1Je m’intéresserai ici aux rituels à l’école et à la façon dont le jeune va pouvoir ou non se construire avec et dans les rituels, non pas seulement pour éprouver et partager valeurs et délimitation de la communauté avec d’autres, comme le montrent C. Wulf et son équipe (Wulf et al., 2001/2004), mais aussi pour acquérir un sens défini de lui ou d’elle-même, condition de son autonomisation, c’est-à-dire, pour reprendre la problématique de Castoriadis (1975), du chemin vers la définition de ses propres règles d’action. Nous regarderons comment l’école peut ou non contribuer à cette autonomisation et comment la parole de l’enseignant(e) peut participer à la construction de la subjectivité de l’élève.
2Nous pouvons en effet dire avec Lacan qu’il n’y a de subjectivité que dans le champ de la parole et du langage, à condition d’entendre la notion de « parole » dans sa double acception verbale et non-verbale. Sourires, mimiques, gestes de tendresse ou de colère, d’avancée ou de recul, regards, attention ou ignorance sont autant de signaux que l’enfant recevra de son adéquation ou non au désir de l’adulte et qui le feront exister. C’est bien le corps qui dit le soutien ou le refus, la présence ou l’abandon, la confiance ou la peur. Pour appréhender la façon dont l’école peut être comprise comme une institution rituelle contribuant à la construction de soi des élèves, il nous faudra donc regarder comment elle organise et façonne les corps et les énoncés, comment ceux-ci sont perçus et quels effets ces dispositions produisent sur les psychismes. Dans cette optique, la dimension du savoir, axe organisateur de l’institution scolaire, ne saurait être oubliée. C’est en effet par ce qu’ils savent, ou doivent savoir, que les individus sont définis dans le cadre scolaire.
3C’est donc au lien entre savoir et gestuelle que je m’intéresse, en soulignant que je considère la performativité de l’énoncé gestuel à travers deux dimensions : d’une part, le geste peut faire sens par lui-même, d’autre part la mise en scène corporelle constitue la condition du sens que prendra l’énoncé, qu’il soit lui-même verbal ou non-verbal, comme nous le montrent les travaux de P. Bourdieu (1982/1997) ou de C.Wulf et G. Gebauer (1998/2004). Car c’est bien le rassemblement ritualisé de personnes adéquates dans le lieu approprié qui donne à la parole sa dimension performative et m’incite à concevoir les rituels comme des organisations temporelles et spatiales récurrentes permettant à la parole, verbale ou non, de prendre sens. La dimension rituelle apparaît lorsque les individus engagés dans une action semblent y reconnaître un schéma d’action déjà éprouvé et réagir en fonction de et avec ces expériences antérieures.
Exemples en milieu scolaire
4L’école est, sans aucun doute, une organisation extrêmement ritualisée comme le montre, par exemple, le travail de C. Pujade-Renaud (1986) sur l’école dans la littérature. Une importante fonction des rituels consiste à marquer la séparation des temps et des espaces en instituant notamment les limites entre l’école la maison. L. Garcion-Vautor (2003) montre ainsi comment les « rituels du matin », à l’école maternelle, centrés sur l’appel et l’énoncé de la date, réinstituent quotidiennement les enfants en élèves en rappelant les règles de comportement, de concentration, de prise de parole et en signifiant l’entrée dans l’écrit et dans les activités scolaires.
5De la même façon, M.-F. Doray, M.-A. Hugon, N. Lantier et J. Scheer étudient les rituels de rentrée scolaire en montrant comment le soin apporté à la tenue des enfants peut être interprété en termes de manque de légitimité ou au contraire de souci de se distinguer (Doray, 1997). Car l’école est aussi le lieu où les parents vont se confronter aux autres familles du quartier (Tillard, 2002).
6Du côté des enfants, les rituels, notamment en matière de jeux, contribuent à construire une culture commune et à adapter les valeurs adultes au monde enfantin (Delalande, 2001). À travers l’exemple du harcèlement entre pairs ou « mobbning » (Schlund, 2002), on peut voir comment les jeunes harceleur/ses se disent eux, et elles-mêmes, entraîné(e)s dans une spirale où la ritualisation du harcèlement les fait surenchérir les un(e)s sur les autres au mépris de la souffrance d’autrui. J’interprète cette ritualisation comme une forme de « refoulement du doute » au sens où l’entend C. Geffray (2001) : c’est probablement pour refouler leur propre peur de ne pas être intégré(e)s ou de subir eux ou elles-mêmes le harcèlement, que les enfants insistent sur la forme ritualisée (la répétition des actes harceleurs) qui vient masquer le fond (la souffrance de l’enfant harcelé). En matière d’éducation peut-être encore plus que dans d’autres domaines, on peut interpréter les rituels comme des façons de « contenir », au sens où l’entend le psychanalyste Bion (voir Blanchard-Laville, 1996), les émotions et notamment la peur.
Transitionnalité et rituels dans l’apprentissage
7Cette notion de fonction contenante est précieuse pour comprendre les rituels scolaires dans les moments d’enseignement-apprentissage, c’est-à-dire dans la pratique de la classe, et montrer comment ils peuvent contribuer à la construction de soi des élèves.
8Pour G. Gebauer et C. Wulf (1998/2004, p. 99), le nouveau-né se construit dans les rituels, qui lui permettent de concilier permanence et changements. Les mêmes auteurs soulignent qu’à l’école, « la structure rituelle scolaire canalise le désir mimétique des élèves (…). Par leur caractère répétitif et de mise en scène, les attentes de l’institution s’ancrent dans les corps des enfants » (p. 106). La prise de parole est tout aussi régulée en fonction notamment de la position socio-scolaire de l’élève et des attentes de l’enseignant(e) (Sirota, 1988).
9Mais les rituels instituent également des valeurs en termes de savoirs. Par exemple, une étude sur le certificat d’études montre que les écoliers et écolières des années 1920 faisaient moins d’erreurs lors des dictées que ceux de 1995, mais que leurs rédactions en comportaient davantage. L’auteur interprète cela comme un effet de la forte ritualisation de la dictée, où il devient essentiel de se montrer vigilant(e) à l’orthographe, conçue comme une valeur en soi et non comme un outil de communication (Cabanel, 2003).
10Je me pose alors la question de l’importance qui est donnée à l’élève lui-même, et à son apprentissage, lors des rituels de classe et à travers eux, et notamment dans les moments d’interaction avec l’enseignant(e). Les premiers travaux sur ces interactions, notamment ceux de R. Sirota (op. cit.) raisonnent en termes essentiellement quantitatifs, ce qui laisse sous-entendre qu’une durée d’interaction plus longue sera bénéfique à l’élève. Or, deux résultats viennent infirmer cette hypothèse : M. Cherkaoui (1979) montre que, sous certaines conditions, les enfants d’origine populaire réussissent mieux dans des classes plus nombreuses, tandis que, selon une étude de l’Apfee (association pour une école efficace), les classes à double-niveau sont plus efficaces que les classes à simple niveau (Apfee, 1995). Dans les deux cas, on peut supposer que les élèves disposent de moins de temps avec les enseignants et enseignantes. Ces résultats, reliés à mes précédents travaux sur l’engagement d’élèves dans des ateliers mathématiques (Hatchuel, 2000), m’ont incitée à faire l’hypothèse de la difficulté, pour certains élèves, à développer leur propre pensée lorsqu’ils et elles sont sous le regard de l’enseignant(e), ou, plus probablement, sous un certain type de regard que les rituels vont nous permettre de mieux comprendre, en nous appuyant sur la notion d’espace transitionnel telle que l’a définie Winnicott (1975).
11J’avais en effet montré, en interrogeant les élèves sur leur pratique des mathématiques dans les ateliers, c’est-à-dire un espace situé hors de la classe et de ses contraintes, comment la liberté qui leur était laissée dans la façon d’organiser leurs recherches permettait à ceux et celles qui en étaient capables de s’en emparer pour trouver « leur propre façon de faire », comme le disait elle-même l’une des élèves interviewées. J’interprétais alors les ateliers comme un espace transitionnel instauré non pas par l’adulte, comme c’est le cas dans les processus que décrit Winnicott pour le jeune enfant, mais par certains élèves qui ont réussi à en acquérir la capacité, probablement à partir de la façon dont cet espace a été instauré pour eux et elles dans leur enfance. Je fais l’hypothèse que ces élèves correctement « transitionnalisés » peuvent investir l’espace qui leur est offert comme terrain de jeu propice à développer leurs capacités d’apprentissage en s’autorisant à essayer et à se tromper.
12La question se pose alors de ce qui pourrait faciliter un tel investissement chez des jeunes moins capables de le faire par eux-mêmes. Il me semble que cela peut être le cas des rituels, à condition qu’ils restent ouverts aux processus mimétiques qui permettent aux élèves de s’en emparer en les modifiant. Nous avons montré que ce n’est pas toujours le cas en analysant une séquence de cours de mathématiques en classe de 5e (Broccolichi, Hatchuel, Mosconi, 2003) et, en particulier, le temps que passe au tableau une élève prénommée « Mélanie ». La notion de temps de latence, c’est-à-dire de temps qui est laissé à l’élève pour réfléchir après une question, nous a semblé ici une variable particulièrement pertinente. Au tableau, Mélanie est littéralement bombardée de questions ou de reproches, ne disposant d’aucune possibilité de réflexion propre. Du point de vue des dispositions corporelles, tout se passe comme si l’enseignant la « pilotait » à distance, puisqu’il lui parle depuis le fond de la classe, ce qui l’oblige à se retourner en s’étranglant avec son bras pour pouvoir écrire au tableau, en même temps qu’elle regarde l’enseignant, alors que celui-ci était, quelques minutes auparavant, auprès de l’autre élève interrogé, Charles, dans une relation de grande proximité, comme pour le soutenir dans son effort de recherche (Berdot, Blanchard-Laville, Chaussecourte, 2003). À plusieurs reprises auparavant, l’enseignant avait envoyé des élèves au tableau simplement pour noter une réponse qu’il dictait, ce qui m’avait conduite à qualifier ces élèves de « porte-craie ». Si l’on considère (Wulf et al., 2001/2004) que le tableau est un espace sacré, territoire de l’enseignant, on peut donc considérer qu’avec cet enseignant, certain(e)s élèves ne peuvent y pénétrer qu’à condition de se plier strictement au schéma qu’il imagine pour eux et elles. C’est ce que j’appelle la « tentation du clone », où les élèves deviennent en quelque sorte un double ou un prolongement de l’enseignant, le délivrant de la tâche d’écrire et lui permettant ainsi d’être à la fois au tableau et au fond de la classe, qu’il contrôle par le panoptisme de son regard autant que par sa voix.
13À l’opposé, la pédagogie institutionnelle (voir par exemple Imbert, 1998) insiste depuis longtemps sur l’intérêt des rituels pour faire exister l’individu dans sa singularité, qu’il s’agisse des « métiers » attribués à chaque enfant-élève ; de l’importance accordée aux procédures de nomination et de reconnaissance ; de la distribution rigoureuse de la parole dans les différentes instances de la classe (conseil, moment d’expression libre) … Nous voyons donc que les rituels donnent des places ; mais cette attribution fait courir le risque, comme nous l’avons vu précédemment, d’assigner le sujet à des places trop étroitement définies. Toute la question est donc de savoir comment le sujet pourra contribuer à définir « sa » place, en lien avec celle que lui donne le collectif. Or ce jeu, permis ou non, avec les places attribuées, est incarné par des personnes et va donc dépendre de leurs enjeux psychiques respectifs, en fonction de ce que l’adulte rendra possible pour l’enfant et de ce que l’enfant s’autorisera, dans une dialectique croisant son histoire personnelle avec les signaux précédemment reçus de la part de l’adulte qu’il/elle a en face de lui/elle. Comment se construire sa place en fonction de celle que nous donnent les autres, de la façon dont ils nous « interprètent » pour reprendre le terme de P. Castoriadis-Aulagnier (1975) ? La question renvoie à celle de l’intimité et de la délimitation du territoire psychique propre à chacun et chacune de nous, à la façon dont nous avons pu construire ce territoire et dont les signaux extérieurs viennent ou non « envahir » ce territoire. Les travaux de Jean-Yves Rochex (1995) montrent ainsi comment une jeune fille autorisée à exister en-dehors de la langue et de la religion de ses parents aura plus de chance de réussir scolairement que celle qui a grandi dans la confusion des places et la difficulté de symbolisation. Nous avions nous-mêmes montré comment, dans un groupe de chercheur/ses travaillant sur un même matériel (l’enregistrement vidéo-scopé de la séance de cours en 5e évoquée plus haut), la mise en place de rituels de travail plus ou moins consciemment codifiés concernant, notamment, l’écriture et la lecture des différents textes de chaque membre de l’équipe et les procédures de discussion, nous avait aidé(e)s à résister au risque d’envahissement psychique (Blanchard-Laville/Hatchuel, 2003). C’est probablement cet espace propre qui manque à beaucoup de jeunes en difficulté comme tend à le montrer la recherche en cours sur des jeunes placés en institut thérapeutique, éducatif et scolaire (Hatchuel et al., 2004) où nous avons été frappées par l’absence de sentiment d’intimité chez les jeunes, rendant très difficile pour les adultes qui les encadre le fait de respecter, de leur côté, ces espaces personnels.
Conclusion : « hypermodernité » et rituels dans l’apprentissage
14Si l’on considère que le psychisme se construit en fonction de la place qu’y occupent les différentes figures identificatoires, je crois que les sociétés et les cadres culturels proposent des modèles qui aident chacun à faire « jouer » ces places. C’est en cela que l’on peut soutenir l’hypothèse de Gérard Mendel (1968) d’une transmission sociogénétique de l’inconscient. Dans ce cadre, le(s) savoir(s) occupe(nt) une fonction privilégiée, puisqu’ils constituent un des outils de la définition de soi dans le lien à l’autre, au carrefour de l’objectif et du subjectif. Un savoir peut en effet être considéré à la fois comme un objet extérieur au sujet, existant socialement, comme une partie du soi, sur lequel le sujet se structure ou comme l’attribut d’un « autrui » qui acceptera ou non que l’on s’en empare. Car le savoir est toujours issu d’un Autre, réel ou fantasmé, et l’acquisition de savoir nous place toujours en dette, ce qui constitue une position fort inconfortable puisqu’elle nous renvoie à une position d’enfant (Nayrou, 2001). Tout l’enjeu de l’apprentissage consiste donc à comprendre la façon dont nous nous sentirons redevable de ce que nous avons appris et dont nous pensons pouvoir nous acquitter de cette dette. Je fais l’hypothèse que les signaux reçus lors de la transmission de savoir, et la façon dont nous les recevons en fonction de notre structuration psychique antérieure, nous guident dans cette estimation de ce que nous aurons ou serons autorisé(e)s à faire du savoir reçu, et que cette estimation entre pour une grande part dans notre engagement dans un apprentissage.
15Si l’Autre fantasmatique est trop présent en nous, la dette sera trop lourde à porter, et ne nous permettra pas d’exister comme individu autonome. En effet, rendre nous permet de quitter la positon de l’enfant (Nayrou, op. cit.), mais je considère que seul un contre-don que nous aurons défini par nous-mêmes nous aidera à nous construire dans notre singularité. Or, bien souvent, le contre-don est imposé d’avance et ce pour au moins deux raisons : d’une part, la structuration psychique de l’apprenant(e) peut lui faire présupposer une forme précise de contre-don, orientée par des figures identificatoires précédentes ; d’autre part, le/la détenteur/trice du savoir peut interdire une appropriation libre du savoir. Cela risque notamment d’être le cas si la défense contre l’angoisse de mort prime sur les autres enjeux dans le souci de la transmission et fait de l’autre le dépositaire d’un « soi » à perpétuer fidèlement (Hatchuel, 2004 et 2005). Nous retrouvons ici la « tentation du clone ». Une issue possible consiste alors à sortir de la dette imaginaire, celle que nous avons vis-à-vis de nos figures d’identification, pour nous placer dans une dette symbolique (de Lajonquière, 2002) et à considérer que le contre-don est dû non pas à des personnes, mais à ce qui leur a permis de se construire en tant que personne et à nous le transmettre. En matière de savoir, cela signifie que la tâche de l’apprenant(e) est de faire quelque chose de son savoir, en-dehors du désir d’autrui, réel ou supposé.
16Or on peut considérer que l’évolution de notre société « hypermoderne » (Aubert, 2004) se caractérise au contraire par un retour en force de l’imaginaire et un déficit de symbolisation. Dans ce « changement d’économie libidinale » (Melman, 2002), il est probable que les rituels, parce qu’ils définissent les places et le jeu possible avec ces places, restent un outil possible pour une réinstauration du symbolique. Loin des macro-rituels d’antan, issus de cadres sociaux fortement structurés, ce sont au contraire les microrituels du quotidien qui sont à réinventer, dans le souci permanent de donner à l’autre sa place, toute sa place, mais rien que sa place. À condition que les enseignant(e)s disposent d’un lieu pour élaborer leurs propres enjeux psychiques afin qu’ils n’envahissent pas l’espace de la classe, l’école me semble un lieu particulièrement adapté à la mise en place de tels rituels.