver ou retrouver un emploi. Alors, voulez-vous consommer de l’emploi au lieu de vous morfondre au chômage ? Hélas, la lourde structure de l’Agence nationale pour l’emploi se révèle particulièrement inefficace pour remettre les chômeurs au travail. Ne l’accablons pas. Il est bien difficile d’y parvenir lorsque chômer rapporte plus que travailler. Ne faudrait-il pas commencer par réduire les indemnités de chômage et suivre l’exemple anglais (en chiffres arrondis, 5 % de chômeurs contre 10 % chez nous) ?
12Or le modèle anglais est fondé sur de chiches indemnités, difficiles à obtenir, donnant lieu à des contrôles tatillons (dont une partie fondés sur des délations encouragées par les autorités) et à des engueulades et diverses formes de culpabilisation (dès le premier entretien, on s’étonne que le tout nouveau chômeur n’ait pas encore retrouvé du travail). En France, on attend une réforme de la législation qui aille dans le bon sens américano-anglais. Mais déjà certaines agences privées dament le pion à l’ANPE et lui indiquent la voie à suivre. Ces agences privées traquent la motivation chez le demandeur d’emploi. Un demandeur d’emploi motivé accepte sans rechigner les conditions de travail qui lui sont proposées même quand elles sont inacceptables en regard de la législation encore en vigueur. En second lieu, un demandeur d’emploi motivé ne parle pas d’argent. Mauvais signe s’il en parle : il s’intéresse davantage à l’argent qu’il va gagner qu’à son travail. S’il remplit ces deux conditions et si son dossier fait preuve d’un minimum de qualification pour le poste envisagé, il sera déclaré bon pour le service.
13On part donc de la situation du chômage pour tenter de résoudre la question de l’emploi. Le chômeur de M6 est un consommateur d’emploi. Le chômage est-il ou non une infraction à l’ordre normal des choses ? Sans doute, mais pas au sens où l’on pourrait l’entendre. C’est le chômeur qui est coupable du chômage. Il s’y complait, il y patauge, il en profite [3]. Au lieu de consommer de l’emploi, il consomme les marchandises qu’une politique sociale trop généreuse lui permet de s’approprier. Il faut lui redonner le goût de consommer de l’emploi.
14On en revient au fameux débat sur la relation entre politique sociale et politique de l’emploi. Une certaine droite voudrait restaurer une politique de l’emploi au détriment, s’il le faut, de la politique sociale. La gauche voudrait maintenir l’unité des deux politiques en la subordonnant à une politique de croissance et de création d’emplois. Qui a dit que la langue de bois était en recul dans le discours politique institutionnalisé ? Dans les deux cas, on évacue tout débat sur la nature du système économique qui régit les deux politiques. Les décideurs politiques de tous bords sont les consommateurs d’un même système économique qu’ils voudraient faire tenir pour le seul possible. Il ne reste plus alors qu’à jongler avec les mots.
Tout est consommation
15L’économie s’est dissoute dans la consommation et dans la communication publicitaire. Il ne reste plus que l’argent, lui, en revanche, de plus en plus parlé, montré, bref, valorisé. Combien d’émissions ne tournent-elles pas autour ? Il serait vain et fastidieux d’établir à cet égard une recension exhaustive. L’argent circule tout simplement et il circule à peu près partout. Il exprime quasiment le sentiment d’être au monde ou, du moins, d’appartenir à un monde qui ne saurait exister sans argent.
16Sans argent, qui seriez-vous ? Nul autre, sans doute, qu’un sans domicile fixe anonyme au lieu de vous nommer – excusez du peu – Patrick Topaloff, par exemple. Peut-être l’ignoriez-vous mais il est arrivé au célèbre fantaisiste de dormir sur un banc de la gare de l’Est suite à un revers de fortune. Ce « sujet » est l’une des illustrations du thème proposé par une des « Vie privée, vie publique » de Mireille Dumas (magazine de société programmé le 16 novembre 2005 à 20h50 sur France 3) : Gloire et fortune : les hauts et les bas. Ou bien encore : « Ils ont tout eu : la réussite, l’argent, la célébrité, et ils ont tout perdu ». L’émission de M. Dumas fait écho au feuilleton américain : Gloire, amour et beauté. L’argent accompagne la célébrité. Et l’institution qui attribue et retire la célébrité n’est autre que la télévision. Plus souvent vous apparaissez à la télévision, plus vous avez d’argent. Si vous n’y apparaissez plus, on peut légitimement s’inquiéter sur l’état de votre compte en banque.
17La communication publicitaire, ce n’est pas l’économie, c’est l’argent. L’argent dépensé par les entreprises pour vendre des produits et des services dont les consommateurs règleront également les frais de promotion. Comme on le sait, les feux d’artifice du 14 juillet sont gratuits, même s’il existe des impôts locaux. De l’argent dépensé entre autres, et pour une part de plus en plus importante, à la télévision. Et si la télévision ne nous explique pas d’où vient l’argent ni comment il circule dans la société, elle se fait forte d’en fixer les conditions d’attribution.
18Voici donc l’économie réduite à sa plus simple expression : l’argent. Celui dont on dispose ou celui dont on est plus communément dépourvu. La télévision ne cesse d’en faire son miel [4]. Elle exprime dans le même mouvement une fascination toujours renouvelée pour la richesse, avec un usage immodéré du grand angle pour magnifier davantage encore les biens qu’elle permet de s’approprier et se demande également « combien ça coûte », selon le titre générique d’un magazine de société présenté par Jean-Pierre Pernaut (TF1). Si tout n’avait pas un prix, rien n’existerait. Plus prosaïquement, les gaspillages ne sont plus de saison. Il faut serrer vis et boulons, nous ne le savons que trop.
19L’argent, c’est celui dont on dispose ou celui dont on pourrait disposer si l’on était distingué par la télévision. Et n’importe qui peut l’être, entre autres par la médiation des jeux télévisés. Je pense à cette éternelle candidate au bord de l’évanouissement dans le suspens du coup du sort qui va la faire devenir riche ou la confirmer dans sa relative pauvreté. Cette éternelle candidate dont la vie se calculait en francs et maintenant en euros. L’animateur la fait passer en un rien de temps par tous les états possibles, du désespoir le plus profond à l’espérance la plus folle. Elle rit, elle pleure, elle ne sait plus où elle (en) est. Il n’y a que le désir d’argent qui soit susceptible de susciter une telle variété d’états.
20Il y aurait une certaine unité dans le système de représentations de l’économie proposé par la télévision. Cette unité serait régie par l’imprévisible. Si les règles constitutives du réalisme sont indépassables en économie, le fait que le devenir du monde soit incompréhensible rend leur réussite aléatoire. La moralité est la suivante : il faut à la fois s’en tenir à ces règles et faire confiance au hasard, qui vous distinguera peut-être dans le chaos environnant.
Notes
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[1]
J’ai tenté d’analyser cette émission dans Représentations de l’économie, année 1986. D’abord publié dans la revue Communications (n° 51), j’ai repris ce texte dans mes Scénarios du réel (2 tomes, L’Harmattan, 1997). Voir également Gérard Leblanc, Le Monde en suspens.
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[2]
Le principal argument utilisé pour discréditer les éoliennes fut d’ordre esthétique. Elles défigureraient les beaux paysages de France. Argument qui en surprendra plus d’un. Ne sont-elles pas mille fois plus belles, gracieuses, aériennes que les centrales nucléaires, par exemple ?
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[3]
Les bienfaits de la politique sociale à la française sont vantés dans le film de Pierre Carles : Danger travail (2004). Où l’on peut voir et entendre des assistés déculpabilisés et épanouis. Mais cet éloge de la vraie vie découverte à partir du non-travail n’est que l’envers complice de la situation qui est faite au travail par la même société. Elle ne met nullement en cause l’état actuel de la société mais propose seulement de considérer comme un avantage ce qui est généralement considéré et vécu comme un manque.
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[4]
Dans Le Joueur de quilles (1968) de Jean-Pierre Lajournade, un film qu’aucune chaîne de télévision n’a encore diffusé, des billets de banque sont enduits de miel, probablement pour leur donner un meilleur goût. La télévision peut néanmoins se targuer d’avoir enregistré un geste iconoclaste à l’égard de l’argent : celui de Serge Gainsbourg qui n’hésita pas à brûler un billet de 500 francs sur le plateau de l’émission 7 sur 7 (1984).