1Depuis les années 1980, la perception de la science et de la technologie (S&T) a profondément évolué. Les pouvoirs publics et les entreprises, dans les pays développés et en développement rapide, y voient aujourd’hui le facteur déterminant de la compétitivité. Ainsi, l’économie de la connaissance est devenue l’expression consacrée pour décrire la nouvelle étape du développement des économies capitalistes. Parallèlement, les effets des progrès des connaissances sur le bien-être sont de plus en plus controversés au sein de l’opinion publique. Dans cet article, nous examinons les modes de communication des scientifiques vis-à-vis du public dans un monde où science et économie sont de plus en plus imbriquées. Nous en analysons les conséquences sur les rapports qu’entretiennent la science et la société afin d’en tirer des enseignements sur la responsabilité des chercheurs en matière de communication.
La science au cœur de l’économie et des débats publics
2L’organisation traditionnelle de la recherche, qui correspond à l’image du scientifique dans une tour d’ivoire, dont l’agenda de recherche est défini au sein de sa communauté, a peu à peu laissé place à une organisation dans laquelle la science interagit de manière intense avec son environnement économique. La demande accrue de partenariat émanant des acteurs privés et la nécessité pour les laboratoires publics de diversifier les sources de financement, dans une période de politiques budgétaires restrictives, ont provoqué la multiplication des interactions du monde de la recherche avec les entreprises. Ces interactions prennent la forme de partenariats de recherche, de contrats mais aussi de création d’entreprises de haute technologie par des chercheurs issus de la recherche publique, ou encore de leur participation aux conseils d’administration de ces mêmes entreprises. Elles sont encouragées par les pouvoirs publics, pour lesquels la qualité du transfert des connaissances S&T issues de la recherche publique vers les entreprises est devenue un élément clé de la compétitivité.
3Parallèlement à l’affirmation de la place de la S&T dans la vie économique et politique, les effets des progrès des connaissances sur le bien-être sont de plus en plus controversés au sein de l’opinion publique. Certains voient dans les avancées S&T une solution à tous les problèmes : elles seraient sources de croissance et d’emploi, permettraient d’éradiquer la faim dans le monde et d’apporter une solution aux problèmes environnementaux. D’autres y voient la cause de tous les maux : destruction d’emplois, renforcement des inégalités Nord-Sud, mise en péril de l’avenir même de l’humanité par la destruction de l’environnement et les dérives d’une volonté toujours plus grande de manipuler le vivant. Pour la plupart, le bilan est mitigé et variable selon les domaines, mais le sentiment qui domine est que l’accélération des avancées S&T n’est pas maîtrisée. Les enquêtes du Cevipof sur les attitudes des Français à l’égard de la S&T témoignent de ce changement de perception. Ainsi, à la question « d’une manière générale, avez-vous l’impression que la science apporte à l’homme plus de bien que de mal, plus de mal que de bien ou à peu près autant de bien que de mal ? », le pourcentage de personnes qui estiment que la science apporte « plus de bien que de mal » tend à diminuer, passant de 56 % en 1973 à 45 % en 2000. Cette baisse s’est traduite par une hausse de la réponse « autant de bien que de mal », passée de 38 % dans la première enquête à 51 % en 2000, alors que la réponse la plus négative « plus de mal que de bien » restait stable autour de 5 %.
4Cette évolution de la perception de la S&T tient beaucoup, en France, à un certain nombre de scandales, tels que le sang contaminé, l’hormone de croissance, l’amiante ou encore la vache folle et s’est manifestée par des débats publics difficiles sur les OGM ou les cellules souches embryonnaires humaines. Les enquêtes du Cevipof suggèrent que c’est d’abord la relation de la science à l’économie et au politique qui suscite le plus de méfiance. Bien qu’elles révèlent un tassement de la confiance dans les chercheurs, ces derniers conservent tout de même un capital de sympathie auprès de l’opinion publique supérieur à celui du monde politique ou de l’entreprise. Ainsi, au-delà de cette désaffection relative, se profile une suspicion de manipulation de l’information pour de seuls impératifs de rentabilité commerciale, qui se substituerait progressivement à une logique de progrès social. La controverse sur les OGM est à cet égard très révélatrice. Les risques perçus par la société tiennent beaucoup aux types d’applications développées et aux acteurs auxquels elles profitent [1]. Pour nombre de consommateurs, le développement des OGM ne répond qu’à la volonté de quelques multinationales d’acquérir une position de monopole et de contrôler l’essentiel de la production agro-alimentaire, en particulier grâce à l’extension du champ de la brevetabilité [2].
Une communication sur des promesses
5Face aux contraintes de financement qui tiennent à la fois aux politiques budgétaires restrictives et au coût croissant des projets, les chercheurs sont conduits à diversifier leurs ressources et développent des stratégies de promotion de leurs projets auprès des entreprises et des pouvoirs publics. Celles-ci s’appuient souvent sur une communication à base de promesses à destination des investisseurs, mais aussi de l’opinion publique dans l’espoir qu’elle influencera les décisions d’investissement.
6Ces promesses s’articulent autour de deux éléments, comme l’illustre le cas des nanotechnologies. Le premier est le caractère sensationnel des applications envisagées, qui font écho à des préoccupations majeures de l’opinion publique ou des entreprises. Les promoteurs des nanotechnologies évoquent la résolution de problèmes environnementaux (décontamination) et énergétiques (processus de fabrication plus économes en énergie fossile, développement d’énergies alternatives). Dans le domaine de la santé, sont notamment envisagées des applications dans le traitement des maladies cérébrales incurables, particulièrement sensibles dans le contexte de vieillissement de la population, comme la maladie d’Alzheimer. Le secteur électronique et informatique n’est pas oublié, à qui les biopuces apporteraient la réponse ultime aux limites posées à la miniaturisation des circuits (« loi de Moore »). Le second élément des promesses s’appuie sur le potentiel économique des avancées S&T. Les marchés évoqués sont faramineux : en 2001, le comité Nano du National Science & Technology Council [3] prédisait ainsi un marché total en nanoproduits de 1 000 milliards de dollars en 2015, en prenant comme « axiome » l’absence de limite à la manipulation de la structure physique de la matière [4]. Si besoin, les dernières résistances sont marginalisées en agitant le spectre du « décrochage technologique ».
7Roy suggère que le terme « nanos » est avant tout une opération de marketing des responsables de budget pour accroître les fonds reçus [5]. En d’autres termes, quand l’horizon de rentabilité apparaît trop lointain, c’est un nouveau concept, dont la consistance reste floue, qui prend le relais des avancées technologiques existantes pour insuffler de l’optimisme sur le potentiel de croissance. La même interrogation s’impose pour le vocable « NBIC » (convergence des nanotechnologies, biotechnologies, TIC et sciences cognitives), dont personne ne connaît exactement les contours, tenants et aboutissants, et dont la finalité semble moins de décrire de réelles opportunités scientifiques que de mobiliser des investisseurs [6].
L’opinion publique face aux promesses
8La communication sur des promesses peut accentuer les phénomènes de méfiance et de rejet par l’opinion publique. Tout d’abord, les chercheurs, quand ils décrivent les possibilités extraordinaires d’applications futures de leurs recherches, suscitent du même coup des craintes de détournement à des fins néfastes, tout autant extraordinaires. Ainsi, les TIC pourraient menacer les libertés individuelles, les biotechnologies font redouter le bioterrorisme et les nanotechnologies, la conception de machines capables de se reproduire pour nuire à l’humanité. Ensuite, en communiquant sur des promesses et en omettant d’évoquer la question des risques, le monde de la recherche tend à se décrédibiliser. En effet, l’histoire récente de la gestion des risques fait que l’opinion soupçonne toujours un manque de transparence, voire une censure, à ce sujet. Enfin, les promesses faites par les scientifiques ne sont pas souvent tenues pour essentiellement deux raisons. D’une part, c’est évidemment moins le succès scientifique que les conditions d’application socio-économique qui déterminent le respect des promesses qui sont faites [7]. Ainsi, les OGM ne pourraient vraisemblablement pas éradiquer la faim dans le monde même si elles le permettaient techniquement. D’autre part, les scientifiques ont tendance à sous-estimer les obstacles à l’aboutissement de leurs recherches. À cet égard, les promesses commerciales des nanos ont déjà été révisées à la baisse (à environ 100 milliards de dollars en 2010), alors que les techniques de manipulation s’avéraient plus difficiles que prévu. De même, malgré les promesses réitérées depuis la fin des années 1980 à propos des biotechnologies, la création mondiale de nouveaux médicaments baisse globalement depuis 15 ans [8] et la thérapie génique n’a produit à ce jour que des résultats décevants.
9Dans le cas des biotechnologies, il est légitime de s’interroger sur le rôle des chercheurs dans les fluctuations boursières. En effet, pendant les premières phases de développement, le business plan des firmes s’appuie notamment sur les avis de scientifiques. Or, l’horizon annoncé de rentabilité des investissements engagés conditionne l’opinion des analystes financiers et, in fine, la valorisation sur les marchés boursiers. Une révision à la baisse ou un report dans le temps des possibilités de commercialisation invalide la valorisation initiale (phénomène de « bulle »), déclenchant une spirale dépressive des cours et une défiance généralisée de la part des investisseurs. L’ambiguïté de la vulgarisation est ici double : le discours volontairement simplificateur du chercheur est interprété par un spécialiste d’un tout autre domaine, qui lui-même diffusera son opinion à l’aide d’une terminologie spécifique. Une incertitude scientifique risque donc d’être successivement amplifiée par l’analyste, puis par les marchés financiers.
Communication et responsabilité des chercheurs
10La communication des chercheurs répond à divers objectifs selon les types d’acteurs auxquels elle s’adresse ce qui reflète la variété des missions du chercheur. Au travers des publications scientifiques, elle est un outil de distinction du chercheur au sein de sa communauté et répond à une mission de création et diffusion des savoirs. Toutefois, l’objectif de la communication des chercheurs, quand celle-ci s’adresse au public, est avant tout d’éclairer la société sur ses choix, c’est-à-dire d’informer les citoyens sur les bénéfices potentiels du développement des S&T, mais aussi sur leurs risques sanitaires, environnementaux, sociaux et éthiques. Au-delà de la nature de l’information, cet objectif suppose, d’une part, de créer les conditions de la confiance des citoyens envers les scientifiques, et d’autre part, de faire des décisions d’orientation de la recherche un véritable choix de société. À cet égard, la communication entre le monde de la recherche et la société ne peut pas se limiter à un objectif d’information du public, aussi fiable cette information soit-elle.
11Établir les conditions de la confiance tient beaucoup aux garanties en termes de liberté et d’indépendance du chercheur, vis-à-vis des intérêts économiques et politiques. Selon une étude publiée par la revue Nature [9], une partie non négligeable des experts à l’origine de la rédaction des règles de bonne prescription des médicaments ont des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique sous forme de contrat de consultance, de financement d’une activité de recherche ou de détention d’actions. Sur 685 auteurs impliqués dans plus de 200 textes de recommandations faisant l’objet de l’étude, 35 % ont déclaré de tels conflits d’intérêt. La décision prise au début de l’année 2005 aux États-Unis par le NIH (National Institute of Health), suite au scandale de l’anti-inflammatoire Vioxx, d’interdire à tous ses chercheurs une quelconque relation financière avec l’industrie peut s’interpréter comme le signe d’une prise de conscience que l’imbrication croissante entre science et économie rend indispensable l’encadrement de leurs relations.
12Plusieurs éléments sont traditionnellement avancés pour améliorer la communication entre chercheurs et citoyens. Le premier concerne la culture S&T, dont la diffusion est une des missions des scientifiques. Élément important du dialogue entre science et société, elle est toutefois loin d’apporter, à elle seule, une solution aux blocages actuels dans la mesure où les citoyens les plus diplômés tendent à être les moins confiants. Un deuxième élément a trait à la formation des chercheurs en matière de communication. Dans le contexte de crise que traversent certains domaines de recherche, la participation au débat public est souvent un exercice périlleux pour les chercheurs, qui ont le sentiment d’être jetés dans l’arène. Une formation à la communication les préparerait mieux à affronter ces difficultés. Un troisième élément porte sur les médias, dont la capacité à traiter les questions S&T est souvent critiquée. Si les marges de progrès sont importantes, les journalistes scientifiques ne sauraient être les seuls intermédiaires entre les scientifiques et le public. En effet, la logique de production des médias répond à des représentations et des fonctions sociales multiples et la primauté du sensationnel conduira toujours à privilégier l’émotion et les prédictions catastrophistes ou idylliques [10], [11].
13Malgré l’intérêt de ces différentes pistes, elles cantonnent la communication scientifique à l’information du public. Or, si l’objectif de la communication des chercheurs vis-à-vis du public doit être d’éclairer la société sur ses choix, les décisions en matière d’orientations S&T doivent devenir de véritables choix de société. La communication entre les scientifiques et les citoyens doit alors permettre un véritable dialogue dans lequel les attentes du public sont prises en compte. Un tel objectif est difficile à atteindre dans la mesure où ces attentes ne sont pas toujours formulées et sont souvent conflictuelles. Pour faire face à cette difficulté, certains pays, comme le Danemark ou le Royaume-Uni, mettent en place des dispositifs participatifs sur la base desquels les orientations scientifiques sont débattues [12]. Pour un domaine de recherche donné, une variété d’acteurs est associée à la définition des orientations. Il ne s’agit pas seulement d’explorer les caractéristiques intrinsèques des technologies, comme les risques sanitaires et environnementaux. Sont aussi débattus les aspects socio-économiques du développement d’une technologie : qui la produira et comment ? Où iront les bénéfices ? Comment l’évaluation et la gestion des risques seront-elles organisées ? Etc.
14Les dangers d’une communication sur des promesses appellent une transformation des modes d’interaction entre le monde de la recherche et la société. Elle doit permettre non seulement de mieux informer les citoyens mais aussi d’instaurer un dialogue permettant la prise en compte de leurs attentes dans les choix S&T. Ce dialogue peut contribuer à faire face à des défis importants tels que le blocage de la recherche dans certains domaines faute d’un débat public constructif qui permettrait de distinguer le souhaitable du non souhaitable, la désaffection des jeunes pour les carrières S&T et, plus généralement, le défaut de maîtrise des progrès techniques quand les choix S&T résultent davantage d’une politique de « laisser faire » que de véritables choix de société.
Notes
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[1]
Commissariat général du Plan, OGM et agriculture : options pour l’action publique, rapport du groupe présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, La Documentation française, 2001.
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[2]
Larrère, R., « Organismes génétiquement modifiés », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Canto-Sperber, M. (dir.), Paris, PUF, 2001, p. 1129-1132.
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[3]
Cette institution, placée auprès du président des États-Unis, assure la coordination de la politique S&T au niveau fédéral.
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[4]
Reynolds, G. H., Forward to the Future : Nanotechnology and Regulatory Policy, Pacific Research Institute, San Francisco, CA, 2002.
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[5]
Roy, R., « Giga science and society », Matter Today, 5(12), 2002.
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[6]
L’usage de ces concepts flous relève de la « métaphore simplificatrice », courante dans les pratiques de vulgarisation, dénoncée par Philippe Roqueplo dans Le Partage des savoirs, Paris, Seuil, 1974.
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[7]
Callon, M., Lascoumes, P., Barthe, Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
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[8]
Food and Drug Administration, Innovation or Stagnation : Challenge and Opportunity on the Critical Path to new Medical Products, mars 2004. [http://www.fda.gov/oc/initiatives/criticalpath/whitepaper.pdf]
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[9]
Nature, « An Unhealthy Practice », vol. 437, n° 7062, 20 octobre 2005, p. 1065.
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[10]
Jurdan, B. (dir.), Impostures scientifiques : les malentendus de l’affaire Sokal, Paris, La Découverte, 1998.
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[11]
Naji, J. E., « Éléments sur la problématique de la communication des biotechnologies », Chroniques de l’Orbicom (réseau international des chaires Unesco en communication), janvier 2003.
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[12]
Joly, P.-B., Assouline, G., Assessing Debate and Participative Technology Assessment in Europe, Final report, Inra, juin 2001.